Chapitre 37 (Réécrit)
Kayden avait repéré la chambre de Lyra dès son arrivée à Polaris. Est-ce que le fait que sa chambre soit aussi proche de celle du duc de Lomond avait énervé le capitaine de la garde ? Peut-être un peu, mais là n’était pas la question.
Dans la faveur de la nuit, le Renard se mouvait comme une ombre. Depuis les escaliers, il entendait le remue-ménage de Jude et de ses invités depuis l’une des salles de réception du palais. À Polaris, les fêtes commençaient à l’aube et se terminaient au lever du soleil. Il était arrivé il y a à peine trois jours, et Kayden était déjà épuisé de toute cette sociabilisation et de cette mondanité. Néanmoins, grâce à cela, les domestiques étaient tous affairés à servir les noctambules plutôt qu’à se balader dans les couloirs.
Ce qu’il faisait était parfaitement stupide. S’il se faisait prendre à rôder de la sorte… il ne préféra pas y penser. De toute manière, il ne se ferait pas prendre. Et puis il devait la voir. Il ne pourrait pas repartir à Silverthrown sans s’assurer de son état.
Il se glissa de colonnes en statues (comment pouvaient-ils y en avoir autant dans un seul couloir ?) jusque devant la porte de Lyra. Il toqua deux fois, deux coups légers et rapides, pour signaler sa présence. Sans même attendre une réponse, il s’engouffra dans la chambre.
Lyra eut une exclamation de stupeur, vite étouffée par la main que venait de poser le Renard sur sa bouche. Les deux jeunes gens étaient nez à nez, ou plutôt nez à masque. Les iris ambrés de Lyra ressortaient comme deux incendies dans l’obscurité. Brûlant et terriblement meurtrier.
C’est simple, dès que Lyra lui faisait face, le cerveau de Kayden devenait gruyère. Il oubliait comment parler, penser et respirer. Et le temps semblait s’allonger, il pourrait compter le nombre de grains de beauté sur sa peau pendant des heures, sans que cela lui paraisse long.
Avec une vivacité que Kayden — dans son état — ne pouvait appréhender, Lyra lui mordit le doigt.
— Je peux savoir ce que vous faites ici ? demanda-t-elle furieuse.
— Je suis venu pour vous parler, répondit franchement le Renard, en contemplant les traces de dents qui meurtrissaient sa main.
— Je ne parle pas de votre présence dans ma chambre ! Que faites-vous à Polaris ?
— J’ai été invité par Jude de Lior, et j’ai accepté.
— Quoi ? Mais… s'emporta Lyra. Vous savez quoi ? Je n’ai pas envie d’en connaître la raison. J’imagine que vous venez vous plaindre de mon travail. Eh bien, désolée, Monsieur le Renard doré, de ne pas vous apporter satisfaction. Maintenant, bonne nuit, j’aimerais dormir et oublier toute cette histoire le temps de quelques heures.
Et sur ces mots, elle tourna les talons et alla se cacher sous ses épaisses couvertures. Recroquevillée ainsi, elle ressemblait à une tortue ou à un igloo. Si Kayden n’était pas si attristé par l’aversion qu’éprouvait clairement Lyra pour lui, il aurait ri de la façon dont boudait la jeune femme.
— Vous m’avez mordu, fit-il remarquer à Lyra.
— Ne vous avais-je pas demandé de ne plus m'adresser la parole ? Êtes-vous sourd en plus d’être indigne de confiance ?
Kayden serra la garde de son épée de toutes ses forces. Il avait envie de s’arracher le cœur, tant la douleur était insurmontable. Il alla s’asseoir au pied du lit et posa son masque et son épée à ses côtés. Il sentit Lyra se crisper sous les draps.
— Écoutez, poursuivit-elle en faisant voler les couvertures. Si vous me réveillez au beau milieu de la nuit pour…
Elle s’interrompit tant dans son geste que dans ses paroles. Sans doute ne s'attendait-elle pas à voir le visage de Kayden, pensa-t-il.
— Votre famille va bien.
— Comment ?
— Votre mère et vos sœurs vont bien. Elles sont retournées à Rivermoore en attendant votre retour. Pour votre père, je peux seulement vous indiquer qu’il est en bonne santé. Oh et hum… Vos sœurs m’ont demandé de vous dire que vous leur manquer. Elles sont fières de vous et ont hâte de…
Il hésita un instant. Avait-il le droit de finir cette phrase ? Était-il uniquement le messager ou ses propres sentiments allaient-ils se mêler à la demande des filles Merryweather ?
— Elles ont hâte de vous prendre dans leurs bras, conclut-il d’une traite.
Lyra le contempla muette. Ses yeux luisaient d’une lueur fiévreuse.
— Est-ce que vous allez bien, Lyra ?
— Partez.
— Je veux seulement vous aider.
— M’aider ! Vous voulez m’aider ! M’aider à sortir de ce cauchemar dans lequel je suis par votre faute. M'aider à ne plus culpabiliser d’être la fille d’un traître. M’aider à rentrer chez moi vivante ?
Que répondre à cela.
— Je voulais également m’assurer que vous alliez bien. Pas seulement pour votre famille. Pour moi.
— Comme vous pouvez le constater, je vais très bien. Maintenant, retournez de là d’où vous venez avant qu’on ne se fasse exécuter tous les deux.
