Chapitre 44 (Réécrit)
Lorsque Kayden revint à lui, il lui fallut un peu de temps pour se rappeler où il était. Et pourquoi son corps était si douloureux. Il était agenouillé au sol, mais ses bras, retenus en arrière, l’empêchaient de bouger. Sa vision était trop trouble pour discerner son environnement, si ce n'étaient des formes obscures, et il avait un affreux arrière-goût de fer dans la bouche.
Puis, au moment où sa mâchoire fut frappée de plein fouet, tout lui revint. Il était parti à la recherche de Lyra. Faute de la trouver, il s'en était pris à Lysandre de Lomond, dans la chambre de ce dernier. Oui, il avait déjà fait plus intelligent que ça. Se jeter dans la gueule du loup. Pas malin.
Le duc avait répliqué grâce à l’aide de deux balourds qui, seul le soleil sait depuis combien de temps, se faisaient un plaisir de rouer le Renard de coups bien placés. Assez fort pour l'envoyer dans les vapes, pas assez pour le tuer. Leur but n’était donc pas de le tuer, même si Kayden ne doutait pas qu’ils en étaient capables, au vu de la puissance de leurs coups.
Kayden avait tout juste la force de rester conscient. Pour tout ce qui était de garder les yeux ouverts et la tête bien haute, c’était plus compliqué.
L’homme qui lui maintenait les bras dans le dos se mit à lui agripper les cheveux et d’un geste violent tira sa tête en arrière.
— Y bouge plus. Tu crois qu’il est mort ? demanda-t-il, la voix traînante. Le duc avait dit de pas le tuer.
Kayden avait vu juste. Frapper oui. Tuer non. Mais pourquoi ? Le tuer serait plus judicieux. D’autant plus que le Renard s’en était pris au duc. Donc Aldonya aurait pu entrer en guerre contre Ambrume, mettre tout sur le dos du Renard venu en espion. Et avec sa mort, la capacité de la garde aurait été impactée. Pas de capitaine, une armée déstabilisée, une victoire facile. Alors pourquoi le gardait-il en vie ?
L’homme n’avait pas l’air plus inquiet que ça de la mort de sa victime, malgré les ordres qu’il avait reçus. Même pas agacé. Tout juste… ennuyé à la limite. Et pourtant, il ne lâcha pas sa prise. Les bras de Kayden craquaient sous les tenailles en fer qui servaient de main au gorille.
— Mais non, il est pas mort. Il fait juste semblant. C’est un rusé ce gars-là. Si on lâche notre attention, il pourrait nous tuer d’un coup, toi et moi. Pouf, comme ça, avertit l’autre, en claquant des doigts pour appuyer son propos. Je connais sa réputation, à celui-là. Et il nous aura pas, c’est moi qui te le dis. Bref, où j’en étais ? Le ventre, c’est fait. Le torse aussi. Tu es en train de lui briser les bras, donc c’est bon. Je lui ai refait le portrait… Hum… Ah, oui ! Les jambes. C’est ce que j’avais fait à la fille. Ce serait dommage qu’il n'ait pas sa part du gâteau.
— Parle pas de gâteau, j’ai faim.
— Alors, nous disions, les jambes, chantonna l’homme, une lueur perverse brillant dans le blanc de ses yeux.
Il s’empara d’une massue en métal qui trainait près d’une table sur laquelle étaient disposés divers objets de torture et l’écrasa sur le tibia de son prisonnier.
-§-
Kayden se réveilla de nouveau. Non, ce n’était pas un cauchemar. Oui, il était toujours maintenu par gorille numéro 1, mais cette fois, gorille numéro 2 parlait avec un homme élégamment vêtu. Chemise blanche à jabot impeccable, veston noir, pantalon taillé. Kayden eut du mal à distinguer son visage, sans doute à cause de ses yeux gonflés, mais il reconnut sa voix. Le timbre mielleux d’un manipulateur.
— En temps normal, commença Lysandre de Lomond, je préfère parler avant de frapper. Mais les soldats comme vous ne comprennent que par les coups. Et les cicatrices sur votre visage me donnent vraisemblablement raison.
Lysandre s’empara du visage de Kayden dans une main et le pivota à gauche et à droite. De près, il était plus facile pour Kayden de l’analyser et ce qu’il remarqua lui glaça le sang. Le duc, chouchou incontesté de toute la noblesse Aldonyenne, revêtait une expression d’une neutralité effrayante. Il n’y avait ni joie macabre, ni rage colérique, et encore moins de remords sur cette peau de porcelaine. Alors, c’était ça son vrai visage ? Son masque à lui, c'était une perfection factice ? Un sourire chaleureux de façade ?
Kayden essaya de se mettre sur ses jambes, mais celle de droite ne lui répondait plus. À peine appuyé au sol, son pied glissa sur le côté. La douleur était si poignante qu’il fut pris d’un haut-le-cœur. Il retomba lourdement sur les pavés froids.
— Alors, Renard doré. Je crois bien que c’est notre premier tête-à-tête. Vous semblez tout juste capable de garder les yeux ouverts… Pathétique, souffla-t-il, sa voix devenue tranchante comme une lame. Je vais être concis. Je sais que vous n'êtes pas à Polaris par simple politesse envers notre Altesse. Mais la raison m'échappe. Pourquoi êtes-vous là ? Venez-vous nous espionner ? Analyser nos faiblesses ? Ou bien suivez-vous Lyra comme le chien que vous êtes ?
