Chapitre 36 (Réécrit)

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Dire que Lyra n’avait jamais rien entendu d’aussi beau était un euphémisme. Car belle, la musique de Lysandre l’était. Mais elle était bien plus que cela. Elle était violente, déchirante et emplie d’un tel sentiment de fatalité que les larmes montèrent aux yeux de Lyra dès les premières notes. Écouter cette mélodie, c'était se retrouver dans sa bibliothèque face au Renard, revivre le procès de son père, revoir une dernière fois les yeux fatigués d'Eugène Merryweather.

Une boule se forma dans la gorge de Lyra, l’empêchant de respirer. Et plus elle tentait de reprendre de l’air, plus la boule grossissait. Tout en essayant de reprendre sa respiration, elle essayait de contenir ses larmes. Ce n’était pas le moment de pleurer. D’autant plus que le reste des spectateurs regardait le duc avec admiration.

C’était plus fort qu’elle. Plus les cordes vibraient, plus les larmes salées lui brûlaient les yeux. Elle baissa la tête pour que personne ne témoigne de son état.

Respire, Lyra. Pense à Rivermoore, en automne, lorsque les feuilles rouges tapissent les sentiers. Pense à la place du marché en été sous un ciel bleu. Pense à Madeleine. À Enora, Cassandra et Obélia. Pense à Marie et à son pain perdu… Pense à…

Mais tout lui rappelait inlassablement son père et le foutoir dans lequel elle s’était empêtrée jusqu’au cou.

À la fin du morceau, des applaudissements lointains transpercèrent le mur que s’était érigé Lyra. En relevant la tête, la première chose qu’elle vit était le masque du Renard. C’était impossible, mais l’espace d’une seconde, elle eut l'impression de lire de l’inquiétude sur le visage d’or.

D’un revers de la main, elle essuya ses joues humides avant d’applaudir à son tour le violoniste.

Ce dernier reposa l’instrument dans son étui, puis alla se rasseoir à sa place. Alors que le reste des convives noyait Lysandre de Lomond sous leurs compliments, Lyra remarqua que le Renard tapait dans ses mains machinalement. Il n’y mettait aucun entrain.

— C’était absolument magnifique, Lysandre. Vous m’avez menti en me disant n’être qu’un amateur, plaisanta Lyra, une fois le duc ayant repris place à ses côtés.

Lysandre la remercia, mais rangea rapidement son sourire. Son expression devint sérieuse. Il se rapprocha de Lyra et posa une main sur sa joue.

— Vos yeux sont rouges. Je n’aurais tout de même pas fait pleurer la fleur d’Ambrume ? J’en serais attristé, déclara-t-il avec une mine de chien battu sur son visage parfait.

Lyra sentit son visage chauffé. Cette soudaine proximité la fit rougir jusqu’aux oreilles. Lysandre avait toujours été entreprenant. Mais pas à ce point. Surtout pas devant tout ce monde. Le pire, c’est qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de tourner la tête vers Kayden.

— Votre… Votre musique, déclara-t-elle après s’être reconcentrée sur Lysandre, était si émouvante que les larmes sont montées d’elle-même. J’ai… hum… repensé à… ma famille et… Enfin, peu importe. Vous n’avez pas à vous en faire, Lysandre, j’ai apprécié ce moment. Comme toutes les personnes autour de cette table d’ailleurs. Votre altesse, interpella Lyra, que la soudaine attention à son égard commençait à gêner, vous devez être très fier.e de votre élève !

— Je le suis en effet, approuva Jude en bombant le torse. Lysandre est un musicien hors pair. Si seulement notre chère première ministre laissait son fils exploiter pleinement son potentiel, il deviendrait le plus grand compositeur de ce siècle. Mais que voulez-vous, femme de politique, enfant de politique. N’est-ce pas, chère Opale ?

À cet instant, ce que vit Lyra ne laissa plus aucun doute. Malgré son sourire de façade, l'œil d’Opale de Lomond était assassin. Tant pour Jude que pour son fils. Lyra y décela du dégoût dans les rides de son visage. De la haine dans l’intensité de son regard. Et de la rancœur dans la courbure de ses lèvres.

Il ne fallut qu’une seconde pour que toute trace de malveillance disparaisse de l’expression de la première ministre. Une seule seconde pour terrifier Lyra. Un frisson d’effroi parcourut sa colonne vertébrale. Elle savait cette mission dangereuse avant même de partir pour Polaris. À présent, elle prenait pleinement conscience qu’au moindre faux pas, à la moindre suspicion, c'en était fini de la conteuse de Rivermoore.

