Ennemis
- En vie ? Fou !
- Sais pas... Virus... Mort
- Des conneries... Mission... Échec... Vital.
Partout autour de moi, j'entendais des bruits inaudibles, des bribes de mots qui me parvenaient avec peine. Je n'avais aucune idée de ce qui se passait mais ce que je savais, c'est que j'étais pris d'un terrible mal de crâne comme si j'avais pris une cuite. Je n'avais même plus idée de la dernière fois que j'avais ingéré de l'alcool.
Toujours est-il que je sentais à peine mon corps, comme si j'étais pétrifié. Mes muscles ne répondaient pas, comme s'ils étaient épuisés. Mes os me donnaient l'impression de peser une tonne et je n'avais aucune conscience de mes mouvements. Cette situation m'insupportait. Je détestais ne pas avoir le contrôle sur mon environnement et ici, c'était totalement le cas. Je n'avais aucune idée de l'endroit où j'étais mais le silence qui suivit n'augurait rien de bon.
J'entendis des murmures s'élever autour de moi alors que j'essayais de me relever avec peine. Je ne voyais rien, ma vision étant entravée par un voile noir. De toute évidence, je n'étais pas le bienvenu et mes hôtes avaient pris la peine de se cacher de moi et de masquer le lieu qui nous entourait. Il n'y avait qu'une explication possible : je ne me trouvais pas à Ekbow.
Mais où pouvais-je bien être alors ? Les voix, les mots que j'avais entendus... Ils étaient humains. Je comprenais leur langue car c'était aussi la mienne. Mais comment était-ce possible ? Aucune autre civilisation sur cette planète ne parlait ma langue natale. Alors qui pouvaient bien être mes ravisseurs ? Des rescapés ? Des fugitifs. Je n'en avais aucune idée.
En me relevant, j'éprouvais des douleurs immenses, comme si on m'avait tabassé jusqu'à en avoir les os brisés. Pourtant, je savais que ce n'était pas le cas et que les seules séquelles que j'éprouvais étaient certainement dues à mon atterrissage chaotique. Je me demandais même comment je pouvais être encore vivant alors que ma mémoire refaisait surface et que je me rappelais une chute de plusieurs dizaines de mètres... Aucun être humain ne survivrait à une telle chute mais il faut croire que l'armure m'a sauvé. Décidément, ils l'ont vraiment blindée...
J'ai envie de crier, de hurler comme si j'étais un animal primitif. Mais cela ne montrerait qu'une chose : ma peur. Alors oui, j'ai peur, je suis même terrifié à l'idée de ne pas savoir où je suis, avec qui et si les minutes de mon existence sont comptées. Dans ces moments-là, on ne pense qu'à une chose : survivre. Alors je dois être stratégique et montrer que je suis impassible, rester calme, garder tant que je peux le contrôle de la situation. Mais soudain, une voix féminine vient troubler le silence qui s'était jusqu'ici installé :
- Ne force pas trop, dit cette voix qui semble sortir de nulle part et qui me glace le sang. C'est un miracle que tu sois encore en vie.
- Et ce n'est pas grâce à vous... je murmure avec peine, alors que ma mâchoire me paraît être en piteux état.
- Détrompe-toi, Ethan, nous t'avons sauvé en te ramenant très vite au camp et en te confiant à nos plus grands spécialistes.
Je mets un temps avant de digérer l'information. Comment ? Comment peuvent-ils connaître mon nom ? La voix semble lire dans mes pensées et m'interrompt :
- Tu dois te poser beaucoup de questions, Ethan... Et je comprends totalement, nous serions tous pareils à ta place. Il est encore trop tôt pour te révéler toute la vérité et tu ne serais pas prête à l'entendre de toute manière...
- Co... Comment connaissez-vous mon nom ? balbutiai-je.
- Je t'ai dit que tu n'étais prêt à...
- La ferme ! Je suis dans mon droit, non ? Vous pouvez bien au moins me dire ça ?
Je sens que ma réaction a surpris, voire même choqué le rang de mes ennemis, car tout autour de moi, je peux sentir l'animosité s'élever, l'ambiance se tendre, les regards méprisants et les armes pointés dans ma direction. N'importe qui réagirait de cette manière face à un homme menaçant mais je dois montrer que je ne vais pas me laisser faire et que je suis en droit d'avoir des réponses tout de suite.
