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Finalement, j’ai évoqué un bobard, un grand père gardien de phare dans les années 1920 - 1930, un certain Régis Robillard, et cela me ferait plaisir de le voir inscrit dans le registre, et j’enverrai la photo de la page à mon père qui serait probablement très ému et patati et patata....J’étais la seule visiteuse du musée à ce moment-là, cela a dû jouer en ma faveur. Toujours est-il que le vieux monsieur, comme un conservateur dans une illustre bibliothèque, déverrouille la vitrine, enfile des gants blancs sortis de sa vareuse, extirpe le registre et ausculte sa tranche : 1955-1965, voilà ce qu’il était écrit. Je me sens dans l’impasse.

- Il y a d’autres registres dans notre remise mais je crois qu’il y a aussi quelques documents dans la salle des gardiens directement au phare. Restez ici, je vais voir dans la remise.

Il a tout remis en place, refermé à clef la vitrine puis il a ouvert une porte au fond de la salle. J’ai attendu une dizaine de minutes en priant qu’il n’y ait pas un touriste qui entre et qui interrompe sa recherche. En septembre, le risque est moindre, la plupart des vacanciers sont repartis mais il reste la menace des retraités. La chance était avec moi car, non seulement aucune tête argentée n’a pointé le bout de ses lunettes progressives, mais en plus mon aimable gardien est revenu avec deux carnets datant des années 1915-1925 pour l’un et 1925-1935 pour l’autre.

- Vous ne pouvez pas téléphoner à votre papa pour essayer de préciser les années où votre grand-père était supposé travailler au phare ?

Je ne suis plus à un mensonge près, je fais un rapide calcul dans ma tête et propose une réponse qui devrait être crédible.

- Je sais qu’il est né avec le siècle donc en 1900 et qu’il avait une trentaine d’année quand il faisait ce job.

- Ce job ! Ce noble métier est plus approprié, me gronde-t-il gentiment. Sachez que je suis un gardien de phare vétéran et j’ai construit mes plus beaux souvenirs au phare de la Jument à Ouessant. Il n’y a pas plus beau spectacle que les vagues qui se brisent au pied du phare. Des lames de dix mètres qui se pulvérisent avec une force démoniaque. Et quand la mer est d’huile, silencieuse et immobile, on a peine à se souvenir de sa fureur pendant la tempête. Bon, voyons si on retrouve votre aïeul.

Aïe, je risque d’être dans l’embarras ! Et puis avec la boulette que je viens de faire, il ne va pas apprécier de constater que ce Régis Robillard n’a jamais été gardien du phare de Cordouan. Mais, une bonne étoile brille décidemment au-dessus de moi : un couple de personnes âgées se présentent à la billetterie, réclamant les bons offices de mon gardien. Et selon toute attente…

- Je vous laisse le consulter, faites-y attention, que je ne regrette pas de vous faire confiance, me dit-il, bourru, oubliant que je ne suis pas équipée des gants de protection.

- Oh merci et ne craignez rien, j’ai bien conscience de la fragilité et de la valeur de ce document. Je vais faire très doucement.

Je gagne vite l’année 1929, le mois de Juin, jeudi 20. Je profite que le couple de visiteurs plaisante avec le guide pour photographier discrètement quelques doubles pages avant et après cette date avec mon portable. Puis je ferme et rouvre le registre à n’importe quelle page. Je promène mon doigt de haut en bas de la page de gauche, puis même chose pour la page de droite comme quelqu’un à la recherche d’une information, je passe à la page suivante. Je prends mon téléphone, je fais semblant de passer un SMS. Je continue mon simulacre de consultation du registre lorsque mon poète de gardien revient.

- Alors, vous avez trouvé quelque chose ?

- Non. A vrai dire, j’ai un doute sur le phare où il était gardien. Je viens d’envoyer un message à mon père pour avoir confirmation. Il m’a peut-être répondu d’ailleurs, dis-je en réactivant l’écran de mon téléphone. Quelle gourde, il était au phare de Richard ! (je ne me connaissais pas ces talents de comédienne!)

- C’est tout autre chose, c’est un phare paradis.

- Phare paradis ?