— Vous ne ressemblez plus à la jeune femme que j’ai rencontrée. Lyra, pendant le déjeuner, vous… vous avez à peine prononcé une phrase. Vous sembliez tétanisée. Tout comme le soir du bal. J’ai vu votre représentation, conclut-il la voix grave.
— Vous voulez dire que je ne ressemble plus à une campagnarde qui raconte des histoires pour effrayer les enfants. Non, vous avez raison. Car aujourd’hui, l’héroïne de ce conte, c’est moi. Et si vous voulez mon avis, je n’ai pas l’impression que cette histoire se termine bien.
Pour mettre fin à cette conversation, Lyra replongea sous les couvertures.
— La jeune femme que je connais, continua Kayden en faisant abstraction du mur en lin qui cachait Lyra, est têtue, rancunière et susceptible. De plus, elle sait pertinemment où appuyer pour faire mal.
— Eh bien, merci, je me sens beaucoup mieux maintenant, ironisa-t-elle. La Lyra que vous connaissez est une horrible diablesse que vous devez détester. Et que bientôt, tout Ambrume détestera.
— La Lyra que je connais est surtout courageuse, loyale, gentille et pleine de vie. Elle serait prête à tous les sacrifices pour aider les personnes qu’elle aime. Et ce, même au péril de sa propre vie. Cette Lyra m’a permis de voir que le monde n’était pas seulement froid et cruel. Elle m'a montré qu’il pouvait être aussi doux qu’un pain perdu, aussi libérateur qu’une promenade à cheval en bonne compagnie et aussi magique qu’une histoire sur un ogre d’or.
— Vous avez oublié notre excursion dans les boutiques de la capitale. Et votre plongeon dans les jardins du château.
Pour la seconde fois, elle retira les couvertures qui la protégeaient. Les cheveux en bataille et les joues rougies, Kayden ne pouvait la trouver que sublime. En prenant conscience de ce qu’il venait d’avouer son visage s’empourpra jusqu’aux oreilles. Maintenant, c’est lui qui avait envie de se planquer sous une montagne de couvertures. Pourtant, malgré sa bouche sèche et son irrépressible envie de fuir, il devait aller jusqu’au bout de sa confession.
— Je veux encore être capable de voir la beauté du monde. Et je n’y arriverai pas sans vous.
Lyra se rapprocha de lui. Dans le silence de la nuit, il entendait les battements du cœur de la conteuse, à moins que ce ne soit ceux de son propre cœur. Il ne pouvait le savoir. À présent, elle était assez proche pour qu’il sente son parfum. Il ne devait surtout pas la contempler, la dévisager, ni ne serait-ce que baisser le regard sur sa fine chemise de nuit.
Du coin de l'œil, sur la table de chevet, il remarqua un objet argenté. Un peigne à cheveux en forme de perce-neige.
— Prenez-moi dans vos bras. S’il vous plaît.
Kayden s’exécuta. Il ne pouvait pas refuser une telle demande, pas avec un tel désespoir dans la voix. Rectification : il ne voulait pas refuser. Alors, il l’enlaça.
D’abord timidement.
Il ne savait pas où poser ses mains. Puis, il sentit le corps de la jeune femme se détendre sous ses muscles. C’était comme si une nuée de papillons avaient pris leur envol dans son corps et venaient chatouiller les parois de sa cage thoracique avec leurs ailes de soie.
À son tour, Lyra se blottit contre son torse, passant ses bras autour de son cou.
— Votre cœur bat très fort, murmura-t-elle.
— Je sais. C’est à cause de vous.
Kayden ne sut dire combien de temps il était resté assis ainsi, dans les bras l’un de l’autre. Mais il profita de chaque seconde. Alors que la respiration de Lyra devenait de plus en plus profonde (il crut même qu’elle s’était endormie), la conteuse murmura :
— Je suis fatiguée, Kayden. Fatiguée de faire semblant. Fatiguée d’être toujours sur le qui-vive.
Kayden déposa une main sur la joue de Lyra, de sorte à la regarder dans les yeux. Du pouce, il caressa le haut de sa pommette.
— Rentrez avec moi à Silverthrown.
— Je ne peux pas. Je n’abandonnerai pas mon père.
— La voilà, la Lyra que je connais, déclara Kayden, un sourire triste sur le visage. Cela fait longtemps que vous ne m'avez pas appelé par mon prénom. Je désespérais de ne plus jamais vous entendre le prononcer.
— Je ne vous savais pas si passionné, plaisanta Lyra, ses lèvres reprenant peu à peu leurs courbures taquines et ses yeux leurs étincelles joueuses.
— Toujours, lorsqu’il s’agit de vous.
Il mourrait d’envie de l’embrasser. Mais ce n’était pas le bon moment. Ils venaient à peine de se réconcilier. Et elle avait d’autres choses à gérer que les sentiments d’un jeune homme qui s’en pensait dépourvu. Cependant, il se fit une promesse. Lorsque cette histoire serait derrière eux, il lui dirait les trois mots.
La nuit poursuivit son cours et Lyra s'endormit contre lui. Au petit matin, à son grand désespoir, Kayden dut retourner dans sa chambre. Personne dans le palais ne devait apprendre qu’il avait découché, sinon des soupçons pèseraient sur eux.
Elle dormait si paisiblement, qu’il n’eut pas le cœur de la réveiller. Avant de la quitter, il lui murmura :
— Courage, Lyra. Mon cœur et mon âme sont avec toi. Pour toujours.
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