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J’ai l’adrénaline au bout de l’index lorsque j’appuie sur la sonnette. Je suis impatiente de savoir ce que cette famille va pouvoir m’apprendre sur Régis, René, Anaïse. Très vite , le portillon s’ouvre sur la jeune maman tenant Elsa dans ses bras.

- Bonjour, je suis vraiment contente que vous ayez accepté mon invitation.

- Bonjour, j’avais hâte de dissiper les malentendus. Et toi, ma jolie, je suis contente de te voir souriante. Toujours ton doudou dans les bras ?

- Il s’appelle Mathurin le lapin. Tu vas manger du gâteau ?

La maman sourit et reprend :

- On a préparé un goûter et Elsa est pressée de manger le cake que ma maman a préparé.

- Oh, d’accord, je comprends.

- Mais venez, on sera mieux sur la terrasse. Je m’appelle France , et vous c’est Laurence je crois.

- Oui, c’est bien cela.

Trois longues marches mènent à une rambarde protégeant des regards un confortable salon de jardin. Sur la table basse, tasses, petites assiettes et petites cuillères sont déjà dressées. France pose Elsa à terre puis s’adresse à sa mère par la baie vitrée ouverte :

- Maman, tu peux amener le thé et le gâteau, s’il te plait.

- Oui, oui, j’arrive.

- Tu aimes le thé et le cake à l’orange, j’espère. On se tutoie, n’est-ce pas ? On doit avoir presque le même âge. J’ai vingt ans, et toi ?

- J’ai vingt-deux ans .

- Je te conseille de t’asseoir sur le canapé car Elsa me bassine depuis dix minutes, elle veut se mettre à côté de toi. Vu son impatience à te revoir, je n’ai plus aucun doute que tu lui as apporté beaucoup de réconfort hier. Je ne veux pas attendre plus longtemps pour te présenter mes excuses d’avoir imaginé que tu étais responsable de sa disparition. C’est la prunelle de mes yeux, comme toutes les mamans, et j’étais dans un état de stress total au point de tirer des conclusions hâtives.

- Inutile de t’excuser, j’aurais peut-être réagi de la même façon.

Pendant que France présente des excuses, je me suis assise sur le canapé et, aussitôt, Elsa s’est collée à moi.

- On m’a dit pour ton malaise à la gendarmerie, je suis désolée, tu as dû passer un moment abominable.

- Je ne vais pas te mentir, j’ai terriblement flippé à la perspective d’une garde à vue et surtout j’étais écœurée, presque j’en aurais regretté de m’être occupée de ta fille.

- Tu dois avoir déjà calculé. J’ai eu Elsa à dix-sept ans. Premier amour, premier rapport, un touriste de passage reparti le lendemain et dont je ne connais pas l’identité sinon le prénom, Nathan, trop commun pour qu’une recherche aboutisse. Bref, c’est la croix que je dois porter et que malheureusement je transmettrai à Elsa.

- La vie n’est pas fini, tu lui offriras probablement un papa plus tard.

- La vie peut finir beaucoup plus vite qu’on ne pense.

Je me garde de faire un commentaire. Elle a dû en entendre beaucoup quand elle est tombée enceinte… « des vertes et des pas mûres » comme dirait ma mère. Je m’adresse à la petite :

- Et toi , jeune fille , comment vas-tu ?

- Tu sais, j’ai un secret avec Mathurin et Maman . Et toi, est ce que tu as un secret ?

- Oh, j’ai dû en avoir quand j’avais ton âge. C’est super d’avoir un secret, mais le plus dur c’est de le garder.

C’est à ce moment que la grand-mère d’Elsa apparait sur la terrasse, elle tient un plateau sur lequel sont posés la théière et le fameux gâteau. Je reconnais la femme qui se recueillait hier matin devant le tombeau de sa fille. Les trois générations de femme partagent les mêmes yeux clairs.

- Bonjour, je n’ai pas eu l’occasion de vous rencontrer hier. L’histoire a été compliquée mais il faut que vous sachiez que je vous suis extrêmement reconnaissante de vous être occupée de ma petite fille. Je ne sais pas si j’aurai pu survivre à un nouveau drame .

- Bonjour Madame. Je crois savoir de quoi vous parlez. Je ne sais pas si vous serez sensible à la compassion d’une étrangère mais je suis sincèrement désolée du deuil qui vous frappe.

- Merci. Allez, je vais servir. Vous prendrez du thé ? Et le gâteau, je crois qu’il y en a tout juste pour les grandes personnes, les petites filles vont devoir s’en passer.

- Non, Mamie, c’est pas vrai, je te crois pas, tu dis ça pour m’embêter.

- Je n’arrive plus à te faire des blagues, tu es trop maline maintenant.

