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Nous sommes une quinzaine de personnes à embarquer pour la visite. La navette est une petite vedette présentant une salle panoramique vitrée et couverte, et un plateau extérieur. La traversée dure un peu plus d’une demi-heure. Depuis l’embarcadère, le phare fait une dizaine de centimètres de hauteur. Au fur et à mesure que le bateau grignote les sept kilomètres qui le séparent du rivage, le phare déploie les sept étages de sa tour et domine l'océan de ses soixante-huit mètres de hauteur. La mer est haute et la navette nous dépose au bout de la jetée recouverte d'une epaisse pellicule d’eau. Nous devons remonter pieds nus, les chaussures à la main et veiller à ne pas glisser. Une porte massive en bois est déjà ouverte à la base du phare et les deux gardiens nous attendent. Ils n’ont pas le look que je m’imaginais, ils sont jeunes, la trentaine peut être, et portent une vareuse bleu marine délavée avec le macaron du phare sérigraphié sur la poitrine. Seuls leurs cheveux décolorés par les embruns trahissent leur fidélité à l’océan. La visite est libre, ils nous remettent un livret qui nous guidera dans les étages pendant une heure trente nous avertissent-ils, mais ils promettent de rester à disposition dans les salles pour répondre à nos questions. Je réfléchis rapidement, faut-il mieux que je les sollicite tout de suite pour ma recherche ou faut-il mieux attendre un peu que la visite ait vraiment commencé? Je crains de les accaparer pour moi seule si je les interroge tout de suite, mais en même temps si je ne tente pas ma chance dès maintenant, peut-être ne seront-ils plus réceptifs plus tard, blasés par les questions habituelles des touristes. Voilà, c’est bien moi, toujours en dilemme et la crainte de faire une démarche dérangeante. Si Gimbya était avec moi, elle qui a dû se battre contre de fréquents préjugés racistes, elle me dirait : « Fonce, quel que soit le scénario qui va se dérouler, tu ne fais de mal à personne et en osant, tu peux réussir. En restant dans ton coin, tu pourras juste digérer ta frustration et ta colère contre toi-même ».
J’ai vu le gardien aux cheveux longs délavés par la mer monter dans les étages, je repère assez facilement celui aux cheveux courts, ultra courts. Constatant qu’il est juste en observation, je me dirige vers lui d’un pas décidé.
- Excusez-moi, j’ai une question à vous poser qui n’a pas trop de rapport avec la visite.
- Ah, mon charme a encore frappé… vous voulez mon 06?
Je pique un fard ("phare"), sans faire de jeu de mot.
- Oh non, vous vous méprenez, c’est tout autre chose. Voilà, pour des raisons très personnelles, je mène une enquête sur un gardien de ce phare à la fin des années 1920 et qui serait mort en mer lors d’une tempête alors qu’il venait assurer la relève d’un collègue. J’ai son nom et son prénom, il s’appelait Régis Martin. Je suis allée au musée du phare au Verdon, et là-bas on m’a dit que vous conserviez peut-être des archives que vous m’autoriseriez à consulter.
- Des archives ? C’est un bien grand mot. Il traine çà et là quelques objets abandonnés ou légués par d’anciens gardiens de phares. La plupart, tous même, sont exposés dans les différentes salles. Régis Martin, ce nom ne me dit rien. Par contre, il y a peut-être quelque chose qui pourrait vous intéresser mais j’ai besoin d’une confirmation avant.
Je vois alors mon gardien attraper son talkie-walkie et émettre le message suivant probablement à l’intention de son collègue parti aux étages supérieurs :
- Malo, tu me reçois ?
- Cinq sur cinq.
- Est ce que tu es au niveau de la chambre du gardien ?
- Pas loin.
- J’aimerais que tu ailles vérifier l’étiquette sous le portrait du gardien qui est à droite de la table de chevet
- J’y serai dans deux secondes. Attends un peu …. Voilà, j’y suis (il s’est en fait écoulé une minute !).
- Tu peux me lire ce qu’il y a écrit ?
- Portrait d’un gardien de phare – 1929 – signé Loïc Lucas.
Dès que j’entends le patronyme Lucas, j’exulte intérieurement, c’est le nom qui revient dans les pages du carnet de bord que j’ai photographié au musée. Il y a quand même un doute, ce portrait pourrait concerner le gardien Jurdan ou être un autoportrait.
- Il n’y a pas de nom concernant celui qui a été dessiné ?
- Non juste une date,1929.
- Attendez.
Je me penche sur le talkie-walkie et je m’adresse au gardien Malo comme à celui qui est à mes côtés.
- Je sais qu’il y avait 3 gardiens de phare en 1929 : Lucas, Jurdan et Martin . Ce n’est pas un autoportrait donc nous pouvons éliminer Lucas. Est-il possible de connaitre la date de naissance de Jurdan ? Je sais que Martin est né en 1900, il avait 28 ou 29 ans quand il a disparu en mer. Si par chance, Jurdan est plus vieux, peut-être on pourra reconnaitre le gardien du portrait en estimant son âge. Savez-vous s’il est possible de connaitre la date de naissance du gardien Jurdan ?
- Ici, sur le site, je crains que l’on n’ait rien. Je peux appeler le musée ou plutôt, montez à l’étage et demandez à mon collègue de le faire, il est plus disponible, les touristes ne sont pas encore montés. Sinon, vous pouvez peut-être trouver sur internet sur les sites de généalogie.
- Merci d’avoir répondu à ma curiosité en tout cas.
