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Cela m’arrive rarement mais , pour une fois, j’ai pris des notes sur mon smartphone de toutes les informations que je viens d’obtenir. Une hypothèse me vient en tête : Emile serait le fils de René, fruit d’une relation extra-conjugale. Bébé, la ressemblance avec son père n’était peut-être pas flagrante, ce qui autorisait René à supposer que ce n’était pas son rejeton ou à faire tout comme. En grandissant, le doute n’était plus permis. La disparition de sa femme a rendu possible le mariage avec Anaïse, son amour secret, et la reconnaissance d’Emile. Emile connait sans doute le vrai déroulement de l’histoire mais qui suis-je pour l’interroger à ce sujet . Cela reste et restera son histoire. Je prie tout de même pour qu’il souhaite me rencontrer afin de lui remettre la carte qui commence à encombrer ma tête.
Allez, ça suffit de penser aux autres, il est temps que je m’occupe de moi. Aujourd’hui, je dois revoir Malo et je suis excitée comme une puce. Je n’ai rien pu avaler au petit-déjeuner, juste boire deux mugs de thé. Je comprends enfin que mon trouble alimentaire est lié à Malo et à l’éventualité d’une romance. Plus que l’éventualité, le souhait ardent mais que je me retiens d’admettre. Un homme s’intéresse à moi, je n’ai plus trop de doutes. C’est tellement exceptionnel dans ma vie que cela m’effraie et bouleverse tout mon métabolisme. Je ne tiens pas en place, il va arriver d’un instant à l’autre. Nous avons modifié nos plans car aujourd’hui il fait gris, limite il va pleuvoir. Malo doit passer me chercher en voiture à 10h et il est 10h. Un coup de klaxon retentit dans la rue et mon téléphone bipe. Un message de Malo « je suis devant chez toi ». Je réponds « j’arrive ».
Inutile de scruter la rue pour repérer Malo , il est garé juste en face du portail. Jean et pull marin bleu marine, baskets bleu marine, une tenue classique , passe-partout mais soignée. Quant à moi, je n’ai pas emporté mon dressing avec moi donc c’est un jean, un tee-shirt bleu clair que je porte depuis deux jours ( quelle crado je suis !) et un pull col en V gris clair; aux pieds mes éternelles tennis blanches. Nous nous embrassons chaleureusement puis Malo m’invite à grimper dans sa voiture, une vieille 4L blanche au confort rustique et un peu délabré des années 70, levier de vitesse au tableau de bord, jamais vu cela ! Contre toute attente, la voiture démarre au quart de tour avec un bruit de moteur vintage mais régulier. Malo remonte ses manches pour conduire et je remarque qu’il porte son bracelet « phare de Cordouan ».
- Tu ne le quittes plus ?
- Quoi donc ?
- Ton bracelet.
- Oh . Oui bien sûr. Et toi ?
Je remonte ma manche pour qu’il constate qu’il est à mon poignet.
- Et maintenant je peux savoir ce que tu as fait gravé sous la plaque ?
- Non toujours pas. J’avais peur que tu te sois vêtue d’une petite robe sexy.
- Pourquoi peur ?
- Ç’aurait été plaisant mais pas très adapté à l’activité que je te réserve.
- De toutes façons , les petites robes sexy, ce n’est pas trop le genre de la maison ou alors que pour des circonstances exceptionnelles. C’est quoi cette activité ?
- Surprise. Tu le découvriras au dernier moment.
- On va loin.
- Non, à environ quinze minutes d’ici. Alors comment vas-tu depuis mardi ?
- J’ai vécu quelques émotions, je t’en parlerai plus tard, là j’ai envie de me détendre. Au fait, je ne crois pas t’en avoir parlé mais j’ai un vertige d’enfer, alors j’espère que tu n’as pas prévu du parachute ascensionnel.
- Ça aurait pu, je n‘en ai jamais fait et ça me tente bien, mais je crois qu’il n’y en a pas ici. Tu sais que tu peux te désensibiliser pour le vertige ?
- Oui, mais je ne le ferai pas. J’estime que le vertige est un outil inventé par l’évolution pour que l’homme ne se mette pas en danger, un dispositif de survie, et finalement, je me sens privilégiée d’en être dotée.
- Tu sous-entend par-là que tu serais plus évoluée que moi.
- Ça va sans dire.
Je lui lance un regard mutin et nous rions ensemble de mes bêtises.
- Changeons de sujet. Tes vacances, tu viens faire un petit tour dans la famille si j’ai bien compris.
- Oui, après les potes, la tribu familiale. Je réserve ma dernière semaine pour voyager.
- Où ?
- A vrai dire, je ne sais pas encore. A cette période les séjours ne sont pas très demandés donc je peux me permettre de réserver au dernier moment. J’hésite entre l’Irlande, l’Islande ou la Norvège.
