Jugement

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Combien en ai-je tué ? C'est la première phrase qui vient tourmenter mon esprit. Je regarde la salle et l'auditoire qui se tient derrière moi. Je vois des visages qui me regardent avec stupeur, fixés sur moi comme si j'étais un ennemi à abattre. Des gens que j'aie apparemment connus, d'après le vieil homme. Mais comment est-ce possible ?

Je ne me rappelle de rien. Ma vie a toujours été chaotique, celle d'un enfant orphelin devenu soldat malgré lui, obligé de tuer pour survivre. Alors comment pouvais-je avoir vécu parmi toutes ces personnes ? Cela n'a aucun sens.

Je me demande si le vieux ne m'a pas baratiné, essayant de me déstabiliser car il sait pertinnement que la situation m'échappe. Mais pourquoi inventer toute cette histoire dans ce cas ? Et surtout pourquoi me garder en vie alors qu'ils auraient juste pu m'abattre si je suis vraiment leur ennemi ? Autant de questions sans réponses.

Je me détourne de l'assemblée et des regards accusateurs qu'elle me porte pour fixer à nouveau les juges qui me font face et continuent eux-aussi de m'observer. Mais si je pouvais lire de la peur dans la foule d'individus qui m'entoure, sur leurs expressions impassibles, je ne peux entrevoir que de la méfiance. Peut-être essaient-ils de déterminer si ma parole est fiable et qu'ils peuvent me croire ou non. Pourtant, si j'ai bien appris une chose au cours de ma vie, c'est de ne pas faire confiance aux autres, encore moins à celui qui veut ma peau.

- Mon jugement ? je demande d'un ton interrogateur. Si vous dites la vérité et que je suis bien le boucher qui a assassiné un nombre incalculable des vôtres, il n'y a pas de jugement à avoir. Vous devez juste m'abattre.

Un frisson parcourt la salle. Je sens que mes paroles ne laissent pas indifférent et que sûrement plus d'un ici approuve ma vision des choses. Mais pourtant, personne ne parle et tous restent suspendus aux paroles des sages qui me font face et qui m'écoutent avec attention. Je sens la colère monter en moi, attendant une réaction de leur part qui ne vient pas. Il s'écoule de longues secondes avant qu'un homme, les yeux verts, la peau mate, la barbe et les cheveux grisonnants ne prenne la parole :

- Apportez l'armure, messieurs, s'il-vous-plaît, dit-il en s'adressant aux soldats autour de moi.

Je regarde les dits soldats s'affairer, quitter la salle et revenir avec mon armure de combat, qui a été réduite en une multitude de morceaux. Je suis troublé. Ce n'est pas donc l'armure qu'ils cherchaient à capturer, mais bien moi, car ils ne l'auraient jamais réduite en pièces, sinon. Ou peut-être sont-ils parvenus à la retirer mais ils n'ont aucune idée de son fonctionnement et de comment la réparer. Tout cela me paraît tiré par les cheveux. Pourquoi prendre de tels risques pour cette armure ou pour moi ?

- Cette armure que vous portiez et que nous vous avons enlevé, non sans peine, constitue l'essence même de cette guerre barbare, explique l'homme en la désignant du doigt. Elle en est aussi la clé.

- La clé ? Qu'est-ce que vous entendez par là ? dis-je sans comprendre les propos de cet homme.

- L'armure n'est qu'un outil voué à tuer. Et vous, vous étiez un pion voué à l'utiliser sans discernement. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est la technologie de cette machine de guerre. Si nous la comprenions et que nous la maîtrisions, alors nous pourrions mettre un terme à cette guerre une fois pour toutes.

- Et comment avez-vous pu me l'enlever au juste ? Je suis censé être surveillé et contrôlé à distance ! Si je m'éloigne, une bombe est censée m'exploser le crâne !

- Une bombe, vous dites ? Nous n'avons rien vu de tel en vous enlevant l'armure.

Je commençais à comprendre la supercherie et un sourire apparut au coin de mon visage. Ces enfoirés s'étaient vraiment bien payés ma tête et sous la menace, je n'avais jamais douté de leur parole, préférant tuer des innocents plutôt que de me révolter. Mais face à l'ampleur de la tâche qu'il me restait à accomplir, rien qu'à l'idée d'imaginer les pleins potentiels de cette armure, je répliquai :

- Mhh, d'accord, et comment comptez-vous vous y prendre exactement pour la contrôler ? Je ne suis pas ingénieur, je n'ai aucune idée des mécanismes expliquant son fonctionnement. Comme vous dites, je suis juste un pion dans l'échiquier. J'avais appris à la maîtriser mais je ne l'avais plus utilisée depuis 10 ans... Alors elle a bien changé depuis. Je n'étais même pas au courant de tout le potentiel qu'elle renfermait.

