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- Alors froussarde, tu n’es pas allée au stage ?

- J’ai quand même eu du bol. Comme ils ont retrouvé tout de suite deux nouveaux stagiaires, ils m’ont remboursé intégralement et immédiatement. Faudra penser à leur faire de la pub, il n’y a pas beaucoup de club qui soit aussi réglo.

- Je savais que c’était un bon club. Mon voisin de palier y a travaillé l’été dernier, et il ne m’en a dit que du bien. Je suis d’autant plus déçue que tu ne t’y sois pas rendue.

- Tu me connais, même si tu m’as appris à affronter l’imprévu, là, il s’agissait de huit jours en terre inconnue, c’était trop difficile. Et puis, cela m’a permis d’accomplir un autre projet. Enfin, il n’est pas vraiment accompli, juste amorcé. Mais j’ai l’impression d’avoir mis la main dans un engrenage qu’il me faut dérouler jusqu’au bout.

- Engrenage ? Tu te lances dans la mécanique ?

Gymbia et moi sommes sur le parvis de la fac de médecine et je profite des quelques minutes qui nous séparent de notre premier cours d’audition pour résumer mes aventures depuis la braderie jusqu’à l’expérience de voyance via le phare de Cordouan. Peut-être ai-je bien raconté les différents épisodes car Gymbia ne m’a pas interrompue une seule fois et a paru absorbée par mes paroles. Cependant, elle n’a pas le temps de me faire part de ses impressions car il ne nous reste plus qu’une poignée de minutes pour gagner la salle 105 pour un premier TP sur la surdité et Gymbia est toujours freinée par son plâtre. Elle manie avec suffisamment d’aisance ses béquilles mais je dois lui porter son sac à dos d’où émerge une manche froissée de blouse blanche.

Après une matinée intense pendant laquelle il a fallu traiter virtuellement le cas d’un petit garçon de trois ans né sourd et tout fraichement équipé d’un implant cochléaire, nous nous retrouvons épuisées à une table du restaurant universitaire. L’ambiance bruyante et le plateau repas plutôt répugnant justifient que nous déjeunions en un temps record et nous nous refugions dans un petit recoin de la cafétéria avec un expresso dans lequel nous trempons le spéculoos systématiquement offert avec le breuvage. La conversation tourne autour de la recherche du stage qui doit débuter en Janvier. Gymbia branche son ordinateur portable et ouvre en premier lieu le site d’entraide entre les étudiants en orthophonie. Deux possibilités s’offrent à nous : chercher un cabinet dans nos régions d’origine ou choisir de rester sur la métropole lilloise. Le premier choix diminue le problème de la concurrence et nous permet d’être chouchouter par nos familles pendant trois mois. Le second choix a l’avantage de nous garder proches les uns des autres et nous garantit d’échanger régulièrement sur notre expérience tout en se détendant autour d’un verre et de nous éclater dans une bonne boite belge de temps à autre. Aujourd’hui, après la séparation des vacances, Gymbia comme moi-même nous pencherions pour la seconde solution. Gymbia aimerait trouver un espace médical multiservice plutôt qu’un cabinet confidentiel. Quant à moi, j’aimerai trouver mon stage en milieu hospitalier, et pourquoi pas au CHU de Lille, ainsi je pourrai m’y rendre à pied. Pour l’instant nous devons réactualiser nos CV et nous préparer à affronter le cours de phonation qui doit débuter à 14h30.

Vers 17h, après un cours passionnant mais dense, nous nous dirigeons vers la station de métro et Gymbia me propose d’aller fêter la « reprise » ce soir dans un pub à Lille. Elle souhaiterait que l’on reparle de l’affaire « Anaïse » dont elle n’a pas compris tous les rouages, pour rimer avec engrenage m’a-telle dit, je ne vois pas le rapport mais l’humour de Gymbia n’est pas toujours efficace. Rendez-vous est pris vers 20h à la Grand Place.