- Ça veut dire un phare construit sur les côtes, qui ne subit pas les colères de l’océan. Mais dans ce cas, je ne peux pas vous aider, ils gardent leurs propres archives car le phare de Richard est devenu lui aussi un musée.

- Oh, je suis désolée de vous avoir dérangé.

- Pas grave, je vais ranger le registre. N’hésitez pas si vous avez une autre question.

Par politesse, je reste encore un petit quart d’heure à regarder les maquettes et puis je m’éclipse, trop impatiente de découvrir mes photos. Les calligraphies alternent entre une écriture ronde et large et une écriture serrée, haute et hésitante. Je balaye les rapports successifs jusqu’à arriver à cette information :

Page du samedi 22 Juin : 16h30 - Gardien Lucas - bon fonctionnement de la lanterne – tempête – 23°C – vent fort de Sud-Ouest, pointe à 66 nœuds, vagues de 3 à 4 m de haut - retard probable du transporteur « Céline » qui amène la relève du gardien Jurdan – message radio de haute vigilance.

Page du dimanche 23 Juin : 9h – Gardien Jurdan – lanterne OK – temps calme nuageux – 18°C – Vent faible d’Ouest 10 nœuds – mer calme – le transporteur n’est pas venu, mission probablement annulée en raison du gros temps, accostera sans doute ce matin – pas de message radio.

13 h – gardien Lucas – lanterne OK – 24°C – vent faible de Sud-Ouest 8 nœuds- mer calme – débris divers charriés par la tempête, échoués sur la grève – relève toujours pas arrivée, signalée par message radio.

18 h – gardien Jurdan – lanterne OK – 19°C – vent faible Sud-Sud- Ouest 10 nœuds - mer calme – message radio : inquiétude pour le transporteur « Céline » probablement perdu en mer pendant la tempête d’hier – attendons message de confirmation.

19 h 30 – gardien Lucas – message radio : naufrage du « Céline » confirmé – 4 disparus : Eugène Furt 55 ans, capitaine du bateau, et ses deux fils Gabriel 21 ans et André 19 ans ; Régis Martin 28 ans gardien au phare de Cordouan – congés du gardien Jurdan suspendus jusqu’à nouvel ordre.

Je suis choquée. Je ne m’attendais pas à ça. Je me suis assise sur un muret pas loin du musée pour encaisser la nouvelle. Dans mon inconscient, je m’étais imaginée découvrir une belle, longue et tranquille histoire d’amour. Mais en fait l’histoire débute par un drame, le marié perd son jumeau le lendemain des noces, dans un affreux naufrage. J’avais construit l’image d’un couple de personnes âgées unis jusque dans la tombe, ayant bâti une famille heureuse ou peut être ayant éternellement masqué leur amour . Comme une bulle de savon qui se désagrège, mon rêve vient de s’évanouir dans le chaos d’une tempête océanique. L’histoire d’Anaïse et Régis ou René rejoint tous les amours bâtis sur une tragédie et qui y aura survécu ou non. J’imagine que si l’amoureux transi que je recherche est René, il aura pris comme une sanction maléfique la mort de son frère et mis un terme à son aventure avec Anaïse. Une foule de questions me vient en tête : si l’auteur de la carte est Régis, Anaïse a-t-elle été avertie de cette disparition ? Comment a-t-elle vécu cette rupture ? A-t-on retrouvé le corps de Régis ? Régis a-t-il une sépulture où René aura pu se recueillir ? Je me rends compte que ce décès précoce galvanise mon imagination. De deux choses l’une comme dirait mon grand-père, soit j’accepte d’avoir engagé autant d’énergie et de curiosité dans une histoire stérile, soit je poursuis mes recherches pour étoffer cette intrigue romanesque. Encore une fois, j’ai le sentiment qu’une voix inaudible me dicte de continuer de reconstituer le passé, de partir à la rencontre de personnages probablement très ordinaires, de déterrer leur petite vie anonyme.

Il est 15h30, j’établis la liste des différentes options qui s’offrent à moi. Repartir chez Papa-Maman et fouiller un peu dans le web pour trouver de nouvelles directions à mes recherches ou rester sur Royan et m’offrir la visite du phare de Cordouan.

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