Chapitre 56 (Réécrit)
— Vous pourriez me dire merci, se vexa Lyra.
La domestique posa un doigt sur ses lèvres, lui intimant de se taire.
Dissimulées dans une alcôve du château, leur proximité était telle que Lyra percevait la peur dans le regard injecté de sang de la jeune femme. Elle sentait son souffle chaud lui brûler la peau suite à leur course. Et l’odeur âcre du sang lui tordait le ventre.
Au loin, les pas de celui dont elles se cachaient s’éloignèrent jusqu'à n’être plus qu'un écho se répercutant sur les murs de pierres.
— Je suis complètement perdue, souffla Lyra. Qui était cet homme ? Pourquoi a-t-il voulu vous tuer ? Et vous, qui êtes-vous ?
— Vous n’arrêtez jamais de parler, murmura sévèrement la brune. Et c’est un reproche, pas une question !
— J’avais bien compris, merci. Et vous, vous êtes toujours cynique, constata la conteuse.
Le claquement métallique d’une armure passa près d’elle. Par réflexe, elles cessèrent de bouger, la respiration coupée.
— Je ne vous aiderais pas tant que vous ne m’aurez pas expliqué ce qu’il se passe, déclara Lyra.
La domestique lui lança un regard assassin, mais le reporta sur son bras blessé. Elle était de plus en plus pâle. Ses forces diminuaient et au vu de la quantité de sang qui tachait ses vêtements, Lyra conclut qu’elle n’allait pas tarder à perdre connaissance. À l’heure actuelle, et si elle ne voulait pas mourir, la conteuse était sa seule alliée. Néanmoins, la domestique resta un moment silencieuse. Le bout de son nez remuait au fur et à mesure de son intense réflexion interne.
— Cet homme est le bras droit du roi Childéric, capitula-t-elle.
Lyra tiqua au nominatif « roi ». Elle laissa tout de même la jeune femme poursuivre ses explications.
— J’étais chargée de garder un objet pour le roi. Et de le rendre dans le Salon d’Émeraude. Mais je ne savais ni à qui, ni quand. Je ne sais même pas ce que c’est, ni son utilité. Enfin, peu importe. Au départ, j’ai cru que je devais vous le donner.
— Pourquoi à moi ?
— Vous êtes Lyra Merryweather. La fille d’Eugène Merryweather. Votre père est du côté du roi. Je pensais que vous étiez venu en son nom.
— C’est pour cette raison que le soir du Bal de la Lune, vous m’avez dirigé vers cet horrible salon !
La jeune femme affirma d’un mouvement sec de la tête.
— Mais si cet homme est du côté de Childéric et que vous l’êtes aussi, pourquoi vouloir vous tuer ?
— Pas de témoin ? proposa la domestique en haussant des épaules.
Ce geste la fit serrer des dents.
— Maintenant que je vous ai dit tout ce que je sais, vous allez m’aider ?
Cette femme était une véritable girouette. Tantôt ennemie, puis demandant de l’aide… Lyra ne savait pas sur quel pied danser avec elle. Mais c’est la lueur qui éclairait son visage qui lui fit comprendre qu’elles n’étaient pas si différentes. Cette rage de vivre, ou plutôt de survivre, qui la maintenait encore éveillée. Elle ne connaissait pas son histoire. Peut-être s’était-elle retrouvée, comme Lyra, dans une situation dangereuse. Espionne non pas par devoir, mais par la force des choses.
— Je vais t’aider. Mais je ne te fais pas confiance. Alors, je te laisserai sous bonne garde. Et au moindre doute, les chevaliers de Silverthrown te…
— C’est bon, j’ai compris, asséna la domestique. Pas besoin d’être menaçante.
Toutes deux partirent en direction de l’infirmerie. La domestique voulait rejoindre la chapelle, mais Lyra l’en dissuada :
— Votre blessure est trop profonde. Il faut du matériel que le médecin coincé dans la chapelle n’a pas. À l’infirmerie, ils pourront vous soigner.
Et puis, là-bas, elle sera mieux surveillée. Entourée de tous les soldats, même s'ils étaient tous, elle n’osera pas bouger.
Les deux femmes y parvinrent sans encombre. Bien que, depuis leur altercation dans le salon d’Émeraude, elles n’avaient plus vu un signe de vie de l’homme aux faucilles, la menace n’en restait pas moins réelle.
En entrant dans l’infirmerie, l’odeur viciée de fer et d’herbes médicinales lui prit la gorge. Elle n’avait jamais été très sensible à la vue du sang, mais les draps blancs imbibés d’un rouge vif lui provoquèrent une traînée de chair de poule sur la peau.
Des gémissements et des cris de douleur fusaient dans toute la pièce. C’était un véritable carnage. La domestique, dont Lyra ne connaissait toujours pas le nom, devait ressentir le même effroi qu’elle. Elle sentit la jeune femme se rapprocher jusqu’à frôler sa jupe jaune.
D’un coup d'œil, Lyra vérifia que ni Kayden, ni Damien, ni Alphonse ne se trouvaient agonisants sur un lit. Tout va bien, ils ne sont pas là.
Avisant un groupe de soldats qu’elle connaissait pour les avoir vus s'entraîner, la conteuse les salua et expliqua rapidement la situation. Une doctoresse prit en charge la blessure de la domestique, sévèrement jugée par les gardes.
