Souvenirs d'antan
Je n'avais jamais fait attention à tous ces visages, ces regards avant cet instant où ils me voyaient nu, recouvert d'un drap de fortune qui m'avait été donné par un soldat. Nombreux sont les parents qui tentaient de me dissimuler aux yeux de leurs enfants, curieux de voir un homme nu comme un ver pour la première fois de leur vie.
Au final, alors que certains dans la foule pouffaient de rire pendant que d'autres faisaient mine d'être dégoûtés et évitaient de me regarder en face, je fus rapidement transféré à l'intérieur et pris en charge par l'équipe médicale qui me donna des vêtements que j'enfilai à la hâte. Je ne sais combien de temps s'écoula pendant lequel je dus patienter après avoir passé de nombreux examens à droite à gauche pour s'assurer que j'étais en bonne santé. J'avais le nez pété, quelques côtes cassées, de nombreuses hématomes un peu partout sur le corps et en particulier sur le visage, mais aucun organe vital n'avait été touché heureusement. Bien que mon corps me fasse ressentir des douleurs difficilement supportables. J'eus d'ailleurs la nausée à plusieurs reprises, vomissant le peu de choses que j'avais ingurgitées au cours des jours passés.
Plongé dans cet état chaotique, je me demandais bien quelle pouvait être la suite. Allait-on me laisser tranquille après ce passage à tabac, considérant que j'avais suffisamment appris la leçon, ou bien cela allait-il devenir régulier ? Je n'en avais pas grand chose à faire car dans tous les cas, je me vengerais de cette enflure de Teddy, je le savais. Ce n'était qu'une question de temps et je n'hésiterais pas à lui faire goûter l'odeur du goudron. Là-dessus, je dois avouer que je n'étais pas très mature mais je me fiais beaucoup à l'adage "Œil pour œil, dent pour dent". Je ne pouvais permettre qu'on m'humilie de la sorte publiquement et surtout qu'on me batte de façon déloyale, comme un lâche. C'est bien ce qu'était ce bon vieux Teddy, en plus d'un taré.
Enfin, toujours est-il que je devais penser avant à mon rétablissement. Je ne sais pas comment allaient réagir les instances dirigeantes de Talyssa face à cet événement. Ils allaient sûrement passer l'éponge. Après tout, ils avaient déjà épargné ma vie et ainsi fait preuve de clémence, alors pourquoi s'embêteraient-ils à faire justice à l'enfoiré qui avait décimé tant des leurs ? Peut-être John ferait-il pencher la balance en ma faveur pour que cet acte ne reste pas impuni mais j'avais du mal à croire à une telle possibilité.
Non, je devais avancer, faire comme si de rien n'était et le moment venu, j'aurais ma revanche avec cet enfoiré de géant. Mais chaque chose en son temps. Je devais me reposer. Ce n'est que de cette façon que je pourrais réintégrer les rangs de l'armée.
Le soir, John vint me rendre visite à l'infirmerie où j'avais désormais élu domicile. Je devais bien avouer que sa compagnie me faisait du bien car, en dehors de lui, personne ne me rendait visite. Il était vêtu d'une chemise à manches courtes avec des fleurs colorées, de lunettes de soleil flashy et d'un jean court. Je fus surpris par ce style vestimentaire, d'autant plus dans un camp où tout le monde semblait porter les mêmes habits ternes et tirer la tronche. Lui arborait un grand sourire lorsqu'il me vit.
- Tu es aux anges parce que je me suis fait défoncer ? demandai-je.
- Non, non, répondit John en continuant de sourier. C'est juste que j'aime bien m'habiller de façon un peu plus fantaisiste sur mes heures libres, vois-tu.
- Super ! On dirait un clown, surtout.
- Mhh... Toujours aussi sarcastique à ce que je vois. En attendant, si je devais te demander des conseils vestimentaires, j'aurais toujours l'air d'un plouc.
- Un quoi ?
- Laisse tomber, trop compliqué à expliquer.
Devant ma mine interrogative et songeuse, John voulut changer de sujet. Il poursuivit.
- Bref, je ne suis ni venu me moquer de toi à cause de ton état ni parader. Sache que ce qui est arrivé est entièrement de ma faute, j'en suis sincèrement navré. J'avais pourtant donné des consignes claires à tes supérieurs pour éviter ce genre de situation mais il semble que l'on ne m'ait pas assez écouté. Je ne suis pas dupe, je sais qui a fait ça et sache qu'ils croupissent tous dans des cellules d'isolement pour réfléchir à leurs actes.
