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J’ai décidé de cesser mes expéditions et de profiter des miens pour le restant de la semaine. Fronsac attendra. Le programme du jour débute par un peu de jardinage en aidant mon père à défricher le potager qu’il faut débarrasser des fanes de tomates et petits pois qui ne donnent plus rien. Papa a l’habitude de planter des variétés précoces pour être parmi les premiers à se vanter de sa récolte auprès des voisins. Mais en septembre, les pieds sont épuisés, flétris et jaunis, il faut alors faire place nette et planter quelques bulbes pour le printemps. La terre est basse, plus pour lui que pour moi, nous arrivons fourbus dans la cuisine où un navarin d’agneau nous attend.

L’après-midi, je tiens compagnie à Maman jusqu’à ce que Noëlle, ma grande amie d’école, frappe à la porte.

- Hey Laurence, tu reviens au bercail et tu ne m’avertis même pas, bêcheuse !

- Oh ma Noëlle, en fait j’étais en vadrouille depuis deux jours et il n’y a qu’aujourd’hui où je suis vraiment à Saint Vallier. Mais d’abord, comment sais-tu que je suis ici ? Et toi, tu ne devrais pas être au travail ?

- Hé ! C’est l’inquisition ici ! D’abord je sais que tu es ici grâce à mon flair. Tu sais…mon gros nez…il est aussi performant que la truffe d’un chien. Je capte tes phéromones à dix kilomètres à la ronde. Quant au boulot, je suis en congé.

- Dis tout de suite que je pue !

- Allez, stop les hostilités. Comment vas-tu ma belle amie ?

Sacrée Noëlle, toujours une pêche d’enfer et les bons mots qui fusent. Je l’étreins chaleureusement et l’invite à rentrer dans la cuisine où maman et moi, nous nous apprêtions à boire un café. Je sors une tasse supplémentaire tout en leur annonçant:

-Je vais vous montrer une photo mais pas de méprise.

Je navigue sur mon portable jusqu’à trouver le dessin du gardien de phare. Je devine déjà la réaction de maman et de Noëlle, et je m’en amuse d’avance.

- Voilà ! ne cherchez pas à reconnaitre quelqu’un, vous ne le connaissez pas.

Toutes les deux se penchent sur l’écran et s’échangent un sourire complice et un regard lourd de sens. Noëlle laisse maman réagir en premier.

- Serait-ce mon futur gendre ?

- Enfin, tu as trouvé chaussure à ton pied, renchérit Noëlle.

- Et pourtant, j’avais averti, pas de méprise. Non, ce n’est pas un éventuel petit ami. Je vais vous raconter, et toi, maman, tu vas comprendre ma virée à Royan.

Il m’a fallu quinze minutes pour leur résumer mon histoire, de la braderie jusqu’au phare de Cordouan. Ma mère a eu du mal à comprendre mes motivations. Elle est trop cartésienne pour accéder à cette notion d’appel du ciel, de l’au-delà, des esprits, je n’en sais rien mais je sais que quelque chose ou quelqu’un me porte vers cette quête d’Anaïse, René et Régis. La carte elle-même se manifeste mais cela je ne leur en parle pas. Ainsi, avant de la décrocher du mur pour l’emmener avec moi jusqu’ici, elle m’a jouée quelques tours que je ne m’explique pas. Le jour suivant l’installation des petits cadres, et pile à mon passage, celle d’Anaïse s’est décrochée et est tombée à mes pieds, le clou d’accroche, stable, encore enfoncé dans le mur. Le lendemain, jour de mon départ pour Saint-Vallier le cadre a légèrement basculé comme pour se désolidariser de tous les autres demeurés remarquablement alignés.

De mes confidentes c’est Noëlle qui a paru plus intéressée, intriguée par mon aventure. Elle propose une piste pour ma recherche.

- Pourquoi tu ne ferais pas appel à ma tante Fanny ? Elle a des dons de médium et, qu’on y croit ou pas, moi je sais qu’elle a parfois deviné des infos surprenantes et qui se sont vérifiées exactes.

- Ecoute, je n’y crois pas beaucoup mais l’expérience m’amusera.

- Ok, ben tu sais quoi, je lui téléphone tout de suite.

Mon enquête prend à nouveau un virage improbable. La tante de Noëlle est disponible dans une heure. Avec Noëlle nous décidons de nous y rendre avec le vieux Cady Motobécane qui traine dans le garage. Elle habite à cinq kilomètres environ de Saint Vallier, il faut prévoir dix minutes pour faire la route, il nous reste quarante minutes pour trouver des casques. Je vais emprunter le casque intégral de mon frère ainé qu’il a abandonné dans sa chambre depuis qu’il est devenu militaire.