Une fois son fardeau déposé, Lyra sortit dans le couloir aussi vite qu’elle le pouvait. Il était trop difficile de rester dans cette pièce où l’aura de la mort pesait sur ces malheureux.
Passant une main sur sa jambe gauche, elle prit conscience que le tiraillement qu’elle ressentait depuis un moment s'était transformé en un pincement plus vif. Elle devait vite se rendre à la chapelle. Là-bas, elle serait en sécurité.
Déterminée, elle avança la démarche rapide.
Là-bas, elle serait protégée.
C’était sans compter la chevelure rousse qu’elle aperçut au détour d’un couloir.
-§-
Kayden, accompagné de Thelma, se précipitait vers la Grande Salle. La mâchoire contractée, il maudissait tout ce qui pouvait être maudit. Son plan, qui avait si bien commencé, partait en fumée à cause d’un seul homme.
Il ne voulait pas y croire. Il était censé être mort. Sa dépouille devait pourrir sur cette île maudite. Cette conviction était la seule chose qui permettait à Kayden de fermer l'œil la nuit. Il ne pouvait pas revenir le hanter, pas après tout ce temps.
Une soldate, une épéiste émérite qui avait la charge de la Grande Salle, était revenue auprès de Kayden le ventre lacéré et le visage défiguré. Avant de s’effondrer, sa dernière parole figea le capitaine de la garde : « Tous morts. » Les trois balafres sur le visage de la femme, c'était sa marque. La même qu’il avait laissée sur Kayden des années auparavant.
Lorsque le Renard passa les portes de la salle grandes ouvertes, il dut admettre l’effroyable réalité. Il était de retour.
À ses côtés, Thelma hurla de rage.
Le spectacle qui s’offrait à eux était au-delà du macabre. Les corps des quatorze chevaliers étaient éparpillés aux quatre coins de la salle. D’autres personnes, des soldats ennemis, à en croire leur habit, jonchaient également le sol. Les écoulements de flaques épaisses de sang s'insinuaient entre les joints du carrelage marbré, donnant à la Grande Salle des airs de riziculture sanguine.
Certains de ses gardes, face contre terre, n'étaient qu’à deux pas de la sortie. Le bras étendu dans un dernier espoir d’échapper à ce massacre. Ils avaient dû essayer de s’enfuir, mais avaient été rattrapés par une bête avide de décharger sa rage.
Leurs dos étaient labourés par de profondes entailles et, tout comme la soldate, leurs visages étaient marqués par trois imposantes balafres.
Une vague de haine s’empara de Kayden, faisant bouillir ses veines.
— Ce n’est pas beau à voir.
Une voix caverneuse s’éleva dans ce silence morbide. À l'affût, le Renard se mit en garde, l’épée en avant.
— Que voulez-vous, c’est ce qui arrive lorsqu’on laisse un chien enragé s'amuser un peu.
Sur le balcon, un homme était nonchalamment assis sur le trône de Thelma. D’une arrogance affligeante, il passa sa jambe sur l’autre.
— J’avais oublié comme c’était agréable. Ressentir le pouvoir du haut de ce siège, minauda-t-il en caressant l’accoudoir en velours. Pas étonnant que tu me l'aies subtilisé, Thelma.
— Childéric ! cracha Thelma en dégainant son épée.
— Ce sera votre Majesté, pour toi.
L’âme de Kayden avait momentanément quitté son enveloppe charnelle. Il ne s’attendait pas à voir l’ancien roi, pas de cette façon. Et encore moins dans une telle santé. Le tableau qui trônait autrefois dans le Salon d’Émeraude se rappela à son esprit. Mis à part quelques rides et des cheveux blancs, Childéric était resté identique. La même carrure de géant. La même barbe brune renforçant les traits sévères de son visage. Les mêmes cheveux auburn, agrémentés de fils d’argent.
Rien, absolument rien ne laissait penser qu’il avait été exilé dans une prison sur une île déserte, pendant deux décennies. C’était rageant de voir sa mine hâlée par le soleil, son ventre rebondi d’une nourriture riche et son sourire victorieux. Pour lui, l'ancien roi n’en était plus un. Il avait retrouvé sa place.
— Comment ? fut le seul mot que Thelma prononça entre ses dents serrées.
Kayden pouvait presque sentir l’air autour de la reine picoté, comme chargé par le tonnerre. Le Renard fit un pas en arrière, effrayé. Elle ne contiendrait pas sa colère très longtemps.
— Je t’expliquerai bien comment j’ai fait pour amadouer mes geôliers pendant de longues années jusqu’à avoir accès à une communication avec le monde extérieur… Mais ce serait trop long et parfaitement inutile. Et j’ai déjà perdu assez de temps comme ça, ma vieille amie.
Alors que Thelma s’avançait pour le menacer, une nouvelle voix les fit sursauter.
— Hé bien, hé bien, annonça le nouvel arrivant en claquant sa langue sur son palais. Il fallait me prévenir de cette réunion au sommet, je me serais apprêté. Heureusement, je suis bien accompagnée, pas vrai, ma jonquille ?
Il était là. L’homme qui hantait encore ses cauchemars. Celui qui lui avait tout pris : son frère, son enfance et sa liberté. Celui que les enfants de l’île avaient baptisé La Faucheuse. Le bras droit de Childéric : Crowley Requiel.
Et dans ses bras, la muselant d’une main, menaçant de l'étriper de l’autre, Lyra était prisonnière.
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