- Un pays plutôt froid alors ?
- Oui. Tu irais plutôt où, toi, si tu avais l’occasion ?
- Si on accepte de m’assommer comme Barracuda avant de prendre l’avion, je crois que j’aimerai aller en Patagonie, une contrée un peu déserte.
- Ah, ton coté asocial qui refait surface.
- Je suis une sauvage.
Nous sourions de ce mot alors qu’il gare la voiture dans une rue bordée de villas plain-pied, sur le front de mer. Malo m’invite à le suivre vers le garage d’une maison blanche banale. Il appuie sur une sonnette et la porte sectionnelle se relève lentement. A l’intérieur, j’aperçois un alignement de vélo alors qu’un homme d’une trentaine d’année s’adresse à Malo sur un ton enjoué.
- Hey, le gaillard, te voilà de retour au bercail ?
Les deux s’échangent un check en trois mouvements.
- Pour quelques jours encore. Ça me fait plaisir de te voir, vieux briscard. Comment vas-tu ?
- Ça va . je suis à la recherche de moniteurs pour l’été prochain, tu ne veux pas rempiler des fois ?
- Ah non, désolé. Et comment va ta douce ?
- Encore un mois avant la naissance, elle vide le porte-monnaie en layette et autres équipements barbares. Tu verrais la baignoire, je peux même pas y loger le pied tellement elle est petite, j’ai du mal à imaginer que le bébé va être aussi petit.
- Fille ? Garçon ?
- On ne veut pas savoir.
- Je compte sur toi pour m’avertir de la naissance. Tiens, je te présente Laurence à qui je voudrais faire une initiation.
- Bonjour, moi c’est Maxime, un copain d’école de Malo. Je vais chercher les engins.
Maxime s’éclipse alors vers le fond du garage. À voix basse, je me permets de critiquer Malo.
- Vieux briscard !…et après tu te moques de mon vocabulaire suranné alors que le tien est préhistorique.
- Encore un point commun entre nous.
Maxime revient juché sur un drôle d’engin bourdonnant. Deux épaisses roues soutenant une petite plateforme d’où émerge un guidon de patinette.
- Ouah, c’est quoi cet engin ?
- C’est un gyropode. Malo va te faire le topo, il a été moniteur il y a trois ou quatre ans, il maitrise. Je vais chercher le deuxième et les casques.
J’inspecte l’appareil avec méfiance. Malo s’amuse de mon air circonspect.
- Tu vas être vingt centimètres au-dessus du sol….ça va aller le vertige ?
- Oh , c’est pas la peine de te moquer. Je ne sais même pas si je vais réussir à tenir en équilibre sur ce truc.
- Bien sûr que si. Dans dix minutes tu seras aussi professionnelle que moi.
La galère que je vis pendant les cinq premières minutes ! Je n’arrive pas à maitriser mon équilibre lorsqu’il faut me pencher pour avancer. Et puis, j’acquiers l’automatisme et je parviens à faire avancer l’engin de plus en plus droit et de plus en plus vite. Durant les premières centaines de mètres, le paysage est probablement agréable mais je n’en profite pas, agrippée que je suis à mon guidon. Au bout de dix minutes, ma conduite devient souple et j’ose quitté le bitume du regard. Malo me questionne sans cesse « ça va ? » mais je suis trop préoccupée à contrôler mes pieds et mon corps pour lui répondre. Je ne rétablis la communication que lorsque je me sens suffisamment confiante. Avec un sourire encore crispé, je tourne la tête vers lui qui, par galanterie, se maintient à ma hauteur . J'ironise :
- Alors, c’est qui la patronne ?
- Ah ouais, la patronne tu dis. Et bien, essaies de me rattraper avant de triompher.
Malo accélère alors et prend quelques dizaines de mètres d’avance sur moi. Nous sommes sur un sentier goudronné réservé aux vélos et qui longe la mer. La matinée étant toujours maussade, peu de touristes et de locaux ont eu le courage d’enfourcher une bicyclette, la piste est donc libre devant moi pour réaliser l’exploit de partir à la poursuite de Malo. Cela ne se fait pas sans petits cris de frayeur lorsque je bascule un peu trop vers l’avant puis vers l’arrière pour rétablir mon équilibre …et bien évidemment, l’engin s’arrête. Malo éclate de rire et manœuvre avec une facilité qui m’écœure pour revenir vers moi.
- Allez petite patronne, remets toi en selle.
- Oh pas de sarcasmes. Un jour, je te mettrai sur un char à voile et on verra qui se gaussera de l’autre.
- Se gaussera…mais où est-ce que tu vas chercher toutes ces expressions ?
