Chapitre 18 (Réécrit)

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Voilà bien une histoire que Lyra n’avait jamais répétée. Raconter des contes et des légendes sur des personnages inventés de toutes pièces, c’était facile. Parler de sa propre vie en tant que personnage principal, c’était déjà plus compliqué. Par où commencer ?

— Tout d’abord, ma famille n’a pas toujours vécu à Rivermoore. Avant, nous vivions en bordure de Silverthrown. Nous avions un domaine, des terres et une flotte marchande. Un héritage acquis au cours de plusieurs générations. C’était il y a trop longtemps pour que je m’en souvienne. Mais à l’époque, mes parents possédaient un titre de comte. La fortune de ma famille était principalement basée sur les marchandises provenant de nos navires.

Lyra n’avait pas besoin de remonter si loin. Ni de lui raconter toute cette histoire. Elle aurait simplement pu lui dire qu’elle avait eu besoin d’argent. C’est tout. Il s’en serait contenté. Mais le Renard portait sur Lyra une telle attention, qu’elle poursuivit ses explications.

— Un jour, notre principal navire marchand a fait naufrage dans la mer du Nord. La cargaison et le bateau furent engloutis lors d’une tempête, paraît-il. Et ce fut le début de la chute. Cette tragédie a laissé un trou béant dans nos finances. Un trou qui ne fit que s’accentuer avec les prêts peu avantageux et les échanges hasardeux de mon père. J’aime mon père de tout mon cœur, mais c’est un rêveur, comme moi, pas un homme d'affaires. Il perdit nos navires les uns après les autres. Nous étions des nobles sur le déclin.

— Et c’est à cause de ça que vous avez emménagé à Rivermoore ?

— Pas vraiment… Je suis étonnée que vous ne connaissiez pas la suite de l’histoire. Vous êtes le chef de la garde, après tout. Vous devriez connaître le nom des traîtres à la couronne, murmura Lyra, un sourire triste sur le visage. Je vous l’ai dit, mon père n’est pas un homme d'affaires. Il n’est en réalité pas très perspicace. Ses actions sont dictées par son cœur, pas par sa raison. C’est à cause de cela qu’il s’est retrouvé dans le cercle restreint de l’ancien roi, Childéric. Nous avions besoin d’argent. Alors… il s'est en quelque sorte vendu au roi et a accompli de basses besognes. Pour être honnête, je n’en sais pas plus. Et je ne veux pas en connaître davantage. Toujours est-il qu’après le coup d'État de Thelma et sa montée au pouvoir, ma famille a perdu son titre et a été exilée à la campagne pour avoir soutenu Childéric. Depuis, le nom des Merryweather sonne avec honte et pauvreté.

— Vous avez donc commencé à conter pour aider votre famille ?

Elle pensait qu’un tel aveu refroidirait le Renard. Qu’il serait rebuté par cette fille de traite qui parlait si ouvertement du fardeau de sa famille. Elle s’était même réjouie qu’il porte son masque. Elle n’aurait pas supporté d'être témoin de l’expression de dégoût sur ce visage dont elle ignorait tout.

À la place, il montrait de la curiosité, de l’empathie et continuait la conversation. Soit, il connaissait déjà cette histoire et posait la question pour en apprendre plus. Soit, il ne la connaissait vraiment pas et… Lyra était complètement perdue.

Elle devrait être morte de honte de lui raconter ainsi les frasques de son père. Ce n’était pas glorieux. D’autant plus qu’elle se trouvait dans la demeure de la femme qu'haïssait plus que tout monsieur Merryweather. Devant le chef de la garde du château, qui plus est. Mais il était si facile de parler avec l’homme masqué. Elle ne ressentait aucun jugement de sa part. Il l’écoutait simplement.

Depuis quand se sentait-elle si à l’aise à ses côtés ?

