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Cela fait cinq minutes que je suis sur le parking qui domine la plage. J’allais retirer l’antivol du vélo lorsque j’ai entendu des pleurs d’enfants. A l’oreille, j’ai vite repéré un enfant blond de trois ou quatre ans. Il est devant une voiture et il serre son doudou contre lui. Je suis sûre que ses parents vont vite le retrouver mais en attendant, je suis à dix mètres de lui et je m'applique à le surveiller jusqu’à ce que sa famille le retrouve. Je jette un coup d’œil à la plage dans l’espoir d’y repérer une famille affolée en train de crier un prénom mais non , la plage est presque vide , très calme. Je me retourne vers l’enfant dont j’entends toujours les gémissements. Jusque-là immobile, le petit est en train de descendre vers la route. Je réagis tout de suite et je me dirige rapidement vers lui sans pour autant me précipiter pour ne pas l’affoler. « Hey, petit boutchou, qu’est-ce que tu fais ici tout seul ? ». Le gamin me regarde , ou plutôt la gamine si je me fie à la petite barrette fleurie qui glisse de ses cheveux filasses et tout emmêlés. Elle ne semble pas effrayée par mon intrusion voire même ses pleurs se calment un peu. « Tu es perdue ? Est-ce que tu sais où sont tes parents ? ». Tout en lui posant ses questions, je lui ai pris la main et je l’ai accompagnée vers le muret qui cerne la plage. « Assieds-toi là et raconte-moi ce qui t’arrive. » Je la hisse sur le muret , elle est toute légère, vêtue uniquement d’une couche, d’un tricot de peau blanc et de socquettes roses. La fillette continue de geindre et ne répond à aucune de mes questions. J’attrape mon sweat dans le sac à dos et je lui couvre les épaules. Régulièrement, je regarde autour de moi en tentant de repérer une personne susceptible de chercher son enfant . Cela fait maintenant un quart d’heure que j’ai cueilli la fillette et toujours personne. Elle a cessé de pleurer, elle est rassurée par ma présence. J’ai réussi à lui extorqué son prénom, elle s’appellerai Elisa ou Melissa ou un truc dans le genre. J’ai dû d’abord nouer une relation de confiance avec son doudou avant qu’elle accepte de répondre à quelques questions. Mais son jeune âge et son état émotionnel ne lui permettent pas de me dire où sont ses parents et ce qu’il s’est passé. Se peut-il qu’ils soient montés en voiture et partis en oubliant leur fille sur le parking ? A-t-elle profité d’un défaut de surveillance pour s’éloigner ? Je ne crois pas beaucoup à la deuxième version, ils seraient en train de la chercher et j’en aurai déjà eu des échos. Le temps s’écoule et maintenant cela fait vingt minutes. Je ne vois pas d’autres solutions que d’appeler la gendarmerie, tant pis si cela doit se révéler inutile et que je doive passer pour une idiote mais je ne peux pas laisser cette petite fille dans la détresse. Une vieille dame qui passait à proximité et que j’ai interpellé en espérant qu’elle reconnaitrait la fillette, m’encourage à le faire. Il est 14 h 45 lorsque je compose le 15.
- Gendarmerie de Saint- Martin.
- Bonjour, voilà, je suis au niveau de la plage de la Clavette et j’y ai trouvé une petite fille perdue. Cela fait vingt minutes que je suis avec elle, je pensais peut-être voir arriver ses parents mais il n’y a personne qui semble s’inquiéter d’elle.
- Vous connaissez la petite ?
- Non, non, pas du tout. J’ai réussi à lui faire dire son nom, je crois que c’est quelque chose comme Elisa ou Melissa, elle doit avoir trois ou quatre ans, elle pleurait quand je l’ai repérée, là elle s’est un peu calmée. Elle est en couche , teeshirt et socquettes, pas de chaussures. Elle serre son doudou.
- Ne bougez pas, continuez de la rassurer, je pense savoir qui c’est. J’ai des collègues pas loin de là où vous êtes. Je les avertis, ils devraient être là d’ici 5 minutes.
- Oh tant mieux, je suis soulagée. Je peux raccrocher ?
- Donnez-moi votre nom d’abord
- Laurence Danière.
- Laurence …Danière…Bien, restez en ligne, mes collègues vont arriver.
- Merci.
Je me retourne vers la gamine :
- Tu vas bientôt retrouver tes parents et ta maison. Les gendarmes vont t’y emmener, faudra pas avoir peur d’eux.