- Je ne révèle pas mes sources à quelqu’un qui rigole de ma détresse.
Complicité, légèreté, moquerie, plaisanterie, c’est dans cette ambiance que la promenade se poursuit sur le front de mer où nous pouvons apercevoir le phare de Chauveau, une allumette à côté du phare de Cordouan. Nous rentrons dans le village pour parcourir les rues typiques bordées de maisons blanches aux volets verts. Malo m’explique que, autrefois, ce choix de couleur dérivait du recyclage des fonds de pots de peinture utilisée pour les bateaux. Puis l’effet mode a conservé cette teinte. Dans le même ordre d’idée, nous passons à proximité d’une maison dont la base conserve un vestige de goudron dont on calfatait jadis les coques. Pour finir on passe devant la fontaine, impersonnelle, discrète devant des maisons, des poubelles trônent devant le piédestal sur laquelle elle est juchée, ce qui la rend encore plus invisible. On ramène les gyropodes chez Maxime. Malo veut le dédommager pour la location mais Maxime refuse au nom de leur amitié et de leur ancienne collaboration. Il est midi passé, Malo propose que nous nous restaurions dans une petite brasserie qu’il connait. Je ne suis pas emballée , mon estomac étant toujours aussi serré mais je n’en dis rien, sans être enthousiaste, je soutiens l’idée. Son petit restaurant est du côté des fortifications Vauban. Nous nous installons dans la salle, face à face, et je crains que Malo ne soit reconnu et salué comme un client régulier. J’ai envie de savourer la tranquillité de l’anonymat pour profiter égoïstement de sa compagnie. Malo commande un classique steak frites tandis que je prends une salade César dont je sais déjà que j’aurai beaucoup de mal à la terminer. Pendant le repas nous continuons de deviser sur des banalités. Malo cherche à savoir mes dernières péripéties dans le dossier Anaïse, mais je suis très réticente, j’ai envie de m’éloigner un petit peu de ce sujet pour me centrer sur Malo et les sentiments grandissants que j’éprouve pour lui. Je lui trouve maintenant un charme fou : ses mains robustes mais soignées, ses cheveux long , clairs, décolorés par les embruns, retenus en queue de cheval par un élastique, son regard clair et franc, ses barbe et moustache disciplinées, sa voix grave. Je l’observe à la dérobée, je ne suis pas suffisamment audacieuse pour lui révéler l’intérêt que je lui porte. Au fur et à mesure qu’il se dévoile, je lui reconnais des valeurs similaires aux miennes. En un mot comme en cent, il me plait. Pendant le repas, Malo en vient à l’anniversaire de son frère auquel il doit se rendre le soir. Il est attendu vers 17h pour aider à la préparation d’un buffet froid. Une vingtaine de personnes sont attendues, famille et amis. Il me propose alors de l’y accompagner, si j’accepte il viendra me chercher vers 19h.
- Ton frère ne me connait pas et je ne connaitrai personne.
- Mon frère me connait et toi tu me connais, par la loi de la transitivité cela suffit à justifier ta présence. Cela me ferait vraiment plaisir que tu viennes. Arrête de réfléchir, sois spontanée et dit oui. Tu ne risques rien. Je te promets que si tu t’ennuies, je te raccompagnerai.
- Et je passerai pour une sauvage , merci. Ce qui me dérange c’est de débarquer sans être invitée, tu es sûr que cela ne va pas choquer ton frère,
- J’en mets ma main à couper.
- Inutile de prendre autant de risque ! Soit ! je vais profiter de l’après-midi pour trouver un petit cadeau.
- Te sens pas obligée, il a passé l’âge de faire des caprices s’il ne reçoit pas de cadeau.
- Peut-être, mais pour moi, ce sera moins malaisant.
- OK. Bon, tu veux un dessert ?
- J’ai repéré le café gourmand sur la carte, ça me tente bien.
- Bonne idée, je vais te suivre.
Il est 13h30 quand Malo paye l’addition. Grand prince, il a refusé que je participe. Avant de sortir, nous constatons que le temps a changé, le vent s’est levé, il tombe une pluie soutenue et l’horizon bouché nous avertit qu’il n’y a pas à espérer d’amélioration pour les prochaines heures. Nous courrons jusqu’à la voiture garée à une centaine de mètres. Cela suffit pour mouiller cheveux, pull et baskets. Assis dans la 4L, nous réfléchissons à ce que pourrait être la suite du programme. Une promenade parait compromise. Je propose qu’on se réfugie à la location, j’ai repéré des jeux de société sur l’étagère, cela pourra nous divertir jusqu’à ce que Malo parte chez son frère. À ce moment, j’irai chercher un petit présent, l’emploi du temps se goupille bien. Malo adhère à ma proposition.
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