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Evidemment…je n’en ai pas eu le cran et pour éviter toute équivoque, j’ai attendu Malo devant le portail. Je porte la seule tenue propre qu’il me restait dans mes bagages : l'indétronable jean ,un pull fin ras du cou bleu marine , et mes tennis blanches que j’ai quelque peu nettoyées. A peine assise dans la voiture, nous nous sommes enlacés et embrassés. Lui ne s’est pas changé, enfin si, j’observe que le teeshirt n’est plus le même si j’en juge par le col blanc qui dépasse de son pull. Le trajet ne dure que 10 minutes avant que la voiture ne se gare devant une longère aux volets verts. Une pelouse vert-tendre tondue ras, des pas chinois qui serpentent vers la porte d’entrée, et d’autres qui bifurquent vers une grange. C’est dans la grange que visiblement se tiennent les festivités. Pas de fenêtres, cela attenue ma peur d’être épiée de loin. Malo me sert très fort la main, il devine le malaise qui commence à me torturer. Devant la porte, il m’interroge :
- Ça va , tu es prête ?
- En vrai, j’en mène pas large. Mais, ne fais pas durer mon supplice, ouvre tout de suite.
- Bon, alors on y va.
Au fond de la grange, une véritable pièce construite de briques. La porte en est ouverte. Dès l’entrée, des corbeilles en osier garnies de cadeaux, j’y dépose le mien. Lumière , chaleur, tout est dosé, il fait bon. Une baie vitrée donnant sur l’arrière de la grange est ouverte. Sur le côté gauche des grandes planches sur des tréteaux font office de tables garnies de diverses victuailles, bouteilles, verres, assiettes et serviettes en papier. Au milieu, des balles de paille recouvertes de vieilles couettes imprimées servent d’assises. A droite, de la technologie , ordinateur, enceintes, grand écran, micro, tout cela dans un fouillis de fils électriques que quatre hommes aménagent au mieux. Les femmes discutent du côté des tables, deux ou trois s’affairent à retirer les films cellophane qui protègent les plats. D’autre invités bavardent dans un coin. En tout, une vingtaine de personnes qui, à notre entrée, tournent la tête et poussent ce « AAAAAAH, les voilà » que je redoutais tant. Malo se dirige vers les quatre hommes qui s’occupent de la technique.
- A tout seigneur, tout honneur, je vais d’abord te présenter mon frangin.
Le frangin en question me tourne le dos, accroupi, en train de brancher des prises.
- Maé, tu peux te relever que je te présente Laurence.
Maé se redresse, pivote et ….je reste interdite, c’est la copie conforme de Malo si ce n’est la coupe de cheveux plus classique. Mon regard va de l’un à l’autre qui, complices, s’échangent des coups d’œil moqueurs. Multiples émotions me bouleversent : surprise, incompréhension, amusement, colère et impression de m’être faite duper. Je me tourne vers Malo :
- C’est ton jumeau ! Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Mais…ça veut dire que c’est aussi ton anniversaire ! Et ça t’amuse !
Je le roue de coups de poing sur la poitrine.
- C’est malin, je n’ai même pas de cadeau pour toi.
Malo enserre mes poings puis me murmure à l’oreille la plus douce des réponses « mon plus beau cadeau aujourd’hui , c’est toi ». Mais je continue d’être furieuse et de tambouriner sur le torse de Malo. Maé s’interpose alors et s’adresse à moi, un sourire taquin aux lèvres, avec un timbre de voix si strictement identique à celui de Malo que c’en est troublant.
- Attention, qui s’en prend à mon frère, s’en prend également à moi. Je ne crois pas que tu sois de taille contre deux gaillards comme nous. Je te souhaite la bienvenue.
Désarmée, je relaisse tomber mes bras en poussant un soupir d’abandon et j’échange deux bises avec Maé. Celui-ci me prend par l’épaule et me présente aux autres convives, un par un. Sa femme Marie, le frère ainé Yann avec sa femme Emma, les trois cousines, l’oncle Nicolas, la tante Guylaine et leur fille polyhandicapée Lola, et une dizaine d’amis et amies. La charge est trop lourde pour que je retienne les prénoms des uns et des autres. La moyenne d’âge est dans la trentaine. Son oncle et sa tante ont peut-être dix ans de plus. Je n’arrive pas à pronostiquer un âge à Lola. Elle est en fauteuil roulant, son visage est lumineux, éclairé d’un éternel sourire déformé par le handicap, sa main droite est crispée sur le joystick qui commande la direction du fauteuil, son corps est maintenu par un corset. J’apprendrai au cours de la soirée qu’elle a quinze ans mais seulement six d’âge mental et que son handicap est consécutif à une naissance longue et difficile et un cordon doublement serré autour du cou la privant d’oxygène trop longtemps. A un rythme régulier et soutenu, elle est la cible d’attentions de la part des uns et des autres, qui une petite caresse sur la joue, qui un petit bisou ou bien encore une remise en place d’une mèche de cheveu. Tous les membres de cette assemblée respirent la joie, l’équilibre, la sympathie, la bonté. Malgré mes craintes, je ne ressens pas l’impression d’être la bête de foire et je n’ai aucun mal à me fondre dans leur groupe. A la fin des présentations, Malo s’approche de moi et me tend un verre de jus d’orange :
- On fait la paix, tu ne m’en veux plus ?