De tendres sourires éclairent le visage de la maman et de la mamie. Moi aussi , je me surprends à sourire de cette scène. Sitôt, sa part de cake avalée, l’enfant part dans la maison jouer avec ses poupons. J’en profite pour m’enquérir de sa santé :

- Je peux me permettre de te demander comment s’est passé le rendez-vous avec le pédopsychiatre ?

- Elle confirme qu’Elsa est réellement traumatisée par la disparition de ma sœur. Que le somnambulisme est une façon d’évacuer ses angoisses et sa tristesse. A cet âge, les enfants ne comprennent pas la notion de mort, elle cherche sa tante. Elle recommande qu’on nous l’emmenions au cimetière et que nous lui disions que c’est la nouvelle maison d’Audrey. Comme elle a été inhumée dans une chapelle, ce sera plus facile. Elle nous a donné quelques codes pour parer aux questions qu’elle pourrait poser. Son secret dont elle vous a parlé tout à l’heure, c’est qu’on a glissé une photo d’Audrey dans son Mathurin pour qu’elle soit toujours avec elle. Mais ça ne va pas forcément guérir tout de suite le somnambulisme, il va falloir la surveiller.

Un silence s’installe. France et sa maman sont dans leurs pensées, pensées qui s’envolent vers Audrey probablement. Je respecte ce moment de recueillement, ce n’est pas moi qui romprait cet instant suspendu. Au bout d’une minute, c’est la maman qui reprend la parole.

- Elle est partie en trois mois d’une leucémie foudroyante. On ne nous a laissé aucun espoir. Elle n’a rien su. Jusqu’au dernier jour, elle a pensé qu’elle allait guérir. Je crois que c’est mieux ainsi. C’était une jeune fille joyeuse et on a essayé d’entretenir cette bonne humeur pour qu’elle parte heureuse. Elle avait le sourire quand elle a rendu son dernier souffle.

L’évènement est trop récent pour que la maman évoque ces douloureux moments sans pleurer. France lui tient les mains et tente de lui insuffler de la force et du courage.

- Allez, changeons de conversation.

- Ce n’est pas obligé, je comprends très bien votre tristesse. J’imagine que cela soulage d’en parler et je suis attentive à votre peine comme j’aimerais que l’on soit attentif à la mienne si cela m’arrivait. Vous pouvez continuer d’évoquer votre fille si cela vous fait du bien. J’ai l’impression que c’était quelqu’un de formidable quand je vois combien sa disparition vous a tous traumatisés.

- Je vais dire une banalité mais c’est difficile de perdre une enfant qui ne demandait qu’à vivre. Si seulement j’avais pu donner ma vie pour sauver la sienne. France a essayé en lui donnant sa moelle osseuse mais Audrey s’est affaiblie trop vite pour que ça marche.

- Mamie, Mamie, tu peux me mettre la télé ?

C’est finalement la petite Elsa qui met un terme à ces confidences. De retour sur la terrasse, Mme Brun aborde le sujet de la généalogie.

- Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Les gendarmes nous ont dit que vous cherchiez à contacter quelqu’un de la famille au sujet de recherche sur nos ancêtres.

- Oui, une ancêtre en particulier. Je ne sais pas très bien de qui il s’agit par rapport à vous mais mes recherches m’amènent à vous.

- Mais, vous, vous êtes de notre famille ?

- Non, du moins je ne crois pas. Il faut que je vous raconte le début de l’histoire….

Il m’a fallu dix minutes pour raconter les épisodes brocante, carte postale, message qui s’incruste dans mon cerveau, les signes persuasifs, les visites aux archives. J’ai caché les épisodes du cimetière et de l’avis de décès qui pourraient choquer leur sensibilité ou être mal interprété, je n’en parlerai que si elles me poussent dans ces derniers retranchements. Mais non, elles sont déjà trop surprises par ma recherche pour en savoir davantage. Je n’ai rien dit non plus du phare de Cordouan qui reste anecdotique dans l’histoire. Je pense vraiment qu’elles n’acceptent ma démarche que par gratitude. En d’autres circonstances, j’aurais sans doute trouvé portes closes. Josiane, c’est le nom de la maman de France et Audrey, est légitimement la mieux renseignée pour démêler mon énigme, elle prend donc la parole :

- Cela ne va pas être facile de parler de cette branche de la famille car il y a des non-dits. A ce que j’en sais, Anaïse est la 2ème femme de mon grand-père René Martin. Sa 1ère femme, Julie, est décédée en donnant naissance à sa 3ème fille, ma mère. Anaïse était la meilleure amie de ma grand-mère, elle vivait aussi sur l’ile de Ré et elle aidait quotidiennement ma grand-mère qui était fragile de santé. Ma mère t’en parlerait mieux mais elle est décédée. Sa sœur Liliane est encore vivante, elle n’habite pas très loin, elle pourra te confirmer tout cela à l’occasion.