— C’est Marie, reprit-elle. Notre femme de chambre, qui, la pauvre, est également notre nourrice, notre cuisinière… Enfin, depuis le temps, elle est surtout devenue un membre de la famille. C’est elle qui m’a donné l’idée de trouver un travail. Même si au départ, je ne pensais pas que raconter des histoires pouvait devenir un métier. Au départ, je voulais trouver un emploi plus… conventionnel. J’avais pensé à fleuriste, réveilleuse, boulangère, forgeronne, marchande de journaux, gardienne d’oies ou encore institutrice.

— Gardienne d’oies ? s’étonna le Renard.

— Oui, mais c’était une mauvaise idée. Les oies, c'est vicieux. Et ça pince, déclara Lyra en mimant d’une main le bec d’une oie et alla pincer la manche du garde.

— Je vous verrais bien en institutrice. Vous savez captiver ceux qui vous écoutent. Les enfants doivent bien vous aimer.

— Bof, pas tellement, avoua Lyra en levant ses épaules. Et les enfants, c'est comme les oies.

Un éclat de rire se percuta contre le masque doré. Juste un. Il avait laissé échapper un rire. Lyra avait beau s’être déjà imaginée le rire du Renard doré, elle ne s’était pas attendu à un son si enfantin et cristallin.

— Mais c’est que vous savez rire ! l’embêta-t-elle, en penchant sa tête pour fixer le masque.

Le Renard se retourna pour échapper au regard de Lyra et se racla la gorge, faisant ainsi mourir le gloussement dans sa voix. Il s’adossa à la balustrade, les bras croisés contre sa poitrine et leva la tête vers le ciel étoilé.

La pleine lune était assez lumineuse pour éclairer la petite scène. Et depuis le temps qu’ils étaient dans les jardins, la vision de Lyra s’était habituée à l’obscurité. Si bien qu’elle distinguait parfaitement les cheveux du Renard rebiquer et trembler sous le souffle du vent. La lune qui se reflétait sur son masque. Son cou aussi pâle que la blancheur de l’astre. Son dos droit et robuste, moins engoncé depuis qu’il avait retiré sa redingote. Ses épaules, dont la musculature étaient accentuée par les plis et les ombres de sa chemise. Ses jambes fines et élancées semblaient interminables dans l’opacité de la nuit.

L’eau du ruisseau était trop bruyante pour que la conteuse entende la respiration de l’homme masqué. À la place, elle regarda sa poitrine se soulever à chacune de ses inspirations, lentes et profondes. Elle l’avait déjà remarqué avant, une aura de calme et de tranquillité émanait du Renard.

Lyra se demanda comment il voyait le monde à travers les fentes de son masque. Le percevait-il comme elle ? Pouvait-il contempler les étoiles aussi nettement qu’elle ? Parvenait-il à observer la beauté de ce paysage baigné dans la lumière diaphane ? Et elle. La voyait-il vraiment ? Ou n’apercevait-il qu’une partie de sa tête ?

— Et alors ? Comment vous en êtes venue à conter ?

— Un matin, je me suis rendu au village de Rivermoore pour proposer mes services aux commerçants. J’avais mal choisi mon moment. Ce jour-là, c’était jour de marché. Les marchands avaient donc pris d’assaut la place centrale et n’avaient pas le temps pour entendre mes très nombreuses et ô combien surestimées qualifications. Il y avait tellement de monde. Les passants étaient agglutinés dans les allées. Je me souviens encore de la sensation d’écrasement. Pas agréable du tout, se remémora Lyra en serrant la veste du Renard. Je me suis cachée derrière un stand vide pour échapper à la foule. Ensuite, tout s'est passé très vite. Il y a eu cette vieille femme avec son petit-fils. Le garçon s’était blessé en tombant. On s’est tous les trois abrités en attendant que l’affluence se calme. Et pour faire passer le temps, j’ai commencé à raconter une histoire au petit. Ses rires ont amené d’autres enfants, qui ont amené les adultes, et avant même que je prenne conscience de la situation, toute une assemblée assistait à mon conte. Recevoir toute cette attention, prendre conscience que mes mots ont tant d’impact sur les émotions des gens, je dois avouer que c’est, encore aujourd’hui, très enivrant. À la fin de cette première histoire, certains m’ont donné quelques pièces. J’ai seulement pu acheter un pain pour le déjeuner, mais j’ai décidé d’y retourner la semaine suivante. Puis celle d’après. Et encore. Jusqu’à avoir un public qui m'attendait chaque jour de marché. La suite, vous la connaissez. Et maintenant que vous connaissez mon histoire dans les moindres détails, racontez-moi la vôtre.

