L’aérateur du « Nid » ronronne de son cycle lent. L’air doux porte une légère fragrance de chlorophylle et l’éclairage tamisé de la salle de repos apportent un sentiment de confort à la justicière. Alors que ses sens retrouvent leur précision et que son corps se réoxygène, Eve considère à nouveau les événements de la veille.

Trend s’était jeté dans un piège. Elle avait été trouver Tsadir une ancienne coéquipière qui avait intégré les rangs des wardners. La wardner l’avait conduite sur un vaisseau de guerre et là elle avait expérimenté une escarmouche spatiale fortement asymétrique. L’opération n’avait pas apporté grand-chose si ce n’était plus de questions, un nouvel ennemi, Bishop, et l’implant mémoriel présumé de Trend. Tsadir l’avait ensuite envoyé sur Titan trouver Sanaë, une autre Wardner qui avait déjà affronté ce fameux Bishop. À Ombrenade, elle avait retrouvé Ney qui lui a permis de contacter la fameuse Wardner et puis… Il y avait eu cette réponse.

Un message à double sens. D’un côté, il disait : « Je suis occupée, je dois gérer une autre affaire très importante, essayez de trouver plus d’informations. Ne faites pas n’importe quoi avec la mémoire de Trend. » De l’autre, Ney avait lu : « Je ne peux pas m’impliquer directement sans vous gêner. Ouvrir la mémoire de Trend est illégal, je ne peux pas l’autoriser, alors soyez discrets et trouvez ce que vous pouvez. »

Il y avait eu un débat : Nightly était partisane d’envoyer la mémoire à DeepOne la société de sauvegarde de Trend – Il dépend d’Urania, vraiment ? – tandis que Nevi, Zut, Cara, Scrap et Lift s’étaient rallié à l’avis de Ney. Le ton était resté très cordial, amical même, et sans qu’Eve n’ait encore compris comment, elle avait été convaincue.

Alors qu’elle se tourne sur le côté, Scrap, immobile, lui tend quelques vêtements.

« Qu’est-ce que vous avez fait de ma tenue ? demande l’enfant.

– Elle est partie au lavage : il y avait des taches de sang incrustées et votre armure présentait une fente qui, si je ne me trompe, ne fait pas partie du modèle de base, s’amuse le nevian.

– Et mes armes ? s’inquiète la justicière.

– Rangées dans l’armurerie. Rassurez-vous, même Nevi a fini par accepter que se promener dans le nid avec un AIMBOT-3000 n’est pas nécessaire, continue-t-il avec une politesse exagérée.

– Et ça ? questionne-t-elle en pointant les vêtements.

– Des vêtements mimétiques pour votre usage. Je pense qu’à un moment, vous allez sortir de sous cette couverture, aussi confortable soit-elle, et que vous apprécierez de ne pas vous promener en sous-vêtements dans une atmosphère à 293 kelvins, justifie le nevian.

– Oh… Merci, dit-elle incertaine.

– Vos lentilles sont sur la petite table à côté : Ney y a installé les certificats pour accéder au réseau du Nid et effectué la mise à jour CRN-20940215-001 du noyau qui prend nativement en charge la version 121.2 de la norme Unicode, annonce-t-il avec une certaine joie.

– Hein ?

– Ils ont rajouté l’emoji nevian dedans, c’est un événement qui se fête non ?

– Oh… Je vais me changer et prendre un petit déjeuner, je pense, indique Eve en se pinçant l’arête du nez.

– Très bien, si vous avez besoin d‘aide, on est à côté. », termine Scrap en passant par l’ouverture menant au troisième réservoir.

Le Nid est une enfilade de quatre énormes réservoirs réformés. Entièrement réaménagées par Nevi et Ney, ils présentent maintenant un intérieur digne d’une véritable habitation. Seul le premier module a encore un aspect rustique, contenant notamment un atelier, le matériel pour l’extérieur et – sans doute parce que « Nevi » – une véritable armurerie.

Elle s’habille de la robe qui porte de nombreuses couches de tissus verts et dorés. L’habit est surmonté d’une capeline élégante aux mêmes couleurs. Eve ressent une étrange sensation. Jusqu’ici les nevians se sont montrés particulièrement amicaux et Ney semble lui faire confiance. Mais l’organisation du groupe semble tellement relever de la naïveté qu’il est surprenant qu’ils soient encore là.