- C’est Mme Framontet ?

- Non , Mme Framontet , c’était la sœur ainée, Françoise, mais elle est également décédée. Liliane, c’est la famille Nadeau.

- Il y a encore des descendants qui s’appellent Martin, je crois.

- Oui, alors là, ça se complique. C’est le chapitre un peu obscur de l’histoire. Anaïse était mère célibataire. Julie lui vouait une amitié sans bornes et ne l’a pas laissée tomber. Donc Anaïse avait un fils , mon oncle Emile, qui avait un an de plus que Françoise la fille ainée de Julie. On ne sait pas qui est le père mais toujours est-il qu’en grandissant Emile ressemblait trait pour trait à mon grand-père René et que mon grand -père l’a reconnu peu de temps après son mariage avec Anaïse alors qu’il n’a pas reconnu la petite sœur d’Emile, Suzanne. Quand j’y réfléchis, j’ai l’impression qu’il voulait peut être réparer un adultère qu’il aurait commis un peu avant ou un peu après son mariage avec Julie et qu’il n’a pu le faire qu’à la disparition de sa femme. Toujours est-il qu’il a été très proche d’Emile à partir du moment où il a vécu avec lui. Il se comportait en véritable père quitte à rendre ses filles jalouses car elles ne bénéficiaient pas des mêmes attentions. Il faut dire que c’était le seul garçon donc le seul enfant qui assurerait la perpétuité du nom, et ça, c’était important à l’époque. Il n’y avait pas d’autre Martin que mon grand-père.

- Pourtant dans l’avis de mariage dont je vous ai parlé , il est fait mention de Régis Martin, son frère jumeau.

- Eh bien, c’est vous qui me l’apprenez car il n’en a jamais parlé et ma maman n’a jamais évoqué non plus l’existence d’un oncle.

- Donc, il y a deux descendants directs ?

- C’est bien ça mais nous n’avons plus de contact qu’avec l’oncle Emile. Ma mère, paix à son âme, n’a jamais voulu me parler de Suzanne. J’ai su par mon oncle, que ma tante Suzanne s’était éloignée volontairement de la famille dont elle s’est toujours sentie exclue. Là encore on ne sait pas qui est le père. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle elle n’a pas été adoptée par mon grand-père. D’après ce qu’on m’en a dit, quand elle a eu seize ans, elle est partie travailler sur le « continent » dans une ferme où elle a trouvé l’amour. Tonton a encore quelques nouvelles qu’il ne divulgue pas vu la distance que ses demi-sœurs ont toujours observé vis à vis de Suzanne. Ça remue beaucoup de choses de faire ressurgir tous ces dossiers.

- Est-ce que vous savez comment étaient les relations entre les trois sœurs et Anaïse ?

- J’ai des bribes de souvenirs de repas de famille où ma mère, ses sœurs et tonton Emile évoquaient leur jeunesse. Il semble qu’Anaïse était déjà une mère de substitution pour elles avant de devenir leur belle-mère, et elles l’aimaient beaucoup. Visiblement, elle ne faisait pas de différence entre ses enfants et les filles de Julie.

- Ce serait logique que je remette la carte postale à votre oncle. Habite-t-il l’ile de Ré lui aussi ?

- Je ne peux pas me permettre de vous le révéler. La seule chose que je peux faire, c’est de lui parler de votre carte la prochaine fois que je le verrai et s’il accepte de vous parler, je lui transmettrai votre numéro de téléphone.

- Je comprends. J’espère que vous le verrez assez vite. Ce n’est pas que je suis pressée mais votre grand père s’est marié en 1929, Emile a du naitre en 1930 ou 1931 donc il doit avoir pas loin de 90 ans. Je lui souhaite de vivre le plus longtemps possible mais, objectivement, il vaudrait mieux que je le rencontre dans pas trop longtemps.

- Où habites-tu ?

- La semaine prochaine, je serai chez mes parents en Charente et après je retourne à Lille où je fais mes études.

- Ce n’est pas la porte à côté mais, s’il accepte, on trouvera bien un moyen.

Avec cette dernière remarque, j’acquiers la certitude, peut-être à tort, que l’oncle Emile vit sur l’ile de Ré. Quelle guigne, je suis peut-être à deux pas de lui et je vais laisser filer ma chance de clôturer ce mystère. Je griffonne mon numéro de téléphone sur un calepin que me tend Josiane et je prends congé. En passant le portillon, je m’aperçois qu’il est ouvert, et d’ailleurs, j’ai du mal à le refermer. Cela aura sans doute facilité la pseudo-fugue d’Elsa. Il est déjà 18h30, le soleil faiblit et le crépuscule qui s’annonce renforce mon sentiment d’échec. C’est l’humeur morose et avec de nouvelles questions dans la tête que je regagne la location.

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