- 10 ans, tu dis ? rétorque le vieil homme sage qui hausse un sourcil. Dis-moi, Ethan, depuis combien de temps penses-tu être un soldat au service de la Cité d'Ekbow ?

- Hum... Je ne sais plus trop, je réponds en balbutiant, en pensant que cela fait bien trop longtemps dans tous les cas. Au moins 15 ans j'imagine.

Des murmures s'échappent partout autour de moi. Des discussions démarrent un peu partout, échanges de chuchotements peu discrets. Je sens l'atmosphère s'alourdir. Mais tout de suite, l'homme âgé lève le bras dans leur direction et rétablit le silence en une fraction de secondes. Il n'y a pas à dire, cet homme est respecté de tous et il doit avoir un certain statut pour se faire écouter d'une telle manière sans que personne n'ose s'opposer à lui. Peut-être est-il même leur chef. Dans tous les cas, sa stature en impose. Et quelque chose d'étrange me trouble chez lui. Il semble bien me connaître. C'est le seul à me tutoyer et à me parler comme si j'étais un membre à part entière de leur clan.

- Je crains que tu sois loin de la vérité, malheureusement, dit le vieil homme d'un ton qui paraît triste, comme s'il éprouvait réellement de la peine pour moi. Je t'ai connu il y a bien 50 ans de cela, Ethan, et tu as été enlevé à peu près à la même période par Ekbow pour faire de toi leur parfait soldat. 50 ans pendant lesquels ils t'ont plongé dans un coma artificiel pour te maintenir en vie et garder tes capacités physiques intactes. Nous nous sommes connus quand je n'avais encore que la vingtaine et regarde ce que je suis devenu en ton absence.

50 ans. Je n'ai plus de voix. Je me contente de fixer un point dans le vide à la recherche d'une explication plausible mais rien ne me vient. Plus rien n'a de sens, tout me paraît flou comme si j'étais perdu dans un rêve complètement fou, devenu cauchemar.

- Ce... C'est pas possible, je me contente de dire en essayant de formuler des mots audibles et censés. Je n'ai jamais vécu parmi vous, je m'en rappellerais ! J'ai grandi dans les bas fonds d'Ekbow et un jour, j'ai été arrêté et jugé pour un crime que je n'ai pas commis. À partir de là, je suis devenu un soldat car je n'avais pas d'autre choix. J'ai combattué, tué je ne sais combien d'ennemis pour recouvrer ma liberté ! Dans le simple but d'échapper enfin à cet enfer.

Je sentais mon corps trembler tandis que le vieil homme me regardait l'air toujours impassible, en fronçant les sourcils.

- C'est donc ça qu'ils t'ont raconté ? dit-il, perplexe et plongé dans ses pensées.

- Personne ne me l'a raconté, je l'ai vécu ! C'est vous qui me racontez des conneries ! fulminai-je.

- Ah oui, tu crois ça ? Alors si tout ce que dit le Gouvernement d'Ekbow est vrai, comment se fait-il que tu apercoives cette fille dans tes rêves sans pouvoir l'expliquer ?

Je fus pris de court, le souffle coupé. Je sentais le rythme de mon pouls s'accélérer, mes muscles se crisper, mes yeux s'agrandir et ma respiration haleter.

- Co... Co... Co... bafouillai-je en essayant de reprendre le contrôle de moi-même, sans succès.

- Comment je sais ça ? devina l'homme âgé. Comment je suis au courant pour toi et la fille de tes rêves ? Tout simplement parce que tu me l'as raconté, Ethan. Un nombre incalculable de fois. À l'époque où tu vivais encore parmi nous, il y a bien 50 ans maintenant, à l'époque où tu étais mon meilleur ami, que nous avions encore le monde devant nous, et que étais destiné à être le commandant en chef de tous ces gens, toutes ces générations d'individus rassemblées en ces lieux.

La voix du vieil homme avait pris un air mélancolique à présent, comme s'il regrettait que tout cela ne soit pas arrivé et que les événements aient pris une autre tournure. Je pouvais lire ses émotions dans ses yeux. Une véritable humanité s'en dégageait et sa parole me paraissait vraie à présent. Mais, tout cela me paraissait tellement irréel. Cette vie d'antan dont je me ne me rappelais rien, tout ce temps qui s'était écoulé inlassablement, me plongeant un peu plus dans le mensonge et l'inconnu. Et Lyana, la fille dont j'avais toujours rêvé... Se pouvait-il qu'elle se trouve parmi tous ces gens ? Si tel était le cas, elle devait avoir l'âge de cet homme maintenant.