Le vêtement est confortable et tellement bien ajusté que l’enfant se demande même s’ils ne sont pas allés jusqu’à la mesurer sous toutes les coutures pendant son sommeil. La crainte d’avoir été manipulée sans son consentement s’évanouit au même moment où elle se souvient qu’après tout, ils possèdent ses vêtements qu’ils lui ont pris pour les nettoyer. À quoi bon faire des mesures quand on a juste à les lire dans la mémoire de sa tenue intelligente ?

Une fois équipées de ses lentilles, Eve s’approche de la salle principale : dedans, Ney et Zut ont branché le module de mémoire sur un lecteur custom, et s’affairent à en examiner le contenu. À son approche, Ney l’invite à s’asseoir et lui propose tout un assortiment de boisson à travers la réalité augmentée. L’enfant choisi un chocolat chaud et immédiatement, le synthétiseur de la cuisine commence à travailler.

« Où vous en êtes ?

– On a récupéré la dernière authentification effectuée sur le nœud de sauvegarde. Je peux déjà confirmer qu’il s’agit de Trend, lui répond Ney.

– Elle est vraiment forte : tu te rends compte qu’elle va réussir à décrypter une mémoire quantique ? s’extasie Zut avec un enthousiasme débordant.

– Mémoire quantique ? Je ne suis pas vraiment dans la technique… Je sais juste qu’il est normalement impossible de décrypter un module de sauvegarde, sauf si on a la clé que possède l’installateur… DeepOne, c’est ça ? Interroge Eve.

– En théorie oui. Si tu veux : chaque information est stockée sur un qubit incomplet…

– Tu m’as déjà perdu là, l’interrompt la petite fille.

– On va recommencer alors. Imagine qu’on enregistre chaque bit d’information sur un atome différent, explique la technophile.

– Ouais.

– Tu as le choix du paramètre de ton atome à utiliser pour mémoriser l’information, continue-t-elle.

– Jusque-là, je suis.

– Il y a un truc en physique qui dit qu’on ne peut pas connaître toutes les propriétés d’un objet quantique : quand tu en lis certaine, d’autres sont détruites, poursuit la peluche en marquant une pause.

– Et ? demande Nightly avec une certaine impatience.

– Tu n’utilises pas la même propriété sur tous les atomes. À la place, tu crées une clé, c’est-à-dire une sorte de document qui dit sur quelle propriété de quel atome, telle donnée est enregistrée, conclue Ney.

– Ok. Si tu essayes de lire les données sans la clé, tu vas détruire la moitié des données en fait ? infère Eve avec triomphe.

– Sauf que c’est plus compliqué parce que mémoire quantique égale superposition égale truc très compliqué et que ça ne marche pas avec des atomes. Mais c’est le principe, confirme la semi-renarde.

– Il nous faut la clé en fait. Ça j’avais compris.

– On va la casser, intervient Zut en se frottant les mains.

– Comment ?

– À cause d’une faille : la mémoire elle-même a besoin de certaines informations de la clé pour fonctionner, reprend Ney.

– Logique, elle ne peut pas écrire si elle n’a pas la clé en fait, déduit Eve.

– Exact, sauf que le processus n’est pas parfaitement symétrique et qu’on n’a qu’une clé publique… si on veut.

– Merde, coupe l’enfant.

– Ne t’en fais pas avec la puissance de calcul qu’on a, dans une semaine on aura la clé privée et on pourra ouvrir…

– Une semaine ?! coupe Nightly.

– Trend est sur cycle long, il ne sera pas réinstancié avant un mois. Ça nous fait quand même gagner trois semaines ! déclare Ney de son optimiste naïveté.

– Et si on a plus de puissance de calcul ? demande Eve.

– Ça raccourcirait le temps de calcul, tu connais un moyen d’en avoir plus ? questionne la peluche intéressée.

– Non, décline l’enfant.

– Bah, sinon on pirate tout ce qui a un processeur à Ombrenade et on les met au travail, dit Zut sur un ton malicieux.

– Ça pourrait marcher, confirme Ney, mais il faut absolument éviter les appareils de la sécurité et les pots de miel. ».

Et voilà, non contente de participer au piratage de la mémoire d’un défunt, elle est désormais associée au prochain hold-up informatique sur toute une cité. Était-ce vraiment ce que Sanaë avait en tête ?