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L’exposition est sympathique. Les œuvres de deux artistes, une plasticienne et un peintre, se répondent le long d’un couloir. Les peintures, du mouvement pointilliste, représentent des nuages aux formes et aux couleurs variées, mais aussi des nuées et des ciels d’orages. La plasticienne a décliné le thème dans différentes matières : coton, ballon, grillage , papier froissé . Certains nuages pendent du plafond et se balancent au bout d’un fil translucide, d’autres, gonflés à l’hélium et retenus au sol, flottent autour de nous. Puis , curieusement , le couloir débouche dans une salle surchauffée où, sur une petite scène recouverte d’une épaisse couette blanche, posent deux vieillards , une femme et un homme , nus comme des vers, dans des postures changeantes, parfois impudiques. A leurs pieds, un écriteau « nus âges ». Un appareil photo disposé sur un trépied devant la scène, se déclenche toutes les cinq minutes surprenant les deux acteurs dans des positions improbables. Nous sommes étonnés devant le catalogue des prix relativement abordables. Probablement, les artistes débutent leur carrière et ne peuvent se permettre d’être exigeants sur la valeur de leurs œuvres. Malo et moi n’avons pas la même sensibilité face à l’art et débattons à voix basse sur telle ou telle création, il est emballé par le dernier tableau vivant alors que je suis plus sceptique et que je m’interroge sur le message que l’artiste a voulu faire passer. Après une heure de déambulation et cinq minutes d’échange avec la plasticienne, jeune femme extrêmement raffinée, nous nous dirigeons vers la sortie et je décide enfin d’abandonner discrètement mon livre sur une des quelques chaises qui ponctuent le parcours. Dehors, il pleuvine toujours alors que nous nous engageons dans la rue du Molinel pour gagner le métro République. La ligne 1 me ramènera chez moi. Malgré le petit aller-retour, au pas de course, de Malo vers la galerie où il pense avoir posé son pull (quel pull ?), nous sommes à l’entrée de la station en quelques minutes. C’est là que nos chemins vont se séparer : Malo doit remonter jusqu’à la gare pour prendre la ligne 2 en direction de Tourcoing. Il est 17h20, Malo décide de m’accompagner dans le hall souterrain. Nous nous embrassons et je lui promets de lui donner des nouvelles.
- Eh bien moi , je te dirai ce que j’en ai pensé, dit-il en sortant de la poche kangourou de sa vareuse mon livre qu’il aura récupéré lors de son petit retour à la galerie.
- Tricheur ! Tu aurais pu me le demander directement je te l’aurai légué. En même temps, tu sais , Jane Austen , c’est plutôt apprécié par les femmes , tu risques de t’ennuyer.
- Tant pis, je prends le risque et je dévorerais un bon « science-fiction » derrière cela pour faire passer la pilule.
De retour chez moi, j’ai hâte d’organiser mon escapade à Fronsac. Ces conversations avec Malo ont accentué cette force invisible qui m’oppresse et m’oblige à poursuivre mes investigations. J’attrape mon bloc-notes qui traine sur la table en formica qui me sert tout autant de table à manger que de bureau et je dresse la liste de tout ce que je dois faire :
· Téléphoner aux parents pour leur expliquer pourquoi je ne rentrerai pas à la maison pour les vacances de la Toussaint
· Réserver le train pour Libourne ou, si trop cher, voir pour un plan co-voiturage
· Résoudre le problème du trajet Libourne - Fronsac
· Trouver et réserver une nuit d’hôtel à Fronsac
· Commencer sac de voyage
J’ignore pourquoi j’ai l’estomac noué mais je ne pourrai rien absorber ce soir, je vais pouvoir m’occuper tout de suite de ce planning. Il est 18 heures, maman doit être devant les fourneaux et papa pas encore rentré de son club de réparation de petits électroménagers. Il s’y rend bénévolement une fois par mois pour rendre service, s’occuper, apprendre des autres bricoleurs et discuter avec ceux qui sont devenus des amis au fil du temps. Leur génération vieillit en parallèle, leurs opinions évoluent, s‘assouplissent, leurs préoccupations se rejoignent, la vie du village et les résultats sportifs y prennent une place prépondérante. Je remets à plus tard le coup de fil où je leur annoncerai que je ne rejoindrai pas le berceau familial pour la Toussaint. Ils seront contents que je coupe un peu le cordon ombilical mais ils resteront perplexes sur le motif.
En commençant mes recherches, je constate que la mairie de Fronsac n’est ouverte qu’en semaine et ne reçoit le public que le matin, cela ne m’arrange pas. Je trouve vite la solution pour rallier Fronsac à partir de Libourne : il existe une ligne de bus entre 7h30 et 9h30. Il faut que je trouve un train qui arrive à Libourne le dimanche soir, ce serait le top. Les prix sont vite dissuasifs. Le mieux que je trouve est Eléonore qui propose un covoiturage pour Bordeaux , ensuite je prendrai le train pour Libourne. Si tout se passe bien je peux être arrivée vers 19h. Au niveau budget , il faut compter cinquante euros de covoiturage plus cinq euros de train plus un hébergement . Le mieux que je trouve est un Airbnb à Libourne. Là-dessus je dois compter un aller-retour Libourne-Fronsac en bus. Grosso modo, cela va me coûter cent-vingt euros, c’est déjà un sacré budget pour une étudiante. Quiconque pourrait penser que cela va m’amener à reconsidérer le bien-fondé de mon entreprise, mais l’accident de Gymbia et les économies du stage char à voile qui s’en sont suivies me permettent d’imaginer que les évènements se tissent pour m’imposer ce voyage. Je n’ai aucune hésitation, quelques clics et les réservations sont faites. Cette dernière semaine à l’école va me paraitre bien longue.
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