À l'entente du nom de la conteuse, Kayden releva la tête vers son bourreau. Il n’avait jamais autant lutté pour garder les paupières grandes ouvertes.
— La véritable question est : que vient faire mademoiselle Merryweather dans cette histoire ?
Les mains de Kayden étaient toujours maintenues dans son dos par l’autre balourd. Sa tête était trop loin pour qu’il ne donne un coup et ses jambes ne répondaient plus. Et ce goût de fer incessant dans la bouche l'écœurait à l’en rendre malade. Qu’une seule solution. Il emmagasina assez de salive sur sa langue et cracha le tout au visage de Lysandre de Lomond.
Un jet flasque et rouge s’écrasa sur la joue impeccable du noble qui recula sous la surprise.
Gorille numéro 2 se jeta sur Kayden et menaça la gorge du Renard avec un poignard. Kayden, lui, souriait triomphalement. Même au plus faible, il était capable de viser juste.
Ce fut au tour de Lysandre de laisser échapper un rire. Il s’essuya avec la manche de sa chemise, une tache rougeâtre maculant le blanc tissus, et fit un geste de la main pour ordonner aux deux hommes de se retirer.
Gorille numéro 2, sans retirer sa lame, interrogea le duc du regard. La réponse fut sans appel, Lysandre voulait qu’on le laisse seul avec le prisonnier. Les deux hommes crachèrent aux pieds du Renard et s'en allèrent en marmonnant. Ils avaient l’air déçus qu’on leur retire leur jouet.
Kayden se massa les poignets. Gorille numéro 1 n’y avait pas été de main forte. Sa peau était devenue rouge sous la pression de l’homme, ce qui faisait encore plus ressortir les cicatrices de ses bras. Kayden serra les dents. Il avait connu bien pire que cette petite séance de torture. Pourtant, la douleur n’en était pas moins forte.
Lysandre, toujours aussi impassible, marchait d’un pas lent autour du Renard, ce qui eut le don de l'énerver. Kayden représentait si peu une menace pour lui, que le duc ne craignait même pas qu’il puisse s’en prendre à lui ou s’échapper. Mais même dépossédé de ses armes, Kayden pouvait très bien lui mettre un poing dans la figure. Enfin, s'il arrivait à se mettre sur ses jambes.
— Lyra Merryweather, enchaîna Lysandre de Lomond, ancienne noble, conteuse à la cour, amante passionnée et espionne. Voilà un beau palmarès.
Kayden essaya de lancer une parole cinglante, mais il releva la tête si vite qu’il fut pris de vertige. Son cœur pulsait à toute vitesse sous sa chair malmenée.
Le duc, resté debout depuis le début de leur échange, s'accroupit pour faire face à son prisonnier.
— Vous et moi nous ressemblons plus que vous ne pouvez l'imaginer, Renard doré. Deux orphelins adoptés par des femmes puissantes. Deux enfants brisés qui ne supportent plus d'être abandonnés. Alors, nous nous acharnons pour toujours les satisfaire, car nous savons qu'au moindre faux pas, nous finirons encore seuls. Cela passe par une allégeance infaillible, une éternelle dévotion, un oubli de soi-même.
Quoi ?
Comment Lysandre de Lomond pouvait-il avoir connaissance de son histoire ? Au château, seules Thelma et Ellyana savaient. Même Landry, son plus proche ami, n’était pas au courant du passé de Kayden.
— Je vois, dans le semblant de lucidité qu'il reste sur votre visage tuméfié, que vous vous demandez comment ? Comment j'en sais autant sur vous ? devina Lysandre, une main soupesant sa tête. Pour faire court, Childéric a des espions un peu partout. Malgré son exil, les informations circulent facilement depuis sa prison. Et elles arrivent jusqu'à Opale de Lomond. Vous savez : sa sœur, ma mère adoptive, expliqua-t-il, en faisant un mouvement las du poignet. Et Childéric a gardé un œil sur vous. Après tout, c'est vous qui avez fait tomber la Tour du Soleil.
Les souvenirs éclatèrent dans l'esprit de Kayden comme un coup de canon. Lui revenant aussi violemment que si le boulet l'avait percuté en plein ventre.
Les coups de fouet, les cris, les insultes. Ses camarades chutant les uns après les autres, le dos cloqué et suintant à cause de la brûlure du dur labeur sous un éternel soleil.
— Je me demande encore comment un gamin a réussi un tel exploit. Mais vous n’êtes pas comme tout le monde, Renard doré. Est-ce pour cette raison que vous avez gagné la confiance de Lyra ? Pour cette raison qu’elle vous a choisie, vous, plutôt que moi ? Alors que je lui promettais pouvoir, sécurité et richesse, elle a préféré rester de votre côté. Je dois avouer que cela me frustre… et me fait l'apprécier encore plus. Qu’en pensez-vous ?
Pour toute réponse, Kayden lui lança un regard assassin. Lysandre, lui, se releva en soufflant.
— J'ai de la peine pour vous. Et pour Lyra. Mais je n'ai pas le choix, reprit-il. C'est vous ou moi. Et je préfère ma survie à la vôtre. Ma mère est une femme cruelle quand elle n'a pas ce qu'elle désire. Enfin bon, dit-il en passant une main dans ses cheveux corbeau, vous allez au moins me servir à manipuler Lyra.
Sur ses mots, il prit le masque d’or que les gorilles avaient posé sur la table et le fit tournoyer autour de son doigt.
— Vous allez être ravi, Renard doré. C’est l’heure des retrouvailles, lança-t-il en rappelant Gorille numéro 1 et Gorille numéro 2.
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