- Lyana ? parvins-je à formuler avec peine au vieil homme.

- Ah oui, Lyana, je me souviens à présent, répondit l'intéressé avec nostalgie. C'était son nom, en effet.

- Que voulez-vous dire ? Ne me dites pas qu'elle est morte...

- Je n'en sais rien, Ethan. J'aimerais pouvoir te le dire mais je ne l'ai jamais vue et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Elle n'existe pour moi que parce que tu m'en parlais régulièrement comme la fille de tes songes. Mais elle n'a jamais vécu parmi nous.

Le mince espoir que j'avais est balayé en l'espace d'une seconde. J'en viens à douter même de l'existence de Lyana. Mais pourtant, elle me paraît si réelle. Tout cela n'est pas le plus important pour l'instant.

- Mais alors tous les gens que j'aie tués... parviens-je à articulier avec peine.

Le silence n'a jamais été aussi oppressant qu'à cet instant. Je sens l'ambiance s'alourdir à nouveau et les regards pesants se porter sur la simple cage où je me trouve, comme si le monde se refermait sur moi.

- C'est pour ça que tu es dans cette salle, face à nous, rétorque le vieil homme, redevenu sérieux. Tous les ennemis que tu étais censés abattre sont des gens comme toi et moi qui livraient la guerre à Ekbow. Des enfants devenus eux-aussi soldats, pulvérisés. Des femmes et des hommes, parents, massacrés. Des personnes que tu as même connues parfois. Mais nous ne sommes pas les seuls à faire la guerre à ces monstres. Bien des clans essaient de se mobiliser pour mettre fin à la terreur instaurée par le régime de la Cité dorée. Tu étais un de leurs instruments de guerre, peut-être même le meilleur. Nous sommes conscients que tes actes n'étaient pas volontaires dans le sens où tu ne savais pas qui tu tuais. Mais le résultat est le même, tu as tué. Beaucoup tué. Et tu dois répondre de tes crimes aujourd'hui. Qu'as-tu à dire pour ta défense ?

Les regards se braquent dans ma direction, dans l'attente de mes mots alors que l'animosité environnante ne m'a jamais paru aussi lourde. Et je sais que mes mots ne changeront rien à l'affaire, bien au contraire. Je prends une grande inspiration et me tourne vers la salle :

- Je n'ai rien à dire. J'ai tué, j'ai massacré des familles entières. Le fait que je ne savais rien ne change rien à la finalité de l'histoire. J'ai tué pour mon propre plaisir, pour pouvoir recouvrer ma liberté dans un but purement egoïste. Mais voilà, j'ai survécu. Je ne vous dis pas que je n'ai pas de regrets mais le dire ne serait-il pas aussi hypocrite ? Je suis prêt à entendre la sentence qui me sera donnée. Ce n'est à moi de juger mes actes et d'estimer si j'ai le droit à une seconde chance, car honnêtement, je vous dirais que non. C'est à vous de juger si mon existence vous est d'une utilité et si je mérite malgré tout ce que j'ai pu faire de vous aider. Sinon, vous savez ce que vous avez à faire.

Pendant que je prononçais ce speech, je vis des visages interloqués me faire face, mélange de peur, de haine et d'une certaine forme d'incompréhension. De ce que je pouvais voir, je n'étais clairement pas la bienvenue et la plupart aimerait sûrement me voir giser sous terre. Ce n'était pas leur décision. Du moins, ma présence ici était loin d'être souhaitée par tous.

Toujours est-il qu'à la suite de mon discours, le Conseil se réunit pendant de longues minutes qui me parurent des heures. Et dans tout ce tumulte, je me posais une question : à quel moment avais-je refusé de continuer à me battre pour la vie et accepter si facilement mon sort ? Peut-être que je réalisais l'ampleur de mes actes et que je méritais ce qui m'arrivait.

Le Conseil finit par délibérer et le même vieil homme se tint face à moi, prononçant le jugement du verdict, le monde entier suspendu à ses lèvres :

- Ethan, commença-t-il à prononcer, il a été décidé à la majorité que tu ne serais pas condamné à mort. Mais le sang a un prix. La mort, un coût élevé. Tu devras répondre de tes actes en relevant des défis de taille et prouver que tu es un soldat digne de combattre dans nos rangs. Tu resteras en prison un certain temps avant que nous décidions de la suite. Tu devras nous aider à mettre un terme à cette guerre et détruire une fois pour toutes Ekbow. Le verdict est levé.

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