Chapitre 33 (Réécrit)

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Dans un premier temps, Kayden voulait refuser l’invitation au bal d’anniversaire de Jude de Lior. La lettre était arrivée en même temps que celle de Lyra. Ce n’était pas une bonne idée d’y aller, lui aussi. La présence du capitaine de la garde de Silverthrown en plus de celle de la conteuse (accessoirement fille de traite) allait certainement éveiller les soupçons d’Opale et des autres fidèles de Childéric. Et puis, si Lyra l’apercevait, il risquait de finir six pieds sous terre.

Elle l’avait prévenue. Elle ne voulait plus jamais le revoir.

Son incertitude dura quelques heures. Oui, il était faible. S'il avait fini par accepter, c’était à cause d’Ellyana, Alphonse et Damien. La reine avait insisté pour ne pas laisser la conteuse seule dans un pays ennemi. Il fallait avouer qu’elle n’avait pas tort. La peur que Lyra soit démasquée empêchait le chevalier de fermer l'œil la nuit. Ça et le regard empli de haine qu’elle lui avait lancé, en plus de son poing dans la figure.

Alphonse et Damien avaient aussi montré leur réticence à laisser Lyra aux griffes des aldoniens. Donc, si le Renard doré avait répondu favorablement, c’était uniquement pour rassurer la reine et ses soldats. Et en aucun cas, car il s’inquiétait pour elle. Ou encore, parce qu'il redoutait qu’elle ne se rapproche trop de ce nabot de duc de Lomond.

Il était arrivé le soir même du bal. Ce n’était pas la première fois que Kayden visitait le palais de Polaris. Pourtant, il était toujours impressionné par l’architecture exceptionnelle et grandiose du bâtiment. Et cela lui rappelait les goûts ostentatoires de l’ancien roi tyrannique. Pas de doute, Childéric était bien originaire d’Aldonya. Il n’y avait qu’à voir les vestiges de son salon d’Émeraude. Kayden frissonna rien que d’y penser.

Les carrosses des invités s'arrêtaient devant les portes du palais. Des hommes et des femmes richement vêtus en sortaient, le visage masqué. Certains n’avaient pas peur du ridicule ni du mauvais goût. Est-ce qu’il venait de voir une pieuvre passer ?

L’invitation faisait mention d’un bal costumé. Kayden n’aimait pas particulièrement se déguiser, mais il ne quittait jamais son masque. Pour une fois, il passerait inaperçu au milieu de la foule.

Il emmena Stardust à l’écurie et se dirigea directement vers le cœur des festivités. Il devait sentir le poney, mais ce n’était pas grave. Il n’avait qu’une chose à faire : saluer Jude de Lior, afin d'endormir les soupçons sur ses véritables intentions. Ensuite, s’il pouvait surveiller le comportement d’Opale et de son fils et voir comment s’en sortait Lyra, c’était le petit plus. Puis, il partirait. Il n’avait pas besoin de s’éterniser. D’autant plus qu’Alphonse et Damien étaient déjà sur le coup.

Le Renard doré n’était là que pour les apparences, en tant que représentant d’une nouvelle paix entre Ambrume et Aldonya. Sa mauvaise foi lui donnait la nausée.

À l’entrée du palais, un garde vérifiait les noms des invités sur une liste. Au tour de Kayden, le garde l'étudia de haut en bas. En pointant du doigt le flanc du Renard, il lui demanda de lui confier toutes ses armes. La main sur le pommeau de son épée, Kayden hésitait. Il n’aimait pas être désarmé, encore moins dans un pays ennemi. Mais il n’avait pas le choix. Il devait faire profil bas. À contrecœur, il lui tendit la ceinture qui portait son épée et sa dague. Ses doigts restèrent accrochés quelques secondes encore, alors que le garde essayait de les lui arracher des mains.

— Il paraît que son altesse a prévu une surprise pour l’ouverture du bal. Les rumeurs circulent depuis plusieurs semaines. J’ai entendu la marquise de Pambleton mentionner un éléphant apprivoisé ! lança un homme derrière Kayden.

— Moi, j’ai entendu parler d’une troupe d'acrobates venue expressément du sud ! poursuivit son compagnon.

Le Renard lâcha son épée en marmonnant. Ils avaient tout faux. Lyra était bien plus extraordinaire qu’une pauvre bête sauvage apprivoisée ou que n’importe quelle troupe de cirque. Il passa devant le garde, ses pieds avançant plus vite qu’il ne le voulait. Ces deux idiots avaient réussi à l'énerver avec leurs spéculations grotesques. Ils n’étaient pas prêts pour le spectacle auquel ils allaient assister.

À l’intérieur, la salle de bal était pleine à craquer. Tout ce qu'il détestait. La musique trop forte, les gens trop proches, la chaleur suffocante… Il avait arrêté de compter le nombre de fois où on lui avait marché sur le pied. En plus, tous ces costumes colorés lui donnaient mal à la tête. Impossible d'identifier les personnes sous les masques et les montagnes de maquillages. Comment allait-il reconnaître Lyra ? Ah oui, et surtout Opale et l’autre duc là. Bien sûr, c'étaient eux sa priorité. Pas elle.