- Quoi ? Pourquoi avez-vous fait ça ? répliquai-je, surpris d'apprendre cette nouvelle.
- Parce que ce genre d'actes est intolérable et doit être puni sévérement pour donner l'exemple. Il n'y aura aucune tolérance, aucune exception, aucun favoritisme à leur égard.
- Mais tu es conscient que vous allez juste décupler leur haine à mon égard en faisant ça ?
- Aurais-tu peur, Ethan ?
- Ce n'est pas ça, je les aurais allongés si ce lâche ne m'avait pas pris en traître par derrière...
- Tu parles de Teddy ? Sache que nous sommes en train de l'interroger à notre manière pour connaître les raisons qui l'ont poussé à agir. Nous savons que c'est le cerveau de l'opération, enfin si on peut dire ça.
- Je doute sérieusement qu'il en est un. Mais ce qui est sûr, c'est qu'avec vos méthodes, il va vouloir se venger, sans parler des autres.
- Je te promets que ça n'arrivera pas...
- Oui, comme vous l'avez empêché si bien hier.
Un silence s'instaura pendant de longues secondes. Je sens que j'avais touché un point sensible et que cela titillait John car il avait arrêté de sourire définitivement. Je pouvais lire dans ses yeux qu'il était irrité. Mais je sens que c'était aussi parce qu'il devait se sentir coupable de la situation et qu'il avait sousestimé la colère de ses hommes. Peut-être même s'inquiétait-il de l'impact, de l'autorité qu'il avait désormais sur eux suite à de pareils événements. Je n'étais pas doué pour la politique mais s'il y a bien une chose que je savais, c'était qu'un chef ne peut l'être que s'il est naturellement respecté et que ses décisions font l'unanimité. Mais était-ce réellement le cas ici ?
- Tu dois savoir certaines choses... murmura John d'une voix fatiguée.
- Ça y'est, on en arrive à la partie où tu m'annonces que tout n'est pas parfait, c'est ça ?
- Exact. Un peu cliché, n'est-ce pas ?
Face à ma non réaction, John poursuivit son explication.
- Tu es ici depuis plus d'un mois maintenant, mais tu ne connais rien de cet endroit. Comme tu t'en doutes, ce n'est pas l'Eldorado, ni une cité prospère pour ses habitants. Mais Talyssa est une ville qui s'est construite puis consolidée au fil des ans grâce au lien qui nous relit tous, à l'unité dont nous avons fait preuve jusqu'ici, et ce malgré la guerre qui faisait rage dehors. Je ne suis pas censé te dire toutes ces choses, on ne me le pardonnerait pas, mais j'estime que tu dois les savoir. Comme dans toute communauté, il y a des hauts où tout le monde semble heureux comme si le bonheur était éternel, mais il y a aussi des bas qui font tout remettre en question. La guerre et ses horreurs, les conséquences qu'elle a eues sur notre cité, ont mis à mal la solidarité dont nous faisons preuve jusqu'ici. Et ton arrivée a été la goutte d'eau pour certains.
John s'arrêta de parler, ce qui me permit de rebondir sur ses propos.
- Oui, sauf que je n'ai jamais demandé tout ça moi, hein, rétorquai-je. Je te rappelle que vous m'avez enlevé, jugé, fait prisonnier, tabassé et laissé pour mort sans que je vous donne ma permission. Je trouve ça un peu facile de tout me mettre sur le dos.
- Tu ne m'as pas laissé finir. C'est pour cela que cette décision qui était la mienne de te capturer a divisé encore plus, mais elle n'a fait qu'appuyer des tensions déjà bien réelles. Avant même ton arrivée, j'ai senti les opinions se diviser encore plus, les écarts se creuser et ma parole être remise en cause. Ce qui n'avait jamais été le cas auparavant.
- Oui, mais c'est normal dans toute communauté d'avoir des oppositions, c'est le principe même d'une société qui vit.
- Certes, je ne remets pas ça en question. Mais tous ne sont pas aussi diplomates que je le suis. Tu l'as vu avec des hommes comme Teddy. Mais lui ne représente pas un vrai danger. Ceux dont tu dois te méfier par-dessus tout, ce sont ceux qui agissent dans l'ombre, qui épient les moindres faits et gestes et tirent les ficelles de toutes ces situations inconfortables. En ce moment même, avec ton arrivée au camp, nombreux sont ceux qui agitent les foules et remettent en cause ma décision et celles des dirigeants dont j'ai la confiance au sein du Conseil. Ce n'est sûrement qu'une question de temps avant que tout cela ne finisse par s'embraser.