Me voici à grimper le majestueux escalier en colimaçon. Arrivée au deuxième palier, je me trouve dans une étonnante chapelle mais je n’y trouve pas le gardien Malo. Il me semble que je l’entends qui descend des étages supérieurs. Dans l’attente, je lève les yeux pour admirer l’incroyable voûte, ornée de caissons, qui coiffe la salle. Les épais murs de pierre sont creusés de cinq niches, l’une d’elles abrite un petit autel de marbre blanc. De ce lieu émane une atmosphère mystique qui apaise l’humeur. Une tour émerge de la pièce circulaire, elle abrite l’escalier qui mène aux paliers suivants. C’est de cette issue que je vois déboucher le fameux Malo .
- Bonjour, commence-t-il, j’ai fait une photo du portrait de la chambre du gardien. Voulez-vous que je vous l’envoie ?
- J’aimerai bien oui.
- La couverture est mauvaise, vous ne recevrez pas le MMS tout de suite. Vous essayez de reconstituer votre généalogie ?
- Oh non, en tout cas pas la mienne.
- Vous êtes journaliste peut-être ou écrivaine ? Excusez-moi, je suis curieux, mais je suis intrigué par votre demande.
- Je comprends. Je fais des études d’orthophonie, donc rien à voir. Ma recherche est totalement altruiste mais en même temps elle représente beaucoup pour moi et je ne saurais pas dire pourquoi. En deux mots, j’ai acheté une carte postale ancienne à la braderie de Lille, c’est là où j’étudie, et c’est elle qui m’amène à faire cette enquête.
- Lille, j’y vais de temps en temps, j’ai un copain qui habite à Tourcoing. J’aime bien cette ville. Quoiqu’il en soit votre histoire est bien mystérieuse.
- Pour tout vous avouer, pour moi aussi, elle est bien mystérieuse mais elle a le mérite de me bousculer un peu et de m’amener sur un site…majestueux.
Je prononce ce dernier mot en faisant un mouvement panoramique avec mon bras. Le guide Malo tapote mon numéro sur son smartphone et bien plus tard, sur la navette du retour, je recevrai un portrait réalisé au crayon à papier semble-t-il, d’un gardien de phare, une casquette vissée sur la tête laissant déborder une couronne de boucles brunes. Quelques fines rides ont été tracées au coin des yeux plaçant cet homme entre deux âges. Les pupilles sont claires, les lèvres fines dessinent un sourire timide à ce visage plutôt carré. En attendant, c’est sur le téléphone cellulaire de Malo que je découvre le portrait.
Je réfléchis tout haut :
- Voyons, je sais que le gardien Jurdan attendait la relève mais cela ne me donne aucune indication sur son âge.
- Je vais essayer de voir si le musée a un registre des gardiens de Cordouan avec leur date de naissance, m’informe le guide.
Malo s’éloigne dans un coin de la pièce, enfin, la pièce est ronde, il n’y a pas de coins ! Disons qu’il s’éloigne de trois ou quatre mètres de moi. Son téléphone spécial lui permet sans doute de téléphoner vers le continent. J’admire l’architecture et les vitraux de la chapelle. Quelques minutes et déjà Malo revient vers moi avec une expression de déception.
- Désolé, ils ont juste les dates d’entrée et de sortie dans la fonction, mais pas de date de naissance ni d’âge, en tout cas pas sur les anciens registres.
- Oh tant pis ! En tout cas, c’est gentil à vous d’avoir essayé de m’aider. Je vais redescendre rejoindre le groupe et profiter de ma visite sur le phare. C’est un super site mais je ne crois pas que je m’habituerais aux tempêtes qui doivent être parfois violentes.
- Pas faux. Mais c’est sans doute l’endroit le plus sécurisé pour se mettre à l’abri. On n’a jamais vu un phare ployer sous les assauts d’une tempête.
- Bon, bien, merci et peut être que je vous recroiserai au cours de la visite.
En redescendant vers l’étage inférieur, je ne peux m’empêcher de penser que mon enquête ne peut pas s’arrêter là. Il y a sans doute d’autres voies à explorer …Fronsac par exemple, la ville d’Anaïse.
La visite se poursuit et se révèle très instructive. La visite de la chambre du gardien me permet de découvrir à nouveau le portrait d’un gardien de phare. Le visage commence à se buriner, la casquette est vissée sur la tête. Ce qui me frappe le plus, c’est le regard ultra-clair. Au bout des trois- cent-une marches je combats mon vertige pour monter jusqu’à la coursive sous la lanterne. Je me plaque au mur pour profiter de ce panorama à 360°.
Au moment du départ, nous nous rendons compte que la mer est basse. La navette ne peut plus voguer jusqu’au « Versailles de la mer ». À nous d’aller la rejoindre à cinq cents mètres de là. D’abord déambuler sur les deux-cent-cinquante mètres de digue, puis emprunter un labyrinthe de bancs de sables et rigoles d’eau de mer dans lesquelles on se mouille jusqu’à la culotte. Les mamies et les papis se tiennent par la main et éclatent de rire, les femmes apprêtées pestent de tout leur saoul, les parents hissent leurs rejetons sur les épaules, chacun y va de son mieux pour évaluer le chemin le moins « humide ». Bref, c’est le jean retroussé le plus haut possible et pourtant rincé jusqu’en haut des cuisses que je monte dans le bateau. Il est 16h30, j’estime mon retour à la maison vers 20 heures. Il me reste à avertir ma mère pour qu’elle prévoit ma part de dîner.
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