Le plat principal fut englouti aussi vite qu’il était arrivé. Enfin pour tout le monde, sauf pour Lyra. Elle regarda son assiette, nauséeuse. Bien que le canard confit, servi avec ses légumes à la vapeur et décoré de capucines oranges et violettes, avait l'air aussi délicieux que l’entrée, la jeune eut des difficultés à prendre deux bouchées. Son estomac était aussi lourd que son cœur. Et dans son état, aucun mets, aussi succulent soit-il, ne pouvait la tenter.

— Nous avons eu de la musique, à présent, je veux une histoire ! C’est à la conteuse de Rivermoore de nous émerveiller.

Lyra, concentrée sur la brillance de sa cuillère, ne répondit pas. Plongée dans sa bulle, les bruits extérieurs lui semblaient lointains et étouffés, comme à l’intérieur d’un aquarium géant.

Elle sentit qu’on lui touchait l'épaule.

— Lyra, tout va bien ? s’enquit Lysandre. Son altesse vous demande de nous conter une de vos histoires.

Elle papillonna des yeux, reprenant peu à peu conscience de la situation dans laquelle elle se trouvait.

— Oui, bien sûr ! Excusez-moi, j’ai eu un moment d’égarement. Je crois que mon manque de sommeil de la veille me rattrape, essaya de plaisanter Lyra.

Elle lâcha sa cuillère.

Un conte. Un petit conte. Rien de bien compliqué. Elle avait fait ça cent fois. Certes, elle n’avait pas eu le temps de préparer quelque chose, mais elle n’était pas une novice. Elle était largement capable d'inventer un récit rapidement, ou même de reprendre une ancienne histoire.

Tout comme l’avait fait le duc de Lomond peu avant, Lyra se leva pour faire face à son public. Elle s’éclaircit la voix et…


Et…


Le blanc.


Le blanc total et complet.


Rien ne lui revenait en mémoire. Aucun personnage, aucun décor, aucune intrigue. Comment faisait-elle d’ordinaire ? Par quoi commençait-elle ? Quelle était cette phrase déjà ? Cette phrase qu’elle avait répétée tellement de fois.

— Il… Hum, il était… une fois… Je crois …

Des sueurs froides glissaient le long de sa colonne vertébrale. Ses doigts étaient pris de tremblement. Sa gorge se nouait. Sa propre respiration se répercutait dans ses oreilles en un son chuintant. Elle sentait les regards des convives lui brûler la peau.

Ça recommençait. Comme la veille, au bal. Elle paniquait. Et elle n’avait même plus la force de pleurer. Les yeux plantés au sol, elle attendit de disparaître.

Après plusieurs secondes, qui parurent des heures à Lyra, c’est Lysandre qui vint à son secours.

— En effet, je crois que la veille nous a tous beaucoup fatigués. Ajouté à cela le long voyage depuis Ambrume, notre conteuse a besoin de repos, votre altesse.

Jude se laissa retomber sur le dossier de son siège.

— Alors laissons là se reposer, souffla-t-iel, en levant les yeux au ciel. Et vous, Renard, avez-vous des anecdotes à nous raconter ? Des missions croustillantes ?

— Hé bien…

Mais Lyra n'écoutait déjà plus. Jude de Lior accaparait toute l’attention de Renard, Lysandre conversait avec sa mère et miss Abeille. Quant aux deux autres nobles, ils écoutaient attentivement. Et Lyra, morte de honte, essayait de se faire la plus petite possible.

Elle ne se rappelait même plus la fin du repas. Pas de souvenir du dessert, ni même de la façon dont elle avait pris congé auprès de Jude. Elle savait juste que le déjeuner avait été une catastrophe. Comment ruiner toute une mission d’espionnage en l’espace de deux heures ? Contactez Lyra Merryweather. C’est sûr, personne ne lui fera assez confiance pour lui révéler des informations sur le retour de Childéric. Pas même Lysandre.

Que devait-elle faire à présent ? Rentrer à Ambrume ? Avouer à Thelma qu’elle avait échoué ? Voir son père périr sous ses yeux et ceux de sa famille ? Avait-elle vraiment traversé toutes ses épreuves pour rien ?

Elle claqua la porte de sa chambre derrière elle.

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