Chapitre 21 (Réécrit)
— C’est pour ça que j’aimerais que tu gardes un œil sur elle et sur sa famille, ordonna Thelma.
Le Renard et les reines étaient toujours dans sa chambre. Elles s’étaient installées des deux côtés du lit. Et pendant qu’Ellyana lui caressait les cheveux, Thelma s’était remise dans sa position de reine.
— Je ne pense pas que Lyra Merryweather soit capable de trahison, déclara le Renard d’un air sombre.
Le Renard connaissait déjà les antécédents de la famille de Lyra. Bien avant que la conteuse ne lui en parle. Il avait d’ailleurs été le premier réticent à son invitation au Bal d’Hiver, de peur qu’elle n’espionne pour son père et par conséquent pour l’ancien roi. Mais Ellyana avait tellement insister et sa femme ne lui refusant rien, Thelma l’avait finalement convié à la fête.
Puis à force de la croiser, de lui parler, de l’analyser, il avait appris à la connaître. Et il était certain d’une chose. Lyra Merryweather ferait une très mauvaise espionne. Déjà parce qu’elle était trop extravertie, trop bruyante, trop remarquable. Et surtout, parce que tout ce qu’elle pensait se lisait sur son visage. Pas pratique pour cacher ses véritables intentions.
Et voilà que Thelma la suspectait, comme lui au début. Le Renard essaya de mettre toute sa conviction dans ses paroles et dans son regard. Ce fut un échec, Thelma se mit à pouffer de rire. Il faut dire que ce devait être difficile de le prendre au sérieux avec Ellyana qui lui faisait des papouilles.
— Elle, peut-être pas, convint Thelma, de nouveau grave. Mais ce ne serait pas la première fois que son père soit du côté de Childéric. Je préfère m’en assurer.
— Lyra semble être une jeune femme gentille et droite, confia Ellyana. Je ne l’imagine pas comploter contre la couronne. Et puis elle t’admire, ma chérie. Ça se voit dans ses yeux.
— Elle ne ferait jamais ça, insista le Renard, soutenant le regard glacial de sa reine.
Ses jambes avaient besoin de bouger, tout comme son arrière-train, ankylosé après ces derniers jours alité. Il devait se lever ou il exploserait. D’un même mouvement, il fit voler les couvertures et se mit debout. Un vertige le déséquilibra un instant, avant de réussir à s’ancrer dans le sol. Le pas chancelant, il se dirigea vers la commode sur laquelle Lyra avait déposé son masque. D’une main, il le prit et le plaça devant son visage. Le miroir face à lui renvoyait l’image d’un homme à la figure impassible, sans cicatrices, sans fêlures.
— Je suis ravie que tu commences à t’ouvrir aux autres et que tu fasses enfin confiance à quelqu'un, avoua Thelma. Je suis sincère. Mais il est de mon devoir de protéger Ambrume. Et il en va de même pour toi. Le Renard doré. Alors, tu vas la raccompagner chez elle et surveiller les Merryweather.
-§-
Le repas du soir avait été léger. Une soupe de châtaigne, des noix et en dessert du fromage et des nèfles. Les heures étaient passées. Le croissant de la lune souriait aux étoiles et aux somnambules. Et Lyra avait faim. Elle voulait manger du gras et du sucre. Une envie irrésistible. Encore plus irrésistible que de dormir dans ses draps de soie.
Alors, elle se leva, attrapa une couverture en laine qu’elle plaça sur ses épaules et sortit en direction des cuisines. Lyra adorait se promener la nuit. C’était une autre vision du monde. Plus sombre, plus énigmatique, plus mystérieuse. Et les galeries désertes d’un château étaient le décor parfait pour une bonne histoire paranormale. Elle s’imagina être une chasseuse de fantômes à la recherche de l’esprit d’un roi que l’on aurait décapité pour s’être adonné à la magie noire.
Mais l’imagination est parfois trop fertile.
Plus son histoire se construisait dans sa tête, plus elle entendait des complaintes inquiétantes dans le grincement du bois. Elle sentait des frôlements dans les courants d'air. Elle percevait des œillades malveillantes dans les yeux inexpressifs des tableaux.
Elle arriva finalement au sous-sol. Après avoir, tout de même, regardé maintes fois derrière son épaule, au cas où un fantôme la suivrait dans l’ombre de la nuit. Pas le meilleur endroit pour passer son insomnie, surtout lorsque l’on est si friande d'histoires qui font peur, mais la fringale nocturne était plus forte.
Un bruit de gong perça le voile de silence. Elle sursauta, une main contre sa bouche pour s’empêcher de crier. Le cœur battant, elle entrouvrit la porte menant aux cuisines, là d’où provenait le coup. Malgré l’heure tardive, il y avait encore de la lumière.
