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Il est 10 h 20, je suis de retour sur le banc. Internet, je tape « Audrey Brun Saint Martin de Ré » dans le moteur de recherche. Classiquement, le premier site proposé est celui des profils Facebook. Il y a près d’une vingtaine de compte. En éliminant ceux dont la photo correspond à une femme plus âgée, ceux qui ne correspondent pas géographiquement, ceux qui sont vides, la liste se réduit à deux comptes dont les derniers postes sont trop récents, actifs après la date de décès. Je reviens aux résultats de la recherche google et j’ajoute les mots « décès 15 ans ». Le site « une pensée pour nos défunts » est le premier choix. Il m’offre tout de suite la possibilité d’affiner la recherche avec le nom, prénom, date du décès. En quelques dixièmes de seconde, j’accède au document attendu : l’avis de décès paru dans le journal régional .
Le seigneur a rappelé dans sa maison
AUDREY BRUN
Agée de 15 ans
De la part de ses parents Sophie et François
De sa sœur France
De sa nièce Elsa
De ses grands-parents Hélène et Guy Rey (ⴕ), Josiane et Serge Brun
Des familles Martin-Laveau, Nadeau, Carron, Roche, Framontet
Ses obsèques religieuses seront célébrées le samedi 4 juillet 2018 en l’église Saint Martin à Saint Martin de Ré.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Des fleurs blanches et des dons en faveur de la recherche contre la leucémie.
Pas d’adresse. La famille Martin-Laveau, celle de Vaux sur Mer, est bien citée après les grands parents, au rang des tantes et des oncles sans doute. Cela ne m’avance pas énormément. L’ile est petite, il ne doit pas y avoir beaucoup de rhétais, un décès de leucémie d’une jeune adolescente, les locaux s’en souviennent peut-être. Je n’ai pas trop envie de repartir à la mairie, il risque de trouver cela louche. Interroger des ados … les ados sont méfiants, ils ne répondront pas à mes questions … et puis à cette époque il doit y avoir pas mal de vacanciers. Je passe pas moins de vingt minutes à réfléchir sur une stratégie afin de découvrir l’adresse de cette famille Brun. Sur le répertoire téléphonique de la poste, la recherche ne débouche sur aucun résultat. J’en viens à dresser la liste des personnes plus anonymes qui ont pu être en contact avec la famille au moment des obsèques.
· Les villageois, mes propriétaires : trop aléatoire et comment justifier que je les interroge sur cette famille.
· Le curé : je n’oserai pas, pas plus que le vicaire.
· Les pompes funèbres : elles ont devoir de discrétion, elles ne me répondront pas.
· Le quotidien « La Charente libre » qui a diffusé l’avis d’obsèques : quand on est à court d’idée on dit vraiment n’importe quoi !
· Les fleuristes : c’est peut-être la clé.
Ni une , ni deux …google… fleuristes Saint Martin de Ré…entrée. Bingo, il y a deux boutiques intra-muros : « Une fleur t’affleure » et « Arrosons la rose », je trouve que les deux noms se ressemblent dans leur construction, j’envisage qu’il s’agisse du même propriétaire. Il est presque onze heures, je vais commencer par la boutique la plus proche, mais d’abord il faut que je réfléchisse à un scénario. J’imagine qu’il faille que je parvienne soit à me faire donner l’adresse par le vendeur soit à lire cette adresse à l’insu du vendeur. Inutile de baratiner avec l’histoire de ma carte postale, je dois m’inventer un personnage.
- Bonjour, je peux vous aider ?
Je suis en train de flâner entre les poinsettias, les cyclamens, les azalées et les grands vases de fleurs coupées. Mais déjà, je ressens un profond malaise, j’ai l’impression de salir une histoire douloureuse qui n’est pas la mienne, de manquer de respect à cette jeune Audrey, de m’enfoncer dans les abimes d’un mensonge glauque qui risque de torturer ma mémoire pendant de nombreuses années. Mais d’où est-ce que j’ai eu l’idée de prétexter être une connaissance d’Audrey avec laquelle j’aurais sympathisé à l’hôpital, dont je viendrais d’apprendre la disparition. Dans mon imposture, je me serais d’abord assurer que la fleuriste ait été sollicitée pour des compositions florales en vue des obsèques, puis je lui aurai imploré de me révéler l’adresse de la famille Brun pour pouvoir leur présenter mes condoléances. Au moment où je dois endosser ce personnage, je me déteste d’avoir imaginé ce scénario.
