Chapitre 52 (Réécrit)
Au fond de la bibliothèque royale, Kayden ravivait la flamme dans l’âtre de la cheminée. Appuyé contre un bureau en bois, il arracha en petits morceaux la dernière missive de ses troupes au nord. Sous ses yeux fatigués, des mots effrayants et décourageants partaient en charpie jusqu’à ne plus être que de simples lettres inoffensives. Après une profonde expiration, il jeta les bouts de papier au feu. Plongé dans le brasier, le papier se tortilla, se brunit, jusqu’à se consumer entièrement.
Comment allaient-ils s’en sortir ? L’armée de Childéric approchait. Et il était trop tard pour demander de l’aide aux royaumes alliés. Ce qu’il leur fallait, c'était une solide stratégie, mais pour ça, le capitaine de la garde avait besoin de plus de temps.
Même si Kayden était sorti de prison, il se sentait toujours pris au piège. L’angoisse commençait déjà à monter. Alors, il fit la seule chose qui lui permettait de se calmer. Il posa une main à son cœur et se concentra sur le rythme de ses battements. De la même façon que lui avait montré Lyra. Et puis, cela lui permettait de se rappeler la présence de la conteuse à ses côtés.
Il n’avait pas eu une minute à lui accorder depuis leur dernier accrochage. Alphonse et Damien, eux, avaient tout le loisir de lui rendre visite après leurs entraînements. Et bien que cela énervait le Renard, il profitait toujours de les voir pour prendre des nouvelles de la jeune femme.
D’après eux, elle avait repris du poil de la bête, assez en tout cas pour leur jeter des raisins à la figure. Kayden n’en imaginait pas moins de sa part.
Dans un râle d’énervement, il pencha la tête en arrière et se frotta les cheveux. Il n'empêche qu’il mourrait d’envie de la voir. Même ce solitaire et rigide Landry passait lui dire bonjour. Enfin, pour ce qui était de son ami, Kayden soupçonnait le domestique d’y aller pour les beaux yeux d’une certaine Madeleine.
Soudain, les cheveux sur sa nuque se dressèrent. Il y avait quelqu’un dans la bibliothèque. Sans se retourner, il empoigna la garde de son épée et de son autre main le fourreau, prêt à dégainer.
Des pas approchaient dans sa direction. L’un plus lourd que l’autre. D’après ce qu’il entendait, il n’y avait qu’une personne et elle semblait blessée. Kayden attendit le bon moment et d’un geste fluide pointa sa lame dans la direction de l’intrus.
— Qui est là ? questionna-t-il de la voix froide qu’il prenait en tant que Renard doré.
L'individu tomba en arrière, se réceptionna contre l’un des pupitres en bois qui soutenait une encyclopédie, ce qui eut un effet boule de neige et fit tomber tous les autres pupitres de la rangée en canon. Un vacarme de tous les diables, accentué par le claquement des chaînes, s'empara de la salle, vrillant les oreilles du Renard. Si tout le château n’était pas réveillé avec ce fracas…
La personne au sol toussa et battit l’air avec sa main pour dissiper les panaches de poussières flottant dans l’air. Quelle ne fut pas la surprise de Kayden lorsqu’il reconnut deux yeux ambrés le fusiller.
— Lyra ?
— Non, c’est le fantôme de la bibliothèque, ironisa-t-elle amère. Aïe ! Aide-moi à me relever, je suis mal retombée sur ma jambe.
Kayden s’empressa de la soulever et l’installa sur un épais tapis devant la cheminée. Il fut soulagé de constater qu’elle avait repris du poids et des couleurs. Ses joues avaient retrouvé leurs rondeurs, tout comme le reste de son corps, qu’il s’empêcha de trop analyser de peur de se montrer grossier. D’autant plus que la chemise de nuit de la jeune femme ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination. Encore moins avec les flammes qui l’éclairaient en contre-jour, dessinant les formes de son corps sous son habit de nuit en une ombre sensuelle. Kayden se gifla mentalement. À quoi venait-il de penser ?
— Personne n’a idée de menacer quelqu’un de son épée dans une bibliothèque ! Tu m’as fait peur ! le sermonna Lyra, en tapant le torse du Renard.
