Éveil
Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais connu la paix. Ce mot n'est pour nous que légende, nous, enfants de la guerre.
Je ne me rappelle pas de mon enfance, du moins je n'en ai que des bribes de souvenirs. Il m'arrive parfois d'y penser sans en comprendre le sens. Je vois des visages, des sourires qui me paraissent étrangers. D'où viennent-ils et qui sont ces gens ? Je n'en ai pas la moindre idée, comme si ma mémoire était faussée ou qu'elle appartenait à quelqu'un d'autre.
Aujourd'hui, je me réveille à nouveau dans cette chrysalide qui entoure mon corps et me protège du monde extérieur. Elle est transparente de telle sorte que je peux voir autour de moi mais d'une couleur blanche en dehors de manière à pouvoir être invisible aux yeux des autres. Nous sommes des milliers, que dis-je, peut-être des dizaines de milliers dans ce cas.
J'émerge avec peine de mon sommeil, nu comme un ver. Soudain, un petit robot volant apparaît face à moi, muni d'une caméra montrant un être humain que je connais bien en la personne de Sally. Sally est une femme très mince, à la peau si blanche qu'elle pourrait passer pour un fantôme et aux yeux d'un bleu clair perçant qui semblent vous décortiquer et vous analyser en permanence. La première fois qu'on la voit, Sally est le genre de personne à ne pas laisser indifférente, et à marquer par sa froideur et sa franchise. Pendant quelques secondes, elle me dévisage d'un air imperturbable, recoiffant une mèche de ses cheveux blonds, presque blancs eux-aussi.
- Bonjour Ethan, me dit-elle d'un ton impartial. Comment allez-vous ce matin ?
Je regarde mon corps pour espérer qu'elle ne puisse pas me voir complètement nu.
- Ethan, voyons, ne jouez pas les enfants, me répond-elle naturellement comme si elle avait lu dans mes pensées. Je connais votre corps par cœur, comme si je l'avais conçue moi-même.
Cette simple pensée me donne la nausée. Mais ce n'est pas qu'une impression. Ni une ni deux, je me plonge sur le côté et me mets à vomir tout ce que j'ai. C'est normal, après tout. À chaque fois que nous émergeons, nous subissons le contrepoids du retour à la réalité, du réveil après avoir été maintenus dans nos caissons en hibernation.
La durée de sommeil variant, nous sommes amenés à subir des chocs plus ou moins forts. En effet, plus nous restons enfermés dans nos caissons, plus nos corps subissent ensuite les désagréments du retour à la normale.
Passé l'effet nauséeux désagréable, je me reconcentre sur ma mission et sur la raison qui a poussé le Conseil à nous réveiller.
- Que se passe-t-il ? je demande, alors que j'enfile ma combinaison de combat dernier cri en même temps. C'est quoi cette fois ?
Sally marque un temps d'arrêt, comme si elle était pétrifiée.
- Qu'est-ce qu'il y a ? dis-je. On aurait dit que vous avez vu un mort.
- Mhh... Rien, peu importe, réplique-t-elle, se ressaisissant d'un seul coup. Si nous vous avons réveillé, c'est que l'ennemi est aux portes d'Ekbow, menaçant son équilibre, mettant en péril les vies de...
- Oui, oui, je connais le baratin. Et on va devoir protéger vos petits culs dorés. J'ai bien saisi l'idée depuis le temps. Je connais mon job, merci. On se réveille, on s'arme, on les défonce et on rentre au bercail. Mais dites-moi vraiment, Sally, et vous me devez bien ça. Qu'est-ce qui change de d'habitude ?
Sally me regarde d'un air inquiet qui ne me rassure pas. D'habitude, elle se serait contentée de me prendre de haut en me rappelant à l'ordre comme elle sait si bien le faire, me sermonnant sur le fait que j'étais chanceux de pouvoir être à ce poste et de ne plus l'ouvrir sous peine d'être sévèrement puni. En temps normal, oui. Mais aujourd'hui, quelque chose n'allait pas, je le sentais. Il y avait trop de signes annonciateurs.
- Je... Ethan, je ne plaisante pas, s'empressa-t-elle de dire, mal à l'aise. La vérité, c'est que nous n'avons jamais connu pareille situation. L'ennemi a percé toutes nos défenses, il ne reste plus que vous et vos camarades pour protéger la cité.
Je mis quelque temps à digérer l'information. Comment les mutants pouvaient être arrivés jusqu'ici ? Combien de semaines s'étaient écoulées depuis la bataille que nous avions remportée ?
- Ethan ?
- Deux secondes... Je, je ne comprends pas. Combien de temps ? Depuis combien de temps sommes-nous endormis ?