Rentrée chez moi, j’ai eu le temps d’envoyer quelques mails dans le but de trouver le fameux stage, de consulter mon emploi du temps du lendemain (super, on n’a cours que l’après-midi, on va donc pouvoir prolonger la soirée à Lille), manger quelques céréales et enfin me changer et me maquiller légèrement. J’arrive la première à la Grand Place où un attroupement est en train de se constituer autour d’une troupe de six jeunes, une fille et cinq garçons. Ils déroulent une surface de quelques mètres carrés d’un épais linoléum, visiblement cirés, sur les pavés de la place. A proximité, l’un d’entre eux s’affaire autour de deux énormes enceintes et un tuner. Après quelques larsens aussi brefs que stridents, il lance une musique très rythmée, et immédiatement leurs corps s’agitent, ne semblent plus leur obéir. Toupies sur le dos, sur l’épaule, sur le bras, sur la main, sur la tête, sur les fesses. Sauts improbables. Voltiges les uns par-dessus les autres. Poses désarticulées. Les enchainements se succèdent, tous plus spectaculaires, plus périlleux les uns que les autres. Cette démonstration de breakdance soulève l’enthousiasme et les applaudissements de l’attroupement qui s’est immédiatement formés autour du groupe. Le « Furet du Nord », derrière moi, a fini de vomir ses clients, des férus de littérature ou des étudiants à la recherche du manuel miraculeux. Certains d’entre eux viennent grossir la foule qui s’épaissit autour de la troupe. Je consulte mon portable pour lire l’heure : 20h10. Rien d’étonnant, Gymbia est toujours en retard. La nuit est presque entièrement tombée. Les projecteurs installés au sol par les acrobates, permettent de déchiffrer les visages autour de moi. A droite deux copines gloussent en espérant se faire remarquer par le trio de garçons un peu plus loin. A gauche, un jeune homme solitaire, plutôt bien de sa personne, si je n’étais pas aussi nouille j’aimerais trouver un moyen de lier conversation, mais la peur d’être maladroite ou perçue comme une enquiquineuse me fige en statue. Heureusement, l’alarme de mon téléphone vient interrompre ma rêverie. Gymbia m’annonce qu’elle m’attend en bas des marches de « La voix du Nord », c’est un lieu très commun pour se retrouver sur la Grand Place. Pas trop de problème pour la localiser, elle a revêtu sa superbe veste multicolore en wax. En m’approchant, je m’aperçois qu’elle rigole avec un jeune homme tout aussi ébène qu’elle.

- Salut ma belle, mon chauffeur et garde du corps a décidé de parasiter notre petite virée nocturne. Je te présente mon frère, Inno. Il a pris la relève d’Assou.

- Et bien que de beaux gosses dans cette famille !

Je m’étonne moi-même d’avoir prononcé cette phrase et je rougis de mon audace. Mais il est vrai qu’Inno a autant de classe que Gymbia à qui il ressemble beaucoup, les deux ne peuvent pas renier leur parenté tant leurs traits sont similaires. Son look est plutôt classique mais il porte ses vêtements avec une prestance exceptionnelle. Ses muscles bien dessinés remplissent sans déformer son pull ras-du-cou et sa veste, l’ensemble noir mat s’accorde parfaitement avec son teint. Un jean noir également et des tennis, toutes aussi sombres, complètent sa tenue. Ses cheveux sont plaqués sur le crâne en une vingtaine de petites tresses qui se prolongent sur cinq centimètres dans la nuque, chacune terminée par une perle de couleur différente. Il m’embrasse distraitement puis s’adresse à sa frangine.

- Bon je te laisse. Tu me tiens au courant de tes déplacements si tu quittes le pub et on se retrouve vers minuit, max une heure du matin. Moi, je vais me balader dans les rues piétonnes. Si t’as un problème, je ne serai pas loin. Amusez-vous bien, à tout à l’heure. Et toi Laurence, on te ramène chez toi après, c’est non négociable.