Le temps d’écouter les ragots de la dame qui est finalement restée à nos côtés et je vois se garer devant nous une voiture de gendarmerie d’où descendent un gendarme, une gendarmette et une jeune fille d’une vingtaine d’année. La jeune fille se précipite vers la fillette qui lui saute dans les bras. C’est visiblement sa maman. La maman respire sa fille à pleins poumons et tout en sanglotant lui répète « C’est fini, maman est là maintenant, je te laisserai plus, c’est fini, c’est fini, on est toutes les deux maintenant. » C’est assez émouvant d’assister à cette scène, je ressens l’immense peur de la maman d’avoir envisagé de ne plus revoir sa fille. J’ai l’impression d’être une intruse dans ce scénario mais ce n’est visiblement pas l’avis des deux gendarmes qui restent postés devant nous. L’homme s’adresse à moi :
- C’est vous qui avez téléphoné ?
- Oui. D’ailleurs on m’a demandé de rester en ligne, je peux raccrocher maintenant ?
- Oui, vous pouvez. Cela fait combien de temps que vous êtes avec la petite ?
- Je dirai presque une demi-heure.
- Votre nom ?
- Laurence Danière.
- Nous allons raccompagner la petite et sa maman chez elles. Vous allez devoir venir avec nous car, après, nous irons au poste pour enregistrer votre déposition.
- Euh…et qu’est-ce que je fais de mon vélo ?
- Vous le laissez ici. On vous raccompagnera quand on aura fini ou bien une patrouille viendra le chercher .
Pendant que l’officier me questionne, sa collègue regarde sa montre puis prend quelques notes sur un calepin. La maman continue de consoler sa fille et commence à lui poser des questions sur comment elle est arrivée là. Le gendarme lui demande calmement mais fermement de ne pas l’interroger pour ne pas interférer avec l’enquête qu’ils vont devoir mener. Sa collègue a pris les coordonnées de la vieille dame qui est restée et a assisté aux retrouvailles. Puis les gendarmes l’ont autorisée à poursuivre son chemin. Maintenant, ils nous invitent toutes à monter dans leur Kangoo. Je m’assieds à l’arrière droit tandis que la jeune maman prend la place de gauche avec sa fille sur les genoux. Elle ne me regarde pas alors que je me tourne vers elle avec un sourire compatissant. Elle retire mon sweat que la petite a gardé sur ses épaules et le pose sèchement sur le siège du milieu. J’ai l’impression qu’un étrange malaise s’installe dans la voiture. Il ne m’est jamais arrivée une aventure aussi curieuse et j’ai du mal à interpréter l’ambiance bizarre qui règne dans l’auto. De toutes façons, je n’ai pas le temps de cogiter très longtemps car au bout de deux minutes le véhicule s’arrête devant une jolie villa blanche aux volets bleus qui évoque une maison de vacances. Une seconde voiture de gendarmerie est déjà garée dans l’allée. La gendarmette, la maman et sa petite fille accrochée à son buste tel un koala descendent de la voiture et se dirige vers la maison. Je reste dans le véhicule avec le conducteur. Il faut que je casse ce silence pesant pour donner un goût de banalité à cette épisode qui m’échappe :
- Il se passe quoi en fait avec cette petite ?
- Je ne sais pas. Nous attendons le retour de ma collègue et nous irons à la gendarmerie pour essayer d’y voir plus clair.
- Ça va durer longtemps à la gendarmerie ?
- Tout dépendra de ce que l’on va apprendre.
- La petite à tout au plus trois ans, vous pensez qu’elle va pouvoir vous révéler ce qui s’est passé ?
- Je ne peux pas vous répondre. Je pense qu’elle va d’abord être conduite à l’hôpital pour une auscultation.
- Cela faisait donc longtemps qu’elle avait disparu lorsque je l’ai trouvé sur le parking ?
- Cessez de poser des questions et laissez-nous le temps de mener l’enquête. La petite est rentrée chez elle, il faut se réjouir de cette nouvelle et on va se contenter de cela pour l’instant.
Cette dernière réponse est plutôt tranchante, je comprends que je suis devenue sans le vouloir une cheville dans une enquête policière et je commence à m’inquiéter du retard que cela va imposer à mes recherches. Je suis loin d’imaginer les réelles répercussions de cette affaire. Au bout de quelques minutes, la gendarme revient en tenant une grande enveloppe kraft bombée de ce qu’elle contient. Elle la pose sur les genoux de son collègue. et démarre la voiture. Elle informe le gendarme qu’il devra adresser l’enveloppe à la scientifique. J’en déduis que ce sont les vêtements de la gamine qui sont dans l’enveloppe. J’apprends aussi que le médecin de famille va ausculter la petite d’ici dix minutes, ensuite elle sera dirigée vers Saint Honoré pour un examen plus complet. J’ignore ce que c’est que Saint Honoré, pour moi c’est un gâteau d’anniversaire avec de la chantilly. J’ose poser la question « C’est quoi Saint Honoré ? »
- C’est le centre hospitalier
- Elle a été agressée la petite ?