- Je ne crois pas que...
- La ferme, Sally ! Bordel, nous sommes aux portes de la mort et vous me cachez encore des choses ? Je croyais que nous étions transparents l'un envers l'autre. Je me fous des ordres qui émanent de ceux au-dessus de vous, ils peuvent aller se faire foutre. Vous me devez bien la vérité, non, depuis le temps qu'on se connaît, non ? Je vous en prie. Pour une fois dans votre vie, faites preuve d'humanité.
Le visage de Sally se ferma, ses yeux fixant le bas comme si elle réfléchissait à 200 à l'heure pour trouver la meilleure réponse à me fournir. Mais était-ce celle qui l'arrangeait et qu'elle pouvait me donner ou celle que j'espérais entendre ?
Puis, Sally me fixa droit dans les yeux et, sans ciller, me balança une nouvelle qui me glaça le sang.
- Dix ans. Ça fait dix ans que vous vous êtes endormi dans ce caisson.
- Dix ans !? criai-je de stupeur. Mais comment c'est possible ? Et pourquoi vous ne m'avez pas réveillé plus tôt ? J'aurais pu servir au combat plutôt que d'être maintenu dans cette foutue capsule à attendre et ne rien faire !
- Ce n'était pas ma décision, Ethan. Il a été décidé que vous feriez partie des derniers remparts dans le cas d'une invasion d'Ekbow, voilà tout. Et devinez quoi ? C'est ce qui arrive en ce moment ! Alors faites votre devoir et soyez prêt à sacrifier votre vie, comme tout bon soldat. Il y en aurait des centaines qui seraient prêts à avoir votre place pour livrer la bataille la plus importante de l'histoire de l'humanité.
- Pas mes partenaires, en tout cas.
- Peu importe votre ressentiment envers l'humanité, Ethan. Aujourd'hui, vous n'avez plus qu'un ennemi et il se dresse face à vous. Et n'oubliez pas, il n'y aucun retour en arrière possible.
Sally dressa un appareil face à la caméra que tenait le robot. Il s'agissait d'un déclencheur de bombe à distance. Je connaissais bien ce petit stratagème et je ne pus m'empêcher de sourire bêtement.
- Sally, vraiment ? Nous sommes obligés d'en arriver là ? C'est triste, c'est regrettable en fait. Je ne pensais pas que vous useriez de telles méthodes pour me dissuader. Ça aurait été prévisible de la part de n'importe lequel de vos enfoirés de collègues, mais venant de vous, ça me touche et ça me déçoit même.
- Arrêtez un peu, Ethan, on se connaît trop. Contentez-vous de savoir faire ce que vous savez faire comme personne, exploser ces mutants et protéger l'humanité comme si c'était votre propre mère.
- Là, on se comprend, Sally.
J'enfilai ma combinaison dans des mouvements imprécis qui témoignaient de dix ans d'inactivité. Mais mes réflexes reviendraient vite. De toute façon, je n'avais pas le choix. Je constatai avec stupeur que l'armure avait bien changé et qu'elle s'était nettement améliorée. Il n'y avait plus aucun bouton mais une voix qui me parlait comme si c'était ma propre conscience. Je lui ordonnai de se taire, hormis pour une seule chose, celle de me donner un aperçu de l'homme que j'étais devenu. Et force fut de constater que je n'avais pas changé. L'hibernation et la technologie faisaient toujours des miracles.
Lorsque je revins à moi, je contemplai le spectacle qui s'offrait à mes yeux. Derrière mon cocon, se dessinait la grande cité d'Ekbow qui devait se trouver à quelques centaines de mètres derrière moi, ses grandes tours argentées émergeant du sol pour se cacher dans les nuages. Partout autour de la chrysalide se dessinaient les abris d'autres soldats comme moi, certains que je reconnaissais et que j'avais déjà vus, quelques visages familiers parmi des centaines d'inconnus. La plupart revêtaient clairement une expression de peur, postés ici contre leur gré. D'autres, sûrement bien plus difficiles à gérer pour les commandos, hurlaient déjà et poussaient toutes sortes de cris pour défier l'ennemi.
Enfin, face à nous, se dressait l'inconnu et la mort. Les forêts avaient été rasées. Les animaux avaient disparu. Nous sentions le sol vibrer sous nos pieds, de telle sorte que nos corps étaient parcourus par de terribles ondes. Le vacarme grandissait à l'horizon, annonçant la menace à venir, dans cet enfer sur Terre. Aucun oiseau ne chantait, seul le cri du sang et de la violence s'annonçait. Et nous étions le dernier rempart pour sauver l'humanité, du moins ce qu'il en restait.
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