Là-dessus, Inno tourne les talons et s’engouffre dans la foule encore dense de cette fin septembre miraculeusement printanière. Cinq minutes plus tard, Gymbia et moi sommes attablées au pub de la Grand Place. L’endroit est déjà bondé mais, miraculeusement, nous sommes entrées au moment où un guéridon se libérait. La table est petite mais suffisante pour une consommation. Après un bref coup d’œil à la carte, nous commandons le même cocktail sans alcool. J’imaginais que ma copine allait m’inonder de questions sur ma recherche mais que nenni, elle est impatiente de me raconter son aventure à elle.

- Alors, tu ne remarques rien ?

- Si tu me poses cette question c’est qu’il y a quelque chose à remarquer. Voyons, tu as la signature de Killian M'Bappé sur ton plâtre ?

- Le rêve…dommage, c’est pas ça.

- Tu as changé de vernis à ongle ?

- Où tu vois du vernis à ongle ? Tu sais que j’ai horreur de ça.

- Donne-moi un indice parce que là je pédale dans la choucroute.

- Probablement taille 52 et lavabo.

- Et tu crois que ça va m’aider ? Euh, taille 52 ….c’est pas ta taille de vêtement ou alors tu fais une projection de quelques années quand tu auras eu quatre ou cinq marmots et que tu ne t’habilleras plus qu’avec des boubous. A la rigueur, ça peut être ta pointure.

- Alors là tu me vexes, la vengeance sera terrible.

Gymbia exagère une mine renfrognée et tourne la tête.

- Boude pas, c’était pour rire …Quoique !

Il n’en faut pas plus pour qu’on éclate de rire et tant pis si on manque de discrétion et que l’on nous remarque.

- Lavabo tu as dit ? tu as encore une fuite d’eau et il te faut un joint taille 52 pour réparer le robinet.

- Tu brûles. Taille 52 c’est bien une circonférence et le lavabo, c’est bien une panne mais pas une fuite, plutôt un bouchon.

- Ton lavabo est bouché et tu as aspiré le bouchon avec une ventouse de 52 cm.

- Ça ne se remarquerait pas sur moi, nigaude !

En disant cela, Gymbia lisse ses cheveux d’une façon tout à fait artificielle qui ne lui correspond pas et pose gracieusement sa main droite sur sa joue. Il est alors impossible de ne pas remarquer la bague cabochon rubis qui brille à son majeur. Je lui attrape la main pour scruter la bague un peu rétro.

- Ça y est, ta grand-mère te lègue déjà ses bijoux ?

- Et que viendrait faire un lavabo si c’était ça l’histoire ?

- Bon ben alors raconte.

- Cela faisait quelques jours que l’évacuation était lente dans mon lavabo. Donc je me suis dit qu’il fallait que je profite de la présence d’Inno pour nettoyer le siphon. Donc il met la bassine, il dévisse le siphon, il y a effectivement un bel amas de brun qui tombe, il remet le siphon, on teste et tout va bien. Inno s’apprête alors à vider la bassine dans la poubelle sauf que je n’ai pas encore remis de sac dans la poubelle. Comme le temps avance, j’ai pris un petit sachet plastique qui trainait sur le plan de travail et j’y ai transvasé le contenu de la cuvette. Comme le sachet était dans l’évier et que le bouchon est tombé de plus ou moins haut, j’ai entendu un léger bruit, comme si du métal rebondissait sur l’inox. Ça a piqué ma curiosité et, même si j’ai horreur de trifouiller dans le caca, j’ai pris un pique en bois pour démêler un peu la merdouille et là j’ai vu émerger cette magnifique bague que j’ai frotté avec de la poudre à récurer. Comment tu la trouves ?

- Un peu vieillotte mais ça lui donne du charme, tu as pu voir s’il y avait un poinçon ?