- Je voudrais juste un bouquet de ces grosses marguerites, exclusivement des blanches, s’il vous plait.
- Ces sont des gerberas , ils sont magnifiques et tiennent longtemps en vase si vous coupez régulièrement la base de la tige . Combien de tiges je vous mets ? C’est pour offrir?
- Oui…euh, plutôt pour porter au cimetière. Mettez 5 tiges.
- Oh ! On a eu dernièrement des commandes exclusivement en blanc pour le décès d’une jeune fille.
J’hallucine ! Mais je n’ai fait aucune allusion, moi ! Encore un signe du destin, il faut que je tente ma chance.
- Il s’agit sans doute d’Audrey.
- Effectivement, vous la connaissiez ? C’est pour elle votre bouquet ?
- Non, je ne l’ai pas connu mais le bouquet est effectivement pour elle. C’est compliqué mais même si je ne la connais pas, elle prend part dans une histoire qui concerne sa famille et dont j’ai connaissance de quelques fragments. J’essaie de trouver leur adresse pour leur demander s’ils acceptent de me rencontrer.
Aussi incroyable que cela puisse paraitre, la providence va encore m’être favorable. L’honnêteté va payer et mes anges m’épaulent. Ma fleuriste a la langue déliée.
- La famille est très soudée , encore plus depuis ce drame. La grand-mère d’Audrey et deux de ses sœurs ont construit ou acheté leur maison dans le même quartier. Si vous trainez du côté de la Clavette vous devriez trouver au moins l’une d’entre elle. Voilà votre bouquet , j’ai mis un peu de gypsophile et d’eucalyptus pour l’étoffer. Ça vous fera 27 euros 50.
Je mets le bouquet dans le panier attaché au guidon et je retourne à la location où je le dépose dans un fond d’eau dans l’évier puis je passe à la superette ou j’achète une barquette de taboulé pour mon déjeuner. J’en profite pour me renseigner auprès de la caissière sur la localisation du quartier de la Clavette. Elle m’informe que la Clavette est une plage à La Flotte, village à deux kilomètres d’ici vers l’Est. À mes pédales, direction La Flotte, nom de circonstance pour un village de bord de mer. La plage de la Clavette est la première plage indiquée sur la départementale lorsqu’on se rapproche du rivage. En cette journée d’octobre ensoleillée et douce, quelques vacanciers se promènent sur la digue. Je présume qu’en plein été l’endroit doit être noir de monde. J’emprunte la rue la plus proche pour rentrer dans la ville. La plupart des maisons sont fermées, sans doute des maisons de vacances ou des locations saisonnières. Je n’ai pas à remonter très haut que sur la gauche, une venelle porte le nom de chemin de la Clavette , les choses se précisent. Il faut que je lise le nom sur les sonnettes ou les boites aux lettres, ce qui n’est pas chose facile car je dois me rapprocher avec le vélo, j’ai peur de me faire repérer et de passer pour quelqu’un de mal intentionné. Les premières maisons sont cachées derrière un mur de pierre, je me hisse sur les pédales pour voir si les volets sont ouverts. La ruelle ne fait peut-être qu’une centaine de mètres de long. À mi-chemin, j’ai repéré un nom qui m’est familier « Framontet ».. Il est presque 13 h, je ne peux pas déranger ces personnes pendant leur déjeuner. Je décide d’attendre 15 h 30 et d’aller moi-même grignoter sur la plage.
Assise sur la digue face à l‘océan , je me laisse absorbée par le doux bruit répétitif des vagues. Il m’hypnotise pendant quelques minutes puis je sors ma barquette de taboulé, sous le couvercle je trouve une fourchette en plastique, je décolle la protection qui recouvre le plat. Je pinaille dans la barquette, l’appétit ne m’est toujours pas revenu, j’ai dû perdre 2 kilos en huit jours. Au bout de trois bouchées, je remballe le taboulé et le glisse dans mon sac à dos . La pomme aura un peu plus de succès mais il me faudra vingt minutes pour la croquer en entier. C’est l’heure de passer quelques coups de fil et répondre aux SMS. L’écran m’annonce deux SMS en attente. Le premier est de Gymbia…pas étonnant, elle veut savoir où j’en suis de mon entreprise et me confie qu’elle a quelque chose à me raconter. Le deuxième SMS est de Malo, il est toujours dans mon parage, je commence à m’attacher à lui. Depuis samedi dernier, nous avons communiquer deux fois par texto, des balivernes à chaque fois mais sur une note enjouée bien plaisante. Lui aussi veut savoir si j’avance. Je lui réponds :
- Hello Malo, je ne sais si mon histoire va aboutir mais elle m’amène à profiter du soleil de l’ile de Ré, c’est assez sympa. J’espère que tes vacances ont toujours bonne tournure. Bises .