— Et je peux savoir ce que tu fais là ? Tu n’es pas censée garder le lit, le temps que, justement, ta jambe guérisse ? lança-t-il en montrant la fameuse jambe du doigt.
Lyra ouvrit la bouche, mais la referma presque aussitôt. Ses mains n’avaient pas lâché la chemise de Kayden. Assis l’un en face de l’autre, les jambes entrelacées, profitant de la chaleur du feu de cheminée, Kayden avait envie de sourire. Peut-être à cause de la moue qui peignait le visage de la conteuse, ou bien était-ce dû à sa présence.
— Je… m’ennuyais…, admit Lyra dans sa barbe. Et c’est Archibald qui m’a guidé jusqu’ici.
Kayden ne savait pas s’il devait remercier le chat de l’avoir conduit jusqu’à lui ou s’il devait le réprimander pour l’avoir tant éloigné de sa chambre.
Ils restèrent un moment silencieux. Le regard perdu dans la danse hypnotique des flammes, bercé par le crépitement du bois qui se consume. Avec tout ce qu’ils avaient vécu, c’était la première fois qu’ils pouvaient simplement profiter de la présence de l’autre, sans complot, sans danger, sans menace de mort imminente.
Finalement, Kayden rompit cet instant figé dans le temps. Il prit les mains de Lyra dans les siennes et dessina des ronds du bout de ses pouces.
— Pourquoi tu n’en fais toujours qu’à ta tête ? demanda-t-il, les yeux rieurs.
— Et toi, pourquoi estimes-tu avoir le droit de me dire ce que je dois faire ? répliqua-t-elle.
Kayden cligna des paupières, étonnée par le ton de la conteuse. Elle n’était pas en colère. Elle était sérieuse et grave. Elle lui posait réellement la question, car elle voulait savoir pourquoi Kayden lui apportait tant d’importance. Ou bien le savait-elle déjà, mais avait-elle besoin de l’entendre ?
— Parce que je dois te protéger.
La tête baissée, les cheveux de Lyra masquaient son visage. Dans cette position, les nuances d’orange et de jaune des flammes dansaient comme des aurores boréales sur la chevelure brune de la jeune femme. Kayden aurait pu contempler ce spectacle éternellement. Il était capable de l’analyser pendant des heures, afin de discerner le moindre battement de cil, le plus microscopique sourire ou le plus imperceptible froncement de sourcils, juste pour essayer de mieux la comprendre.
Mais pour l’heure, il devait la ramener dans sa chambre. Et lui, devait retourner à ses stratégies militaires.
Il mit un genou à terre pour se relever, mais Lyra en décida autrement. Lâchant la main de Kayden, elle posa un doigt réprobateur sur son torse, le faisant retomber sur ses fesses.
— Écoute-moi bien, Kayden. Tu ne me dois rien du tout. Je n’ai pas besoin de ta protection. J’ai vécu toute ma vie sans avoir eu besoin de toi. Et dans les années à venir, je n’aurai toujours pas besoin de toi, affirma-t-elle, le feu de la cheminée embrasant ses iris de pierre précieuse.
Elle rangea son doigt vengeur et le fixa un instant, muette. Et alors, Kayden ne put s’empêcher de rougir violemment devant l’expression qui peignait le visage de la jeune femme. Les joues de Lyra rosirent, ses lèvres s'entrouvrirent, mais aucun son n’en sortit. À croire que les mots restaient coincés dans sa gorge. Comme lorsqu’elle voulait se donner du courage, elle releva la tête. Mais le bout de son nez se retroussa et elle se pinça les lèvres, signes qui témoignaient de sa nervosité.
— J’ai… articula-t-elle lentement, brisant son mutisme. J’ai envie de rester près de toi. Et le pire, c’est que j’ai envie de te voir à chaque instant du jour et de la nuit. Je n’ai pas besoin de toi, répéta-t-elle encore une fois. Mais…, sa voix se brisa en un murmure presque inaudible. Mais j’ai envie d’être avec toi.