Au sol, deux adolescents astiquaient des casseroles de cuivres. Le plus surprenant n’était pas qu’ils étaient faits de chair et de sang (Bien évidemment ! À quoi s’attendait-elle ? Des fantômes ? ), mais que tous deux avaient exactement le même visage.
C’était la première fois que Lyra rencontrait des jumeaux.
— On peut vous aider ? demanda le domestique de droite, des cernes creusant son visage juvénile.
— Je venais juste chercher quelque chose à manger.
— Trop tard, renchérit son reflet. On a fini notre journée.
D’un mouvement sec, son frère lui envoya une bourrade dans les côtes.
— Ne vous inquiétez pas, je ne pensais pas qu’il y aurait quelqu’un d’autre. Je comptais me servir moi-même, argumenta Lyra pour faire cesser les chamailleries des deux frères.
Les jumeaux se lancèrent un regard, haussèrent les épaules en même temps et rangèrent les casseroles.
— Très bien, faites comme vous voulez.
L’un des deux lui tendit une bougie encore allumée. Puis, ils quittèrent la pièce en s’étirant et en bâillant. Un peu bourrus pour leur jeune âge, sans doute à cause de leur travail et de la fatigue, ils n’en restaient pas moins bienveillants en lui laissant une source de lumière. De dos, Lyra remarqua que l’un était légèrement plus grand et l’autre avait les cheveux plus bouclés. Finalement, ils n’étaient pas aussi identiques que ça. Elle aurait dû être plus polie et leur demander leur prénom. Une prochaine fois, peut-être.
Le grondement de son ventre lui rappela sa mission première. Manger !
En cherchant dans les sacs et les placards, elle en sortit trois épaisses tranches de pain, du sucre, des œufs, du beurre et du lait de vache. Exactement ce qu’elle cherchait.
Il était temps de mettre la main à la pâte. Elle emprunta un large bol et y mélangea les œufs, le sucre et le lait. Ensuite, elle y trempa les tranches de pain. Rien de plus facile. Elle s’en léchait déjà les babines. Merci à Marie de lui avoir appris cette recette. C’était bien la seule chose qu’elle réussissait un tant soit peu à ne pas faire brûler.
Ne restait plus qu’à raviver le feu, suffisamment en tout cas pour faire griller le pain. Au moment de faire cuire le tout dans une poêle, Lyra entendit la porte grincer. Un frisson glacé lui parcourut l’échine, remonta jusqu’à son cou et picota ses joues. Les poils de ses bras s'étaient redressés au garde à vous, parsemant sa peau de chair de poule. C’est le fantôme…
Un masque doré passa à travers l’embrasure de la porte.
Ce n’était que lui. Lyra avait beau être rassurée, ses joues la brûlaient toujours, et la chair de poule n’avait pas disparu. Au contraire.
— Vous m’avez fait peur, l’accusa-t-elle, la cuillère brandit devant elle comme une épée.
— Qu’est-ce que vous faites ici si tard ? demanda-t-il en entrant complètement dans la cuisine.
— J’avais faim. Et vous ?
— Moi aussi.
Elle lui indiqua la table d’un mouvement de sa baguette de bois. Sans sourciller, le Renard s’installa sagement sur le banc.
— Landry ne vous a pas nourri depuis ce matin ? lança-t-elle pour faire la conversation.
Sa voix résonna dans le plafond en forme de dôme de pierre. Elle déposa une première tranche dans une assiette, et fit de même pour la deuxième. Une délicieuse odeur sucrée emplit l’air.
— Vous voulez dire depuis mes biscuits qu’il a mangé et mon thé que vous avez bu ? Pas vraiment.
Elle allait lui demander pourquoi ne pas être venue en cuisine plus tôt avant qu’un gargouillement de tous les diables ne résonne dans l'écho de la voix du Renard. Immédiatement, il posa les mains sur son estomac. Comme si elles lui permettaient de cacher le bruit, s’amusa Lyra.
— Tenez, proposa-t-elle en tendant une assiette et une fourchette au chef de la garde.
Il la remercia d’un hochement de tête. Et sans attendre, elle croqua goulûment dans sa propre tartine. Dès qu’il toucha sa langue, le pain enrobé de lait et de sucre fondit instantanément, répandant une sensation de douceur dans tout son corps. C’était trop bon ! Et, elle avait réussi à ne pas mettre le feu aux cuisines. Un double exploit pour Lyra.