Il n’eut pas le temps de se poser plus de questions, la lumière s’éteignit soudainement.

Alors que les invités cherchaient la cause de cette subite obscurité, un faisceau de lumière dorée éclaira le haut des escaliers. Là, plus belle que jamais, Lyra Merryweather les accueillait bras ouverts. Les joues de Kayden le brûlèrent. Il se doutait qu’il allait la croiser ce soir. Même s'il voulait à tout prix l’en empêcher, il avait anticipé plusieurs rencontres.

Pour pallier son angoisse, il avait simulé de potentielles conversations avec elle, en parlant à Archibald, seul dans sa chambre. Heureusement que personne d’autre à part le chat noir ne l’avait entendu. C’était navrant. Peu importe, il s'y était préparé ! C’était du moins ce qu’il pensait. Pas suffisamment à en croire les battements de son cœur.

Entre les différents effets qu’elle avait préparés, comme la chute d’un drap blanc ou ses apparitions à différents endroits dans la salle, la conteuse leur narra l’histoire d’amour tragique d’une étoile et d’un humain.

Elle était impressionnante, maniant les mots avec la même dextérité qu’un bretteur avec son épée. Entouré de tous les spectateurs, il contemplait son corps se mouvoir avec grâce. Elle dansait, emportée par la musique de ses paroles. Sa voix puissante emplissait l’air ambiant, résonnant dans le masque du Renard. C’est alors qu’il comprit à quel point elle lui avait manqué. Et qu’il se rappela à quel point elle le détestait.

Elle était l’étoile. Il était l’humain. Elle était tombée de son ciel à cause de lui. Et il l’avait précipitée vers sa fin.

Au milieu de son récit, la voix de Lyra se brisa. Elle continuait de parler, mais quelque chose avait changé. Kayden percevait le changement dans sa respiration. Ses mouvements devenaient plus rigides. Elle semblait lutter pour se rappeler ses prochains mots.

Elle conta la descente aux enfers de l’étoile après avoir été trahie par son amant. Son ton était devenu sombre. Kayden serra ses poings si fort que les coutures de ses gants craquèrent entre ses doigts. Exactement la même froideur qu’elle avait employée lors de leur dispute. Sa gorge se serra.

La tête baissée, Lyra descendit les marches lentement. La traîne de sa robe glissait dans son dos. Toujours plongée dans cette espèce de transe, elle avança dans la foule, qui s'écarta à son passage. Une fois au centre, elle se recroquevilla, muette, les mains sur ses oreilles. Est-ce que cela faisait partie du spectacle ? Kayden hésita à s’approcher d’elle. Non. Il devait garder ses distances. Il ne fallait pas attirer l’attention.

— ASSEZ ! hurla-t-elle dans le silence.

Le corps de Kayden se parsema de chair de poule. C’était un cri du cœur. Un hurlement de peur et de désespoir. Autour de lui, plusieurs spectateurs avaient sursauté, surpris par l’explosion de Lyra. Cette dernière releva la tête hébétée, avant de reprendre la fin de son histoire, un sourire forcé sur les lèvres. Elle pria son public de contempler le ciel nocturne tout en repensant à cette étoile déchue. Et surtout de prendre garde aux souhaits qu’ils exprimaient à haute voix.

Avant leur rencontre, Kayden n’avait pas formulé de vœu depuis bien longtemps. De toute façon, aucune divinité ne l'avait exaucé lorsqu’il en avait eu le plus besoin. Et maintenant qu’il avait fait tomber son étoile, il ne pouvait plus rien espérer.

Lyra disparut sous les acclamations de la foule. Elle avait été parfaite. Désormais, personne ne pouvait douter du talent de la conteuse. Il avait envie de retrouver les deux hommes de tout à l’heure pour les entendre dire que cette expérience était bien plus mémorable qu’un éléphant ou qu’une personne se balançant sur une corde.

La fête battait son plein. Et bien que les musiques de l'orchestre défilaient sans interruption, Kayden n’avait aperçu ni la première ministre ni son fils. Et pas la moindre trace de Lyra dans cette foule. Alors qu’il faisait tapisserie, concentré pour repérer ses cibles, un garde dans l’uniforme rouge d’Aldonya l’invita à le suivre.

C’était le moment que Kayden avait appréhendé toute la soirée. Le garde le fit monter au balcon où siégeait Jude de Lior. Dans son costume de paon, iel explosa de joie lorsque le garde mentionna le surnom du Renard doré.