Là-dessus, je téléphone à mes parents plus pour avoir de leurs nouvelles que pour en donner des miennes. J’ai toujours cette angoisse qu’ils déclarent un problème de santé. Pourtant, ils vieillissent plutôt bien, je devrais me rassurer.
- Allo M’man, je viens prendre de vos nouvelles en direct d’une plage de l’ile de Ré.
- Tu es à l’ile de Ré maintenant ? Tu devais aller à Fronsac.
- Eh bien, tu vois, mon enquête avance, j’ai déjà retrouvé la sépulture d’Anaïse et, vraisemblablement, il y a des descendants ici . J’aimerai en rencontrer un pour mettre un point final à cette histoire. Je sais que tu vas dire que je suis folle mais je crois qu’il y a un mystère et que j’ai été choisie pour le résoudre. Il y a plein de signes positifs sur mon chemin.
- Tu es folle ma fille ! Mes deux filles sont aussi folles l’une que l’autre.
- Tu vois , je savais que c’est ce que tu dirais. Mais ne t’inquiète pas , ce sera sans doute la seule et unique aventure loufoque de ma vie et je ne fais de mal à personne. Si j’ai un doute sur le bien-fondé de ma recherche, j’arrêterai.
- Tu as trouvé un hébergement ? Tu y arrives financièrement ?
- Oui, oui, ne t’inquiète de rien. Dis-moi plutôt comment vous allez toi et Papa.
Nous allons papoter pendant dix minutes où je vais constater que tout va bien. Le seul bouleversement vient d’Agnès. Ma sœur a décidé de changer de métier, elle abandonnerai le graphisme pour aller élever des ânes et produire des cosmétiques au lait d’ânesse. Les parents sont fiévreux, il trouve cela totalement irresponsable, c’est le décalage des générations. Je suis curieuse de savoir si elle va créer son affaire toute seule et où elle va s’installer. Je vais attendre quelques jours et je l’appellerai. Nous ne sommes pas super complices toutes les deux mais si elle commence à faire des virages en épingle comme celui-là, je sens que nous allons nous rapprocher.
Je n’ai pas le temps de composer le numéro de Gymbia que Malo m’appelle. Il réagit sans doute au texto qu’il vient de lire. Il doit avoir le portable greffé à la main pour réagir si vite. Je décroche :
- Salut , tu viens de lire mon message ?
- Oui, et c’est vraiment insensé, limite du harcèlement .
- C’est quoi ce délire de harcèlement ?
- D’abord tu viens me voir sur mon lieu de travail et aujourd’hui , tu m’annonces que tu es dans mon fief.
- Ton fief ?
- Tu te souviens que je suis des Charentes Maritimes.
- Euh.. oui.
- Et bien l’ile de Ré fait partie des Charentes Maritimes et ma famille est établie sur l’ile depuis au moins 5 ou 6 générations. J’ai été à l’école là-bas, j’y ai tous mes copains d’enfance et d’ailleurs, je dois y être demain pour l’anniversaire de mon frère.
- Ecoute, je te crois , parce que des hasards pareils ça ne s’inventent pas. Mais je ne sais pas qui harcèle l’autre dans cette histoire.
- Si tu veux, on peut se voir jeudi.
Dans mon for intérieur, je pense déjà à réserver le studio trois nuits de plus, histoire de profiter pleinement de cette journée.
- Hey, tu ne réponds pas, t’es pas d’accord ?
- Oh, je réfléchissais, mais c’est ok , pas de problèmes. Vers quelle heure tu peux être là ?
- Vers 10 heures, ça t’irait ?
- Très bien. Je propose devant la mairie de Saint Martin. Je suppose que tu connais et moi je m’y suis rendue ce matin. Comment tu te déplaces sur l’île ? Moi j’ai loué un vélo .