Son grognement de satisfaction semblait montrer qu’elle était fière de son encas. Elle allait entamer la dernière demie-tranche quand elle remarqua qu’il n’avait toujours pas touché à son assiette.
— Allez-y, l’encouragea Lyra. Ne soyez pas timide.
Son masque fixait l’assiette posée sur la table depuis tout à l’heure. Du bout de sa fourchette, il piquait le pain avec… perplexité.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il finalement, sans détourner son masque du dessert, une pointe de dégoût dans la voix.
À croire qu’il n’avait jamais vu du pain trempé dans du lait. D’accord, ce n’était pas un mets que dégustaient les nobles, mais quand même !
— Du pain perdu, répondit-elle entre deux bouchées. Vous n’en avez jamais mangé ?
Vu sa réaction, visiblement non.
— Quand j’étais petite, Marie nous en préparait souvent les jours de pluie, raconta-t-elle en replongeant dans ses souvenirs d’enfance. C’est un dessert très réconfortant, vous allez voir.
Toujours fixé sur le pain perdu, il ôta son masque et s’empara du plat encore chaud. Il piqua un gros morceau et l’enfourna dans sa bouche. Lyra ne sut quelle expression mettre sur le visage du Renard. Il se tenait le dos droit, les yeux fixés, la mâchoire fermée. Il avait l’air de réfléchir si le goût lui plaisait ou non. Il ne lui fallut que quelques secondes pour adjuger. Et une dizaine de secondes supplémentaires pour terminer son assiette.
Et c’était bien plus agréable de le regarder sans qu’il soit couvert de sang ou inconscient.
Maintenant, elle devrait être habituée à le voir sans masque. Pourtant, elle avait l’impression de le découvrir un peu plus à chaque fois. La pâleur de son teint concurrençant celle de Madeleine. Ses taches de rousseurs rajeunissant ses traits marqués. Ses cicatrices creusant sa peau.
Et ses yeux. Elle avait enfin pu les contempler à son réveil. Ses yeux qui renfermaient les secrets de son âme. Le surnom du Renard n’avait jamais été aussi parlant pour Lyra depuis. La forme des yeux du chevalier, en amandes, renforçait certes son air intelligent, mais ajouté à ses cheveux roux, ils lui donnaient un air malicieux. Un vrai renard.
Même si actuellement, le nez dans son assiette, il ressemblait plus à un chiot.
Devant tant de gourmandise, Lyra laissa échapper un rire. Il était mignon attablé ainsi, fourchette en avant.
— J’ai l’impression que ça vous plait, constata-t-elle en s’asseyant à côté de lui.
— Je n’ai jamais rien mangé d’aussi... doux, termina-t-il, des étoiles pétillantes de sucre dans les yeux.
Vert. C’était la couleur de ses iris. Un vert profond, comme celui des forêts de pin en hiver. Lyra avait-elle déjà dit qu’elle aimait le vert ?
— J’imagine que c’est parce qu'on ne propose pas les recettes des petites gens à la cour de Silverthrown.
Il se remit à fixer son assiette, ses doigts jouant avec la lanière de son masque.
— Vous partez demain.
Ce n’était pas une question. Sa voix était devenue plus grave.
Lyra ne lui répondit que d’un hochement de tête.
La maison lui manquait. Sa famille lui manquait. Rivermoore lui manquait. Mais une fois qu’elle sera rentrée, ce seront ses amis d’ici qui lui manqueront. Madeleine, Alphonse, Damien, Landry, Lysandre, le Renard.
Voilà que son cœur était arraché entre deux mondes.
— Je… commença le Renard.
Ses doigts trituraient toujours plus son masque, il semblait chercher le courage de terminer sa phrase. Il se racla la gorge, détourna le regard, tourna la tête. Ce qu’il n'avait sans doute pas prévu, c’était que ses cheveux attachés ne cachaient plus ses oreilles devenues rouges.
Après tout ce qu’ils avaient vécu, il restait un grand timide.
Il inspira un grand coup avant de porter son masque devant son nez.
Revoilà l’expression de neutralité que lui connaissait tout le monde.
Dommage…
— Je suis content de vous avoir vu ce soir, déclara le Renard d’une traite.
— Moi aussi, lui confia-t-elle en posant son menton dans ses mains. Vous allez me manquer, Monsieur le Renard doré.
Les yeux vides du masque la fixèrent.
Ce n’était pas un grand démonstratif, mais au moins il s’ouvrait peu à peu à elle. L’ogre avait définitivement laissé place à un chevalier.
— C’est parce que je devais vous voir, ajouta-t-il en se levant. Pour vous informer que leurs Majestés souhaitent s'entretenir avec vous avant votre départ, demain matin.
Ah bah non.
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