— Vous êtes curieuse ?

— Toujours, lança Lyra, avide d'informations croustillantes. Et surtout, comment ne pas l’être face au personnage du Renard doré ? Chevalier, chef de la garde et conseiller de guerre de la reine. Un homme mystérieux, sans véritable nom, qui dissimule son visage derrière un masque fait d’or. Il faut avouer que vous êtes bien énigmatique.

— Mystérieux et énigmatique, vraiment ? Je trouve pourtant que vous en savez déjà beaucoup sur mon personnage. Avez-vous fait des recherches sur moi, mademoiselle Merryweather ? demanda le Renard doré.

Peut-être était-ce le ton qu’il venait d'employer, grave et suave. Ou bien son corps qui s’était rapproché d’elle. Toujours est-il que le visage de Lyra s'enflamma à la fin de sa question.

— Les… Les gens parlent souvent de vous. Au château, dans la ville ou même à l’auberge de Maximilien. Dès que vous passez quelque part, votre nom est sur toutes les lèvres. Je ne fais qu’écouter. C’est important pour une conteuse de trouver l’inspiration autour d’elle. Alors, quand j’ai un bon protagoniste, je m’intéresse à lui.

— Je ne suis donc plus un ogre idiot et vaniteux ?

— Vous déviez la conversation ! s’exclama Lyra en avançant vers lui.

Le pont sur lequel ils étaient n’était pas bien grand. Si bien qu’il ne suffit que d’un pas pour que leurs deux corps se frôlent. À cette distance, elle sentait la chemise du Renard caresser sa main.

— Pas du tout, répondit-il dans un murmure. Je préfère simplement être le héros d’une de vos histoires, plutôt que le monstre qui se fait dévorer par un dragon.

D’un geste lent, il passa ses doigts gantés sur le peigne piqué dans la coiffure de Lyra. Elle était si proche de lui qu’à cette distance, elle distinguait des marques sur son cou et à la naissance de son torse. Comme de longues estafilades. L’obscurité lui jouait certainement des tours. D’autant plus qu’elle avait l’impression de perdre la tête tant son cœur battait fort contre sa cage thoracique. L’odeur si caractéristique de métal et de feu de bois du Renard, entourant à présent Lyra, ne l’aidait pas à reprendre ses esprits. Si elle ne parlait pas maintenant, c’est sûr, il allait entendre le vacarme que faisait son cœur.

— Vous l’avez mis, fit remarquer le Renard, devançant Lyra.

Ce n’était pas une question. Pourtant, son ton marqua l’étonnement. Lui, si rigide et avare en mots, avait-il toujours eu tant de nuances dans la voix ? Elle n'eut pas le plaisir de se questionner davantage. Un éclair argenté provenant de l’arbre aux oiseaux zébra le ciel.

Il y eut un bruit de gong qui fit trembler les frondaisons. Puis la chute. Et le son glacial d’un corps retombant dans l’eau.

Du petit pont en bois, Lyra fut spectatrice d'un funeste tableau. Le Renard doré gisant dans le ruisseau. Son éternel masque doré fendu sur les rochers.

À présent, elle avait l’impression que son cœur avait cessé de battre à jamais.

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