- Je ne sais pas encore , je verrai en fonction de la météo et de mon courage. Quand j’y repense , c’est vraiment trop drôle que tu sois là.
- Trop drôle, je ne sais pas, mais c’est une bizarrerie de plus sur ma route, cela commence presque à me faire peur.
- Ah, tu vas encore évoquer les esprits.
- Oh, ça va ! Tu n’es pas obligé d’y croire mais tu ne m’empêcheras pas d’en être convaincue. Tu mériterais que jeudi je te laisse tomber comme une vieille chaussette, mais je ne suis pas rancunière, alors à jeudi.
- Ok, à jeudi.
Maintenant il me reste à appeler Gymbia. Tout en sélectionnant son numéro et en attendant qu’elle décroche, je ne peux m’empêcher de sourire en pensant à Malo. Je dois admettre que ce garçon ne me laisse pas indifférente mais je ne veux pas m’emballer. Pourquoi s’intéresserait-il à moi ? Je pense qu’il est amusé par mes recherches et quand cette histoire sera résolue, il disparaitra probablement de mon environnement.
- Allo Gymbia ?
- Oui , ma belle, enfin tu me rappelles, cela fait au moins trois heures que je t’ai laissé un message.
- Je sais , mais je consacre les heures ouvrables à mes démarches. Là, je suis sur l’ile de Ré et je déjeune sur une plage de sable fin.
- Oh la chance ! Moi je suis sur mon lit de jeune fille dans ma petite chambre sous le toit où j’ai subi les assauts de mes frères et de mes cousins lorsque j’étais plus jeune.
- C’est de cela dont tu voulais me parler ?
- Bien sûr que non. Dis-moi d’abord où tu en es .
- J’avance petit à petit et je suis toujours guidée sur les rails par des forces occultes…peut-être un marabout africain.
- N’importe quoi !
- Je vais bientôt rencontrer un descendant d’Anaïse. J’ai retrouvé la sépulture mais ça m’embrouille les idées, j’ai l’impression que finalement elle s’est mariée avec son amoureux, le fameux Régis, peut-être qu’il n’est pas mort dans le naufrage. J’espère que les descendants pourront m’en dire plus. Et toi, qu’est-ce que tu voulais me raconter ?
- Je voulais te raconter ma soirée d’hier. Avec les copains du quartier on s’est déguisé pour fêter Halloween. On était une dizaine à faire les foufous.
- Tu n’as pas l’impression d’avoir passé l’âge pour aller réclamer des bonbons ?
- On n’a dérangé personne, on s’est contenté de déambuler dans les rues, et puis vers vingt heures on a rencontré une autre troupe, on a fait semblant de s’affronter à coup de fil fou et de farine, c’était trop marrant. On a terminé la fête dans le sous-sol d’un gars du quartier. Et figure toi, que dans le 2ème groupe, il y avait un zombie fort sympathique et qu’on a bien déliré tous les deux.
- Tu veux me dire que tu es tombée amoureuse.
- Oh j’irai pas jusque-là mais il est prévu qu’on se voit ce weekend, si ça se trouve, sans son maquillage je vais le trouver encore plus moche qu’avec. Et peut-être que lui aussi, il ne va pas me reconnaitre. Avec la farine, j’étais blanche, cela risque de lui faire un choc.
Nous éclatons de rire.
- Vivement samedi que tu me racontes la suite.
- Et toi, t’as pas repéré de beaux gosses sur l’ile de Ré ?
- Je n’ai pas eu le temps. Mais …..
- Mais quoi ?
- J’ai quand même un rancard après-demain avec un jeune homme qui habite l’ile.
- Comment ça ? Tu viens de me dire que tu n’avais pas eu le temps de rencontrer les beaux gosses.
- Tu vas voir, c’est complètement improbable, il s’agit de ……..
- Oh t’arrête avec tes suspenses ! C’est qui ?
- Malo.
- C’est bien ce que je pensais, le mec il est amoureux de toi.
- Il vient ici parce que sa famille habite ici et qu’il doit fêter l’anniversaire de son frère.
- Et parce qu’il doit te draguer !
- Bon, j’en sais rien, mais j’avoue que je n’y verrais pas d’inconvénient.
- Ah ben voilà, on y est !
Nous avons conversé encore quelques minutes puis je suis remontée vers la promenade pour reprendre mon vélo. Il est encore un peu tôt , je vais visité un peu le village avant de sonner chez les « Framontet ».
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