Vite, Kayden devait dire quelque chose, faire quelque chose. Lyra attendait sa réaction, mais le jeune homme avait cessé de respirer. Physiquement, Kayden était resté bloqué, fixant Lyra tel un poisson rouge. Dans sa tête, en revanche, il explosait de joie. Il avait envie de crier de bonheur, de danser et de sauter à travers toute la bibliothèque. Il avait envie de retourner à Polaris pour narguer Lysandre de Lomond. De réveiller Alphonse, Damien et Landry pour leur hurler qu’elle voulait être avec lui. Il avait envie de prendre Thelma et Ellyana dans ses bras. D’embrasser Archibald, car c’était aussi un peu grâce à lui. Et il avait surtout envie de…
Lyra tourna la tête, attristée par le peu de réaction à sa déclaration. Kayden de son côté secoua la sienne pour sortir de sa rêverie. C’était maintenant ou jamais. Depuis leur rencontre, il n’avait jamais fait preuve de courage dans sa relation avec Lyra, fuyant dès qu’une intimité s’installait entre eux. Il était temps de changer cette mauvaise habitude.
Il posa une main hésitante sur la joue de la femme, ramenant son regard sur lui. Sa peau était si chaude qu'il craignait qu’elle n'ait encore de la fièvre, mais son corps à lui aussi brûlait. Il souffrait du même mal. Son cœur battait si fort, qu’il était certain qu’elle pouvait l’entendre et sentir les pulsations dans ses doigts.
Il approcha son visage, si près qu’il sentait son parfum de miel et de lavande et… de cookies au chocolat. Madeleine avait dû encore gâter sa dame au repas du soir.
De son pouce, Kayden caressa les lèvres de Lyra. Ces lèvres qui le fascinaient tant. Ces lèvres capables de prononcer les plus doux des mots, comme les plus déchirantes paroles. Cette demoiselle lui en avait fait voir de toutes les couleurs. D’abord autoritaire, puis amicale. D’agaçante, sa présence en était devenue agréable. Il l’a aimé, elle l’a haï. Et maintenant… Maintenant…
Il rompit cet espace qu’il n’avait jamais osé franchir, embrassant celle qu’il n’avait jamais cessé d’aimer.
Ce baiser. Ce premier baiser. C’était la plus grande marque de courage qu’il n’avait jamais montrée. Et la seule âme à qui il pouvait le confier était celle de Lyra Merryweather, conteuse de Rivermoore.
Et lorsque Lyra le lui rendit, une vague de bonheur déferla dans tout son corps. Animé par cette toute nouvelle sensation d'euphorie, il glissa une main dans le creux de son dos et l’attira encore plus à lui. Le corps de Lyra tout contre le sien, il sentait le plus petit de ses muscles se contracter, le moindre tressaillement de sa peau et il était ravi de lui faire tant d’effet.
Et à l'inverse, de l’effet, elle lui en faisait tout autant. Si bien qu’une chaleur diffuse s’empara de son bas ventre, engourdissant ses bras et ses jambes et embrumant son esprit.
Entre ses lèvres qu’elle mordillait, Lyra se mit à rire puis plongea ses doigts dans les épis roux du Renard. Tout en reprenant son souffle, elle le contempla, les joues rouges et les cheveux en bataille.
Par le Soleil et la Lune, tu es magnifique, pensa Kayden, subjugué par le spectacle d’une Lyra ayant besoin de reprendre son souffle après l'avoir tant embrassé.
À son tour, Kayden se mit à rire, comme enivré par cet alcool que l’on ne boit pas. Désir ? Amour ? Passion ? Peu importe son nom, il voulait encore y goûter.
Lyra passa son doigt sur la cicatrice qui scindait la joue du Renard. Lui qui, il y a peu, voulait remettre son masque devant la jeune femme, se laissa complètement aller à ses caresses. Le regard qu’elle posait sur ses marques n’était ni charitable, ni piteux. Il était admiratif et bienveillant. Et il aimait cette façon qu’elle avait de voir l’homme derrière le masque.
— Voilà, Kay. C’est ça la différence entre un baiser et un bouche-à-bouche, plaisanta Lyra, les yeux pétillants.
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