Mais le silence se fait long et je commence sérieusement à perdre patience.
- Alors ? Vous allez me le dire à la fin ou je vais devoir briser ces chaînes ? Si vous pensez qu'elles vont me retenir, alors vous êtes déjà morts.
C'est faux, bien évidemment, mais je dois jouer la carte du bluff. Et puis, de toute façon, si je n'étais pas un minimum important, ils m'auraient déjà liquidé. Mais il y a quelque chose derrière cet enlèvement. Veulent-ils une rançon ? Cela me paraît peu probable, ils doivent se douter que je n'ai aucune valeur aux yeux de ceux qui m'emploient. Je ne suis qu'un soldat envoyé au front pour en tuer d'autres et servir de machine de guerre. Veulent-ils m'utiliser eux comme une arme ? Non, cela n'a pas de sens. Pourquoi s'emploieraient-ils à une mission aussi périlleuse quitte à sacrifier leurs propres hommes ? D'autant que mon armure n'en est qu'une parmi d'autres et que je suis loin d'en maîtriser tous les secrets. Mais alors pourquoi m'ont-ils kidnappé ?
- Ah, tu n'as pas changé, dit une voix grave qui semble être celle d'un vieil homme fatigué. Les années ont passé, mais tu es resté fidèle à toi-même : tu utilises toujours tes muscles avant d'utiliser ta tête.
Je sens la colère montée en moi face à la voix arrogante de ce vieillard que je ne peux même pas voir car mes yeux sont toujours bandés. J’entends des rires dans l’Assemblée qui titillent encore plus mon ego.
- Qui êtes-vous encore ? je demande d’un ton qui dissimule avec peine mon mépris.
- Qui suis-je ? Alors, tu ne te rappelles vraiment de rien ? renchérit la voix de l’homme qui semble étrangement peinée, comme si toute trace de sarcasme ou de plaisanterie avait soudainement disparu.
Je sens du monde gesticuler et parler tout autour de moi. Si j'avais des doutes jusqu'ici, je ne peux plus en avoir. Je suis l'objet de toutes les discussions, le centre de l'attention et je suis observé de toute part. Je n'ai aucune idée du nombre d'individus qui m'observent et qui m'entourent en me regardant, me décortiquant telle une souris de laboratoire. Ce que je sais, c'est que je ne comprends rien à ce qui se passe et que ma patience, déjà limitée, arrive au bord de l'explosion.
Je suis tellement à bout que je me demande seulement où ils ont entreposé mon armure et ce qu'ils en ont fait ? Comment ont-ils même réussi à l'enlever alors qu'un mécanisme de défense soi-disant infaillible est censé nous protéger et empêcher toute tentative d'ouverture par l'extérieur. Je réalise soudain que je n'ai pas affaire à des amateurs.
- Mon armure... Où est-elle ? Comment me l'avez-vous enlevée ?
- Tu as bien des questions, continue le vieil homme, et c'est tout à ton honneur. Ta mémoire te trompe mais nous parviendrons à la raviver, je l'espère. Enlevez-lui son bandeau.
À cet instant, j'entends à nouveau le monde s'échauffer autour de moi comme si cette décision remettait tout en question. J'entends des voix, aussi bien féminines que masculines, fuser de partout, remettant en question le choix de l'ancien. Mais soudain, le vieil homme hausse le ton et invite tout le monde au calme. Alors le silence est rétabli, comme s'il n'avait jamais été troublé.
- Enlevez-lui son bandeau, répète la voix.
Dès cet instant, j'entends des bruits de pas se rapprocher avant que des bras ne me saisissent par la taille de part et d'autre. Je suis soulevé de terre comme si je n'étais qu'un enfant et que je pesais 10 kilos à tout casser. Je me sens humilié et terriblement impuissant sans mon armure, comme si j'étais mis à nu. Soudain, cette idée me terrifie et j'ai le réflexe de toucher mon corps pour bien sentir mes habits. Je porte une combinaison inconnue d'une matière extrêmement fine et souple qui me fait penser que quelqu'un a dû me l'enfiler... Je préfère ne pas penser à ça pour l'instant.