— Je savais que vous viendriez pour mon anniversaire ! s’exclama Jude en sautant sur Kayden. Opale ne voulait pas vous faire parvenir l'invitation, mais je l’ai obligé. Après tout, c’est moi qui commande ! Et j’invite qui je veux. Dites, vous logerez ici ce soir, pas vrai ? Vous n’allez quand même pas rentrer tout de suite ? Je vous ordonne de rester ! Ce sera mon cadeau d’anniversaire ! Vous savez que vous sentez le cheval… Enfin, peu importe. Demain, vous vous joindrez à mon déjeuner. Vous ne pouvez pas refuser !

Kayden avait déjà mal à la tête. Iel parlait trop vite. Et les gigantesques plumes de sa collerette en éventail chatouillaient le cou du capitaine de la garde.

Les yeux vifs et le sourire jusqu’aux oreilles, le souverain d’Aldonya fixait le Renard avec une curiosité enfantine et une admiration déconcertante. Kayden souffla de dépit.

— Je vous remercie pour votre hospitalité, altesse. Et le royaume d’Ambrume m'envoie pour vous souhaiter un heureux jour. En espérant que ce dix-huitième anniversaire souffle un vent de paix entre nos deux royaumes.

Il s’était entraîné à répéter cette dernière phrase tout le chemin. À la fin, même Stardust renâclait d’énervement d’entendre toujours la même chose. Thelma avait insisté pour qu’il prononce chaque mot. Elle lui avait écrit son discours sur un papier qu’il gardait encore dans la poche de sa veste. Les deux premières phrases étaient déjà de trop pour le Renard.

— Oui, oui, peu importe, lança Jude en chassant les mots que Kayden avait eu tant de mal à prononcer d’un revers de la main. Comme c’est mon anniversaire, vous acceptez de me montrer votre visage ? Pour mon cadeau !

— J'assisterai à votre déjeuner. C’est ça mon cadeau, répondit le Renard, imperturbable aux yeux de caniche de Jude.

— Vous n’êtes pas amusant, bouda-t-iel, les bras croisés. Vous vous êtes donné le mot avec Lyra pour ne pas me divertir…

— Vous… Vous avez parlé avec Lyra ?

Mais déjà, Jude s’était intéressé.e à quelqu’un d’autre parmi ses sujets plus bas. Iel faisait de grands signes de la main. Penché.e sur son balcon. La conversation était close. Un comportement tout à fait normal pour Jude de Lior. Les gardes se précipitèrent pour éviter à leur altesse de tomber tête la première dans un bain de foule.

— Demain, je veux que vous vous asseyiez à côté de moi. Je vais profiter de votre présence jusqu’à votre départ, conclut Jude, renvoyant les gardes à leur place d’un mouvement de doigt autoritaire.

Puis iel tapa deux fois dans ses mains. Et le Renard fut mis à la porte.

C’était rare de sa part, mais tout de suite, Kayden avait besoin d’un verre.

Il retourna dans la salle de bal et se dirigea directement vers le buffet. Vivement le retour. Il n’y aurait que lui, Stardust et le calme de l’hiver.

Une flûte de champagne enfin en main, un rire aigus lui fit vriller les oreilles. Les dents serrées, Kayden évalua d'où venait ce son, plus semblable à un égorgement de chaton. À sa droite, une femme toute emperruquée, à l’allure d’un chou à la crème, un masque de poupée de porcelaine sur le visage, vomissait un flot de parole. On n’avait pas idée de parler aussi fort. Les nobles autour d’elle détalaient en grognant contre la braillarde. Elle réussit même à faire fuir l’homme en costume de corbeau qu’elle essayait de séduire. Pas la bonne méthode, à en croire l'envol hâtif de l’oiseau au plumage sombre. Certainement une nouvelle riche qui n’avait pas la moindre idée de comment se comporter dans la haute société.

Kayden retourna son attention vers le reste de l’assemblée. Toujours pas d’Opale, de Lysandre ou de Lyra. Le chou à la crème passa devant lui. Une délicate odeur de lavande et de miel frappa le Renard en pleine tête.

Lyra.

Il n’avait aucun doute. Ce parfum l’avait suffisamment hanté pour connaître sa propriétaire.

Finalement, elle était plus douée pour mentir qu’il ne le pensait. Même lui s’était pris à son jeu.

Il la suivit du regard, fendant la foule. Où allait-elle ? Pourquoi avait-elle changé de vêtement ? Pourquoi se faire passer pour quelqu'un d’autre ? Son esprit lui criait de ne pas vouloir en apprendre davantage. Il ne devait pas l’approcher. Si on les voyait ensemble, les soupçons s’éveilleraient et on ne tarderait pas à les accuser de comploter contre Aldonya. Et ils retourneraient à Silverthrown, la tête détachée de leurs corps.

Il avait beau avoir parfaitement conscience de tous ces risques, son corps bougeait sans son accord. C’est ainsi qu’il la suivit en prenant garde de ne pas se faire repérer. Elle, en revanche, n’essayait même pas d’atténuer le claquement de ses talons sur le sol. Heureusement que la musique du bal était assez forte.

La suite, vous la connaissez.

Jusqu’au moment où les gardes les surprirent dans la chambre du duc de Lomond.

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