- Tout à fait, je pense que c’est en or et mieux que ça, à l’intérieur de l’anneau il y a deux G entrelacés et une date, 1898.

- Waouh, génial. Qu’est-ce que c’est romantique ! On peut tout imaginer : Gustave pour sa Ginette.

- Ou… Gladys et …Gonzague.

- Ou Gymbia et…

- Oh non, me dit pas ça, ça va me bloquer, je vais me sentir obligée d’attendre de rencontrer un Guillaume ou un Gabriel.

- Bon alors … Germaine et son Gilbert

- Ou … Giuseppe et…. Giorgio !

Toutes nos propositions sont ponctuées d’éclats de rire, si bien que la table voisine, plus sage, tente de s’unir à notre bonne humeur.

- On attend des jumeaux ou quoi ?

Cette question a été lancée par une femme dont on ne pourrait donner l’âge et à qui nos élucubrations n’ont pas échappé. A sa table, on compte une autre jeune femme et trois hommes dans la trentaine semble-t-il. La convivialité est de mise à Lille et il est assez fréquent que des groupes qui ne se connaissent pas au départ finissent la soirée ensemble. Gymbia explique rapidement notre jeu. Rapidement, chacun d’entre nous décline son prénom : la première femme, notre curieuse, se nomme Mylène, elle attire la sympathie. Il y a aussi Léa qui ne s’intéresse pas vraiment à nous, occupée qu’elle est à séduire son voisin Ylies. Enfin Dorian et Hugo complètent le groupe. Nous rapprochons nos deux tables pour n'en faire qu’une. La discussion s’alimente naturellement de nos situations, de nos origines… enfin surtout celle de Gymbia qui captive l’assemblée par son sourire lumineux qui tranche sur sa peau sombre mate. J’ai l’habitude de passer inaperçue et je ne m’en offusque pas, au contraire, cela me rassure, une lumière allumée à toujours les risques de s’éteindre alors que déjà éteinte on peut espérer qu’elle clignote par moment. La soirée se termine sur la place où Mylène et Gymbia improvisent une danse tribale hasardeuse sur le rythme imposé par Hugo qui tambourine sur ses cuisses et Dorian qui a sorti une guimbarde de sa poche. Assise sur la margelle de la fontaine, je m’amuse du spectacle tandis que Léa, qui est parvenue à ses fins, s’éloigne sous le bras d’Ylies. Nous ne reverrons jamais cette troupe mais nous pouvons les remercier d’avoir animé notre soirée. Vers une heure du matin, Inno nous rejoint, il fait forte impression à Mylène mais reste insensible à son « rentre-dedans » et active les adieux. Dans la voiture, Inno demande à Gymbia de faire un rapport de la soirée, il ne le formule pas comme cela mais cela revient au même. Pendant que Gymbia s’exécute avec enthousiasme, à l’arrière de la voiture je fais ma propre rétrospection et je m’aperçois que deux sentiments prédominent : le plaisir et la frustration. Le plaisir d’une soirée joviale et agréable, la frustration de constater que finalement, Gymbia ne m’a pas posé de questions sur l’affaire « Anaïse » et que ce soit la première ou la deuxième partie de la soirée, nous n’avons parlé que d’elle. Je ne lui en veux pas pour autant, c’est comme ça, c’est l’histoire de ma vie. C’était aussi l’histoire de la vie de Gymbia avant que je la rencontre. Souvent, elle m’exprime sa reconnaissance que je sois allée vers elle ce jour de rentrée il y a trois ans, cela avait réveillé sa confiance en elle jusque-là éteinte par le couvercle protecteur de sa famille. Enfin quelqu’un s’intéressait à elle, l’avait repérée, et sa toute nouvelle autonomie amplifiait cette assurance. A partir de là elle devenait visible et se révélait alors qu’un voile opaque continuait de me recouvrir.

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