Mes autres frères ont mieux planqué le leur, j’ai beau fouiller leur chambre, je n’en trouve pas. Il reste le casque bol datant des années quarante qui prend la poussière sur l’étagère à côté du vieux Cady. Nous allons faire un équipage original avec nos casques décalés pour parcourir la distance mais ce sera sur des petites routes secondaires et, ensemble, nous n’avons pas peur du ridicule. Au moment de démarrer l’engin, ce qui relève déjà du défi et qui prend quelques minutes, on éclate de rire en enfourchant la motocyclette. La bonne humeur ne nous a pas quittées lorsque nous arrivons devant le pavillon.

- Bonjour Tata.

- Bonjour ma poulette.

- Je te présente une amie d’enfance, Laurence.

- Bonjour Madame.

- Bonjour Laurence, alors c’est toi qui attends des éléments par rapport à une énigme.

- Oui, Noëlle prétend que vous pouvez ressentir des choses juste en posant les mains sur un objet.

Notre « Madame Irma » ou plutôt « Tata Fanny » n’a pas du tout le look d’une diseuse de bonne aventure. Elle doit être quarantenaire, fine, élancée, très soignée, cheveux blonds presque blancs coupés très courts à la garçonne, maquillage léger et vernis à ongle nickel, baskets argentées, combinaison en jean et gros ceinturon noir.

- On va voir si je capte quelque chose, il y a des objets qui « parlent » plus que d’autres. Surtout ne me dis rien sur l’histoire de cet objet. On va se mettre dans le bureau, je vais fermer le double-rideau, je ne sais pas pourquoi mais je suis plus efficace dans la pénombre. Alors quel est cet objet ?

Je sors la carte postale de mon petit sac à dos. Elle est protégée par une pochette plastique, peut-être faut-il l’en retirer.

- Oui, je préfère le contact direct. Pose-la sur le bureau.

Je lance un enregistrement vidéo sur mon smartphone. Fanny pose les mains, doigts écartés, sur la carte côté photo et ferme les yeux. Elle garde le silence pendant une demi minute puis elle annonce :

- J’ai des images qui me viennent, une fête, un mariage semble-t-il…..Un homme avec un balluchon……Un cierge derrière un mur d’eau……..Beaucoup d’eau, des murs d’eau, c’est mouvementé……. Encore de l’eau …..Des morceaux de bois……Une femme en colère……Un espace clos , petit comme une cellule de prison…Un bébé…..L’homme, son image revient, il revient…..Une femme qui pleure…….J’ai l’impression qu’il n’y a plus de communication, il ne vient plus d’images.

Fanny rouvre les yeux et regarde la carte. Elle ne reconnait pas l’édifice et regarde le verso pour lire l’identification de la photo.

-Le palais de justice de Bordeaux ….pas de liens avec les flashs que j’ai eu. Voyons le message maintenant……un mariage ! J’ai eu l’image…... Les mouvements d’eau, ça doit signaler une inondation ou de grosses pluies. Le reste de ce que j’ai vu, je ne sais pas, peut-être cela pourra s’expliquer plus tard ou pas. Mais je pense que je suis sur un bon chemin, il y a quand même une image qui colle : le mariage.

- Non il y a trois images qui collent, voire quatre. Les grosses pluies sont correctes, il est question d’une tempête, l’hypothétique auteur de la carte est un gardien de phare qui a péri noyé lors d’une tempête. Il était sur un bateau qui a été déchiqueté d’où les morceaux de bois. Le cierge, c’est peut-être le phare mais c’est peut-être aussi le décès de Régis. Franchement, je suis impressionnée. C’est la première fois que je vois un médium à l’œuvre. Il est certain que vous n’avez pas pu lire la carte et j’étais à coté de Noëlle quand elle vous a appelé, elle ne vous a rien révélé. Vous ne saviez même pas que le sujet avait rapport avec une carte postale. Je suis vraiment troublée. Je me permets de vous poser une question. Là, l’objet de la demande est anodin mais vous arrive-t-il de mettre votre don au service de la police, pour retrouver des personnes égarées par exemple ?

- C’est une question que l’on me pose souvent. En fait, je suis davantage efficace quand il n’y a pas de pression et d’ailleurs mon don, si on peut appeler cela un don, reste confidentiel. Peu de personnes sont au courant et d’ailleurs, je te demanderai de ne surtout pas me faire de publicité.

- Vous avez ma parole.

- Dans le cadre d’enquêtes policières où la vie d’une personne est en jeu, je ressens une telle pression que les images qui me viennent sont très floues, inexploitables. Je crois que j’embrouillerais les pistes plus que j’aiderais à résoudre l’enquête. J’ai déjà essayé, toute seule de mon côté de me confronter à l’exercice, mais les résultats ne sont pas probants alors j’ai arrêté. Par contre, je suis incollable pour deviner le sexe d’un bébé à naitre, c’est plus léger comme enjeu.

- Oui, c’est vrai, elle avait prédit un garçon à ma cousine et elle a eu un garçon. En même temps, il n’y avait qu’un risque sur deux que tu te trompes, confirme Noëlle.

- Bon les filles, vous voulez un verre de jus de fruit.