Je lui adresse mon regard le plus noir puis je me dresse sur la pointe des pieds pour déposer le baiser de la réconciliation sur sa bouche.
Il est vingt heure et la soirée commence par un petit discours des jumeaux qui remercient l’ensemble de leurs convives pour leur présence, leur bonne humeur garantie, leurs cadeaux et ils promettent de faire tous les efforts pour réussir cette soirée. Ils ont préparé leur speech qu’ils prononcent en alternance. Ils concluent par une chansonnette sur l’air des « demoiselles de Rochefort» qui semble être leur rituel et qui célèbre leur fratrie, leurs chamailleries, leur individualité dans leur dualité et la confiance indéfectible qu’ils se portent l’un à l’autre.
Nous sommes deux frères jumeaux
Nés sous le signe du scorpion
L’un s’appelle Maé ,et l’autre s’appelle Malo
Tous les deux beaux garçons
Nous nous sommes chamaillés très tôt
Mais jamais personne ne séparera les jumeaux
Puis ils invitent chacun à se servir un verre du breuvage de leur choix. Quand tout le monde est prêt à lever le verre, un toast est lancé à la santé, à la famille, aux amis et au bonheur. En aparté, Malo et moi trinquons à notre amour tout neuf en souhaitant que ce soit une longue aventure ponctuée de tendresse, de rires et de tout un tas d’émotions positives. Ils ont opté pour un apéritif dinatoire. Des verrines, des pizzas, des pies saladières, des quiches, des cakes salés agrémentent diverses boissons. Puis un premier jeu est organisé qui justifie l’équipement informatique et l’écran. C’est le papa de Lola qui a mis au point un logiciel pour intégrer sa fille dans un jeu collectif. Un ovale représentant une table apparait sur la toile blanche tendue. Tout autour nos prénoms apparaissent dans des étiquettes, Lola y est à la place d’honneur à droite. Puis à chacun d’entre nous est affecté un cri d’animal : cui-cui, coin-coin, gron-gron, hi-han, wah-wah, miaou-miaou……Cot-cot est attribué à Lola. Ses parents l’ont entrainée toute une semaine pour qu’elle réussisse le jeu et s’en amuse. En face de chaque nom, défile de façon aléatoire des cartes à jouer. Dès que deux joueurs reçoivent une carte de même valeur, ils doivent clamer le cri d’animal du joueur adverse au risque de récupérer toutes ses cartes. J’ai hérité de « bzzz- bzzz » et Malo de « croâ-croâ ». Des bêlements, des meuglements, des hennissements, des bourdonnements, des grognements, des sifflements, des aboiements, des miaulements, des feulements fusent de partout opposant deux à deux les joueurs. Lola jubile. La confusion, les erreurs, les faux départs, les imitations plus ou moins réussies, les « hourra » de victoire et les lamentations d’échec soulèvent des vagues de fous rires. A intervalles réguliers, une grande carte représentant une poule apparait au milieu du jeu, c’est alors la minute victorieuse de Lola qui crie « cot-cot ». Tout le monde l’applaudit et Lola manifeste une immense fierté. Vient alors une petite mi-temps consacrée à la restauration. Rapidement, une brune un peu ronde prénommée Pauline réclame le karaoké. Il est 21h45 lorsque Pauline entonne « Africa » de Rose Laurens. Son solo est plutôt court car les autres femmes la rejoignent rapidement et une chorale dynamique et tonitruante s’improvise. Je les observe, je ne suis pas suffisamment désinhibée pour y participer. Je profite du confort que m’offrent les bras de Malo , debout derrière moi, qui m’enserrent les épaules. Jamais je n’ai goûté à un bonheur aussi absolu. Pourtant le grain de sable approche…
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