Je sens soudain une main m'enlever le voile qui bandait jusqu'ici mes yeux et qui se défait d'un seul coup, laissant passer une lumière qui m'aveugle complètement. J'ai besoin de plusieurs secondes pour pouvoir recouvrer l'usage de mes yeux. Et ce que j'aperçois par la suite me sidère à tel point qu'aucun son ne sort de ma voix.
Je me trouve dans une salle gigantesque entièrement dorée qui pourrait s'apparenter à un tribunal. Derrière moi se dessine une large assemblée de personnes se tenant sur des bancs en bois que je ne parviens d'abord pas à voir, avant de réaliser qu'il s'agit bel et bien d'humains. Des femmes, des hommes de tous âges, de toute taille, de toute corpulence, tous vêtus d'une combinaison similaire à la mienne mais qui diffère par la couleur. Eux sont vêtus uniquement de blanc alors que moi, je suis habillé d'une tunique noire. J'aperçois même quelques enfants, du moins des adolescents dans ce vaste auditoire peuplé de visages si différents les uns des autres. Je ne sais combien ils sont... À première vue, des centaines mais je peux largement me tromper. Ils semblent se propager à l'infini.
Autour de moi, je distingue de nombreux gardes armés, dans une tenue grise militaire. Ils tiennent fermement leurs armes à feu, prêts à riposter au moindre geste suspect de ma part. Je peux lire la tension dans leurs yeux comme si je représentais une menace qu'ils n'avaient jamais encore affrontée et dont ils se méfient plus que tout. Ou peut-être me fais-je une idée mais pourquoi employer autant de moyens pour garder sous contrôle un seul homme démuni, sans armes et aucun moyen de riposte ?
Face à moi, se dessine une scène où se tiennent plusieurs personnes vêtues d'une toge blanche qui me fixent, comme si c'était mon jugement avant de monter sur la chaise électrique. À bien y réfléchir, ça y ressemble. J'aperçois que je suis dans une sorte de cage transparente qui m'entoure totalement et que l'on ne pourrait à peine dissimulé à l'œil nu. C'est ingénieux.
- Qu'est-ce... Qu'est-ce que c'est que tout ce bazar ? Qui êtes-vous et qu'est-ce que je fais ici à la fin ? dis-je en essayant de ne pas perdre la tête alors que tout porte à confusion ici.
- Vous ne vous souvenez vraiment de rien ? dit une femme de l'Assemblée, la peau ébène, les cheveux noués en un beau chignon, alors que ses yeux semblent me scruter pour savoir si je dis bien la vérité.
- Vous êtes sûrs que ce n'est pas vous qui perdez la boule et que vous m'avez confondu avec quelqu'un d'autre ?
- Non, c'est impossible, renchérit un homme âgé, aux yeux clairs et au large front, qui semble être celui qui me parlait jusqu'à présent. C'est bien toi, Ethan. Les années ont passé, de longues années, mais tu n'as quasiment pas changé. Seule ta mémoire te fait défaut.
- Arrêtez de tourner autour du pot et répondez simplement à mes questions : où suis-je et qui êtes-vous ?
Pendant un temps, un silence gagne à nouveau la salle. Je n'entends même plus les murmures de l'Assemblée, ni les toussotements, ni les bruits du parquet qui grince. Cette scène pourrait appartenir aux livres d'histoire et être l'œuvre d'un tableau d'antan. Puis, le vieil homme se lève et tous se mettent à le regarder en admiration :
- Ethan, tu n'es pas celui que tu crois être. Tu n'es pas un simple soldat envoyé sur un champ de bataille pour en tuer d'autres et espérer un jour retrouver sa liberté. Tu es pris dans un piège qui te dépasse et qui nous dépasse aussi. Nous ne sommes pas tes ennemis, loin de là. Tu as vécu parmi nous il y a bien longtemps... Le temps s'est écoulé, inlassablement, te plongeant un peu plus dans le mensonge et l'horreur de la réalité, alors que le Gouvernement d'Ekbow t'a fait croire à une réalité qui n'était pas vraie. Tu as tué, massacré des innocents et aujourd'hui c'est le jour de ton jugement.
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