Je ne sais pas si j’apprécie le jus de goyave que Fanny nous sert par la suite tant ma pensée est monopolisée par les dernières révélations. J’essaie pourtant de me raisonner et de reléguer ces flashs au rayon des anecdotes mais je suis tout de même troublée par ce qu’a dit Fanny. Combien y avait-il de probabilités pour qu’elle devine le mariage, le phare? Si je suis honnête, l’analogie entre un cierge et un phare est peut-être un peu hasardeuse mais le mariage tout de même. D’autres flashs m’interpellent davantage : le bébé, le fait que le personnage avec le balluchon revienne. Ce personnage doit être Régis, et Régis est mort, comment peut-il revenir ? Je ne sais plus trop si je dois apporter crédit à cette expérience ou pas. Pendant que je réfléchis, Noëlle et sa tante s’échangent des astuces de recette sur les lasagnes et le hachis parmentier. Noëlle poursuit des études dans une école hôtelière et semble de plus en plus passionnée par la cuisine. Ce qui est amusant c’est qu’aujourd’hui nous sommes relativement proches alors qu’en primaire et au collège nous nous ignorions totalement. Elle était autant délurée que j’étais coincée. En classe, elle était effrontée et négligeait ses devoirs alors que j’étais disciplinée et bonne élève. C’est un évènement tragique lorsque nous avions quinze ans qui nous a réuni. Son cousin, qui avait notre âge, avait été fauché, presque devant chez lui par un conducteur alcoolisé. Il était décédé au bout de dix jours pendant lesquels sa famille avait oscillé entre espoir et inquiétude. Je m’étais rendue aux obsèques et n’avait pas hésité à prendre dans mes bras une Noëlle effondrée de tristesse. Elle s’était beaucoup assagie après ce drame. Touchée par mon empathie, elle était venue me remercier et nous avions eu quelques conversations profondes qui avaient, de son témoignage, concouru à son apaisement. Depuis, nous ne nous étions pas énormément fréquentées, pas le même lycée, pas la même orientation mais nous nous arrangions pour nous réunir sur la place du village de loin en loin et, comme tous les adolescents, nous refaisions le monde. Elle fréquente un infirmier qui a choisi d’enchainer des missions humanitaires de trois ou quatre mois dans une association d’aide internationale. Actuellement, il est dans un dispensaire au Togo. Noëlle attend patiemment qu’il se fixe et imagine déjà leur vie à deux. Pour en avoir discuté avec Fabien, c’est ainsi qu’il s’appelle, je crains qu’elle ne soit amenée à l’attendre encore quelques années. En attendant, elle se contente de ses retours et elle part le rejoindre pendant les vacances. Elle a pu ainsi visiter le Mali et la Birmanie, des destinations qu’elle n’aurait pu imaginer si elle ne l’avait pas rencontré. Je ne la jalouse pas, je suis bien trop pantouflarde, mais je profite à distance de ses aventures en suivant le blog qu’elle a créé.

- Tu me sembles bien songeuse. Est-ce les flashs que j’ai eu à propos de ta carte qui te font réfléchir?

- Un peu oui j’avoue. Généralement, je ne crois pas trop aux phénomènes de voyance mais vous avez deviné des choses qui collent bien à ce que je sais de l’histoire et, du coup, je me pose des questions sur les révélations inédites. Et en même temps, je doute. Ai-je bien le droit de m’introduire dans une histoire qui ne me concerne pas?

- N’y pense pas trop. Les morceaux s’assembleront peut-être plus tard. Et puis, il m’arrive de me tromper, il ne faut pas prendre toutes mes visions pour argent comptant. Bien, maintenant je vais vous mettre à la porte car j’ai promis à Gilles que je passerai la tondeuse avant qu’il rentre du travail.

- Si Noëlle est d’accord, on va vous aider. Moi je n’ai rien de prévu pour cet après-midi. C’est le moins que je puisse faire pour vous remercier de cette consultation surprise. Et puis, ça m’obligera à penser à autre chose. Qu’est-ce que tu en penses Noëlle ?

- Bonne idée, et je compte sur toi pour dire à tonton que je t’ai aidée. Et je deviendrai sa nièce préférée.

- Euh! Je te rappelle que tu es sa seule nièce donc il aura du mal à placer une autre nièce au-dessus de toi.

C’est dans une ambiance bon enfant que nous nous sommes mis à nettoyer le jardin. Nous ne nous sommes pas contentées de tondre la pelouse, nous avons passé le coupe-bordure, taillé les arbustes, coupé les fleurs fanées, attaché les grimpantes le long de leur tuteur. L’oncle Gilles ne va pas en croire ses yeux. Puis vient le moment de repartir. Fanny se répand en remerciements. Elle embrasse sa nièce en l’aidant à boucler son casque, elle se retourne ensuite vers moi, m’enlace, m’embrasse également «comme du bon pain», c’est ce que dirait ma grand-mère, et me glisse «je sais que tu vas résoudre ton énigme» à l’oreille.

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