- Je ne suis pas habilitée à répondre à cette question.
La réponse est assez sèche, j’envisage déjà que le dépôt de mon témoignage ne va pas être aussi anodin qu’il devrait l’être. D’ailleurs, nous voilà arrivés à la gendarmerie. Le gendarme actionne le bip qui ouvre le portail et gare la voiture dans le parking intérieur. Puis ils me conduisent dans un bureau tout ce qu’il y a de plus impersonnel : un bureau avec son fauteuil, un écran d’ordinateur avec une petite caméra agrippée au sommet, 3 chaises en plastique beige et piétement en acier, un cadre avec le portrait de Macron, une affiche de propagande ventant le métier de gendarme, une carte routière de la région. On me propose de m’assoir, que dis-je on m’ordonne de m’assoir. Quelle chaise choisir ? Allez, j’opte pour celle du milieu, j’ai l’impression que cette position centrale me donnera de l’assurance. La gendarmette pose un gobelet d’eau devant moi, cela présage-t-il que l’interrogatoire va être long ? Un nouveau gendarme entre dans la petite pièce, s’assoit devant l’ordinateur, posent ses bras mains nouées sur le bureau et se présente :
- Bonjour, je suis le lieutenant Kolodziejczak, c’est moi qui vais mener l’interrogatoire.
- Bonjour.
Il en impose, je ne suis pas à l’aise. Il commence par taper quelques trucs au clavier, je présume qu’il renseigne la date, le lieu et la nature du dossier qu’il est en train de créer.
- On va commencer par votre identité. Veuillez décliner votre nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse.
- Euh ! Pour l’adresse, je donne celle de mon séjour sur l’ile de Ré, ou bien mon adresse à Lille où je fais mes études.
- Vous restez longtemps ici ?
- Non, je pense rentrer chez moi dans deux ou trois jours.
- Donnez-moi les deux.
Toutes ces informations entrées dans la bécane, il marque une pause et me regarde de façon intimidante pendant quelques secondes qui me paraissent bien longues. Puis il reprend :
- Venons-en au fait. Donc vous avez retrouvé une petite fille égarée, c’est ça ?
- Oui.
- C’était où ?
- Sur le parking qui longe la plage de la Clavière.
- De la Clavette , me corrige-t-il. Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?
- J’ai déjeuné sur la plage et je remontais pour reprendre mon vélo.
- Comment avez-vous repérer la petite ?
- Je me suis assise sur le muret pour retirer le sable de mes pieds et j’ai entendu la petite qui pleurait. Je l’ai cherché du regard et je l’ai vue entre deux voitures, elle semblait désorientée. J’ai attendu peut être une minute en pensant que les parents étaient probablement pas loin , qu’ils avaient peut être puni leur fille en l’éloignant un peu mais j’ai trouvé bizarre qu’il n’y ait vraiment personne dans les parages. A un moment, j’ai vu qu’elle partait vers la rue, j’ai eu peur pour elle, je me suis approchée et je lui ai demandé si elle était perdue, si elle savait où étaient ses parents, mais elle était trop paniquée pour répondre. Il y avait déjà cinq minutes d’écoulées et toujours personne à l’horizon, alors je me suis dit qu’il fallait que je reste avec elle, j’avais peur qu’elle parte sur la route.
- Qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle était paniquée ?
- Les pleurs, la désorientation, elle se tournait à droite, à gauche, à la recherche de quelqu’un et puis elle serrait fort son doudou.
A chacune de mes réponses, le lieutenant transcrit mes paroles sur l’ordinateur. A ce moment-là, un de ses collègues vient lui porter un papier qu’il lit sans sourciller puis dit « OK ».
- A quelle heure avez-vous retrouver la petite ?
- Il devait être 14h15, dans ces environs là.
- A quelle heure êtes-vous arrivée sur la plage ?
- Vers 13h15 je crois.
- Vous croyez ou vous êtes sûre ?
- C’est important ?
- Peut-être.
- J’ai grignoté une pomme et après j’ai téléphoné. Je peux consulter mon téléphone pour vous préciser ?
- Non, on verra plus tard. Je note 13h15. A qui avez-vous téléphoné ?
- A ma mère, et après un copain m’a appelée et après j’ai téléphoné à une amie.
- Vous étiez seule sur la plage ?
- Moi, j’étais toute seule mais un peu plus loin il y avait un groupe de jeunes.
- Des filles et des garçons ? Ils étaient nombreux ?
- Attendez, là je commence à me poser des questions, j’ai l’impression que vous me posez des questions comme si j’étais coupable de quelque chose. J’ai loupé un épisode ? Moi, j’ai juste essayé de protéger une petite fille abandonnée et quand j’ai vu que ça durait, que personne ne la cherchait, je vous ai appelé. Est-ce qu’il y a quelque chose de répréhensible là-dedans ?