John s'arrêta soudain de parler, semblant plonger dans ses réflexions comme si je n'étais plus là. Je dus prendre la parole pour le tirer de ses songes :
- Ok, je vois, mais à quel moment penses-tu que ça me concerne ? répondis-je, devant la mine perplexe du vieil homme visiblement peu satisfait de ma réponse. Je ne suis pas un tacticien, encore moins un politicien ou un manipulateur, et je te rappelle qu'il y a encore peu, je gisais nu dans un désert parce que tes hommes voulaient m'envoyer sous terre. Alors, qu'attends-tu de moi exactement ? Que je t'aide ? Je vois difficilement comment. Il faudrait déjà que je survive.
- Pourtant, tu sais que c'était notre rêve ?
- Lequel ?
- Celui de bâtir cette cité, Talyssa. C'est même toi qui as trouvé le nom. Au début, nous n'étions que quelques dizaines de survivants qui nous étions rassemblés ensemble pour survivre. Nous avons tissé des liens, sommes devenus proches et au fil des ans, bien après ton départ, cette communauté n'a jamais cessé de s'agrandir. C'était ça, Talyssa, le rêve d'une communauté unie où les gens pourraient s'épanouir, fonder leurs familles, en paix, loin de la violence de la guerre. Mais Ekbow nous a volés ce rêve, tout comme elle m'a enlevé mon meilleur ami. Mais aujourd'hui, cette communauté s'effrite, ses membres se disputent, ma légitimité est remise en cause et la guerre est à nos portes. L'ennemi nous guette et n'attend qu'un instant pour frapper.
- Ekbow connaît l'existence de cette cité ?
- Non, pas que je sache, mais je doute que nous puissions nous fier à tout le monde de nos jours, malheureusement. Et je crains que son existence, bien que dissimulée aux yeux du monde, ne finisse par être révélée.
Je réflechis un instant aux paroles de John et aux propres promesses que je m'étais faites d'aider ces gens. Bien que je ne l'ai pas voulu, j'avais détruit un nombre incalculable de vies. Mais aujourd'hui, je pouvais me racheter. J'avais fui toute ma vie. Aujourd'hui, je pouvais me battre.
- Et que suis-je censé faire dans tout ce merdier ? demandai-je comme si j'attendais des instructions de John.
- En réalité, tu fais absolument ce que tu veux. Si tu souhaites partir après ce que tu as vécu ici, je ne pourrai que le comprendre et je te laisserai mener ta vie loin d'ici comme tu l'entends. Mais sinon, si tu décides de rester, que tu te bats à mes côtés et à ceux des habitants de Talyssa, alors nous pourrons peut-être changer la donne, donner une meilleure vie à toutes ces familles qui souffrent chaque jour. Les voir vivre dans un endroit où ils pourront vivre en paix sans avoir à envoyer leurs enfants vers une mort certaine. Un endroit où ils pourront grandir et vieillir sans s'inquiéter du lendemain.
- C'est ton rêve...
- Mais c'était aussi le tien autrefois, et tu étais notre leader à tous. Tu étais leur guide. Je ne dis pas que cela arrivera et qu'ils te suivront aveuglément après tout ce qui est arrivé. Je ne suis pas un homme du passé. Mais c'est justement parce que je crois en un avenir meilleur que j'aie pensé à toi et que j'y ai vu une formidable opportunité pour tous et surtout un espoir possible.
Suite à ces mots, je me mis à sourire comme je ne l'avais pas fait depuis longtemps. Ce que John ne manqua pas de remarquer.
- Eh bien, je suis heureux, je ne pensais pas te voir à nouveau sourire un jour ! me chambra-t-il.
- Profite-en, tu n'en auras pas souvent, répondis-je. Et toi, je te savais pas aussi doué avec les mots, un vrai politicien.
Nous nous regardâmes quelques secondes puis je finis par détourner le regard. Mille réflexions me venaient, toutes contradictoires. Allais-je vraiment combattre aux côtés des habitants de Talyssa ? Allais-je enfin prendre les armes contre Ekbow et ses dirigeants ?
Semblant lire dans mes pensées, John me tendit une main, les yeux pétillants, un sourire en coin et prononça : "Alors, partant, mon vieil ami ?"
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