- D’abord c’est moi qui pose les questions . Ensuite, ce sont des questions totalement normales dans le cadre d’une enquête criminelle dont vous êtes un témoin.
- Enquête criminelle ? ( je commence à flipper)
- Je rectifie enquête POTENTIELLEMENT criminelle. Nous ne savons pas ce qui est arrivé à cette fillette avant qu’elle se retrouve sur ce parking. Acceptez-vous que l’on reprenne l’interrogatoire ?
- Oui. Mais je ne suis pas d’accord avec le fait que je ne puisse pas poser des questions.
- Alors, ce groupe de jeunes, combien étaient-ils ? et jeunes comment , pré-ado, ado, jeune adultes ?
- Je ne les ai pas comptés. Je dirais entre huit et dix, des filles et des garçons, des ados, aux alentours de quinze ou seize ans, en tout cas l’âge où les garçons font les kékés, ils parlent fort pour se faire remarquer et faire glousser les filles.
- Je vois. Ils étaient toujours là lorsque vous avez quitté la plage ?
- Oui.
- Vous êtes venue toute seule sur l’ile de Ré ?
- Oui.
- Des vacances ?
- Oui, plus ou moins.
- Plus ou moins ? Vous pouvez préciser.
- Je suis étudiante, donc je profite des vacances de Toussaint. Je suis venue ici car je fais des recherches généalogiques qui m’amènent ici pour consulter des archives.
- Vous pouvez m’en dire plus ?
- Je fais des recherches sur une femme qui est décédé à Saint Martin en 1959 et qui a probablement une descendance.
- Vous êtes hébergée comment ?
- J’ai loué un Airbnb à Saint Martin.
- Ah oui , c’est l’adresse que vous m’avez donné tout à l’heure, chez Mr et Mme Bruneau. Et vous vous déplacez en vélo.
- Oui. A propos, j’ai dû laissé le vélo que je loue aux Bruneau sur le parking de la plage. Si quelqu’un pouvait aller le rechercher parce que j’ai l’impression que vous allez me retenir un bout de temps.
- Il a un antivol ?
- Oui, voilà les clefs.
Le lieutenant convoque alors son collègue et lui demande d’aller récupérer le vélo, ce qui me confirme qu’il n’en a pas terminé avec moi.
- En fait, nous avons reçu un témoignage d’un riverain de la rue de la Clavette ayant aperçu, aux alentours de 13h, une jeune fille correspondant à votre description, à vélo et scrutant les boites aux lettres et les jardins par-dessus les clôtures. Or, c’est à quelques centaines de mètres de la maison où a disparu la fillette. La fillette s’est endormie sur la terrasse sur un fauteuil de jardin vers 13h. Sa mamie et sa maman sont rentrées dans la maison pour la laisser dormir tranquille. Vers 13h30, la maman a jeté un coup d’œil par la baie vitrée, la petite avait disparue. Elles l’ont cherchée pendant une demi-heure avant de nous appeler. L’équipe est arrivée dix minutes après, ils les ont aidé à chercher jusqu’à votre appel. Vous comprenez que votre présence sur les lieux à la même heure ouvre le champ des hypothèses. Que faisiez-vous dans cette rue à 13h ?
- Je vous l’ai dit , de la généalogie.
- Vous pouvez préciser ?
- La dame dont je vous ai parlé tout à l’heure a vraisemblablement des descendants et j’ai appris qu’ils logeaient dans la rue de la Clavette. Donc je voulais les localiser d’où l’examen des boites aux lettres et voir si la maison était habitée car je me suis rendue compte qu’il y a beaucoup de maisons qui sont fermées, des maisons de vacances je suppose.
- Quels sont les noms que vous recherchez ?
- J’en ai localisé un qui m’intéresse , c’est la famille Framontet.
- La famille Framontet ….ça se complique …ils sont parents avec la petite Elsa Brun, Mme Framontet est la grand-tante d’Elsa Brun.
- Qui est Elsa Brun ?
- La petite que vous avez secourue.
- Son nom est Brun ?
- Oui, je viens de vous le dire. Ce nom vous dit quelque chose ?
- Il est dans la liste des personnes que je cherche à contacter.
- Résumons, vous étiez en train de fureter dans le quartier à la recherche d’une famille dont la petite fille disparait et que vous retrouvez sur la plage …. C’est une histoire qui ne tient pas debout. Il va falloir que j’auditionne le témoin et la maman de la petite. En attendant , les charges sont suffisantes pour que je vous mette en garde à vue.
Je blêmis, mon sang disparait de mes vaisseaux et s’écoule dans le néant. Black-out.
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