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Elle a ouvert la porte, elle s’est dirigée vers Marie à la table des victuailles, elles se sont chaleureusement embrassées. Je ne l’ai pas tout de suite repérée. C’est lorsque Malo a averti à la cantonade :
- France vient d’arriver. Elle va vous humilier les filles, c’est la Céline Dion de l’ile de Ré.
France ! L’ile est petite, le prénom est assez rare. J’ai tourné la tête et je l’ai identifiée au moment où elle même me dévisageait. Sans doute Marie venait-elle de lui dire où regarder pour voir la nouveauté de la soirée, la copine de Malo, moi. Nos regards se sont croisés et j’ai immédiatement perçu l’incrédulité puis la méfiance dans ses yeux. Elle a continué tranquillement sa tournée de bonsoir, s’arrêtant deux à trois minutes auprès de chacun . De temps en temps, elle a lancé un œil vers moi plein de défiance. Je demande à Malo qui est France. Il me répond que c’est une cousine. Je maitrise mon équilibre pour ne pas vaciller à cette révélation. Et là, je suis perdue. Mon cerveau est à nouveau en ébullition, j’échafaude une hypothèse que j’abandonne aussitôt pour une autre que j’abandonne également pour reprendre la première.
Une certitude, Malo est de la famille d’Anaïse. Le sait-il depuis toujours ? A quoi joue-t-il ? C’est vrai que je ne connais pas son nom. Peut-être cela m’aurait-il mis la puce à l’oreille ? Je comprends mieux comment il a eu ce poste de gardien de phare, c’est parce qu’il a un aïeul qui l’a été avant lui. Il a dû être étonné par ma recherche et m’aura pris pour une intrigante. Suis-je le dindon de la farce ? Quelle farce ? Cette famille, Malo le premier, est-elle aussi bienveillante qu’elle en donne l’air ? Suis-je en sécurité ici ? Pourtant, tous semblaient sincères, Malo le premier. Y-a-t-il une lien entre la disparition de la petite Elsa et mon invitation à cet anniversaire ? Est-ce vraiment l’anniversaire des jumeaux ? N’est-ce pas un subterfuge pour m’attirer dans leur filet ? Elsa a-t-elle vraiment eu un accès de somnambulisme ? Ne l’a-t-on pas mise volontairement sur mon chemin ? France, Malo, son frère…sont-ils tous de mèche pour me tendre un piège ? Déterrer la vie d’Anaïse ne m’a-t- il pas fourrée dans un traquenard ? Ou alors c’est France qui est un être maléfique ? Va-t-elle croire que j’ai séduit Malo pour mieux mener mon enquête ? Va-t-elle revenir sur l’hypothèse du somnambulisme de sa fille et finalement m’accuser de l’avoir enlevée ? Fallait-il vraiment que je me lance dans ces recherches sur Anaïse ? C’est bien la dernière fois que je me laisse berner par des oppressions … Forces occultes, pfff, n’importe quoi ! Dans quel pétrin, je me suis fourrée. Et Malo, ça commençait si bien cette histoire, je ne vais pas m’en remettre. Après tout, peut-être est-il innocent ? Que va-t-il penser quand il va découvrir que je connais déjà France ? Que va-t-il penser s’il découvre qu’il est partie prenante dans l’histoire d’Anaïse ? Ne va-t-il pas imaginer que c’est moi qui lui ai tendu un piège ? Ne va-t-il pas penser que je suis une grosse mythomane ? Ne va-t-il pas croire que je l’ai séduit pour lui soutirer des informations sur Anaïse ? Peut-être va-t-il penser que je suis une perverse ? Malintentionnée vis à vis de sa famille ?
- Tu trembles…Tu as froid ?
- Non, non, par contre je dois aller aux toilettes, tu peux m’indiquer où elles sont ?
- Il n’y en a pas ici, il faut se soulager derrière le hangar.
Il plaisante, il n’est pas du tout dans le même mood que moi.
- Tu peux être sérieux , je suis vraiment pressée.
- Excuse-moi ma chérie. Il faut aller dans la maison, elle est ouverte, il y a la baby-sitter qui surveille les petits. Elle te dira où c’est ou bien veux-tu que je te guide ?
- Non, ça va aller, merci.
- Pas de bisou ?
Je l’embrasse furtivement et je m’échappe. J’ai besoin de m’isoler pour réfléchir. Maintenant que je suis sortie de la grange, je me demande si j’aurai le courage d’y revenir. Je me dirige vers le portail dans l’idée de trouver un nom sur une boite aux lettres. « Marie et Maé Roche ». Ce nom était bien sur la liste des familles citées sur l’avis de décès. J’ai maintenant la confirmation que Malo est de la famille d’Anaïse. Je me glisse dans la pénombre sur le côté de la grange où je trouve un tas de buches sur lequel je m’assois. Je n’arrive pas à mettre de l’ordre dans mes idées. J’ai envie de fuir, rentrer dans ma coquille, en boucher hermétiquement l’entrée et n’en ressortir que dans cent ans quand il n’y aura plus personne de cette génération. Je continue de trembler. La porte de la grange s’ouvre et une lumière d’extérieur s’allume, sa lueur irradie jusqu’à moi. Je vais pour me reculer dans la zone obscure. Le bruissement que cela occasionne avertit France de ma présence. Elle s’approche de moi :
- Tu peux m’expliquer à quoi tu joues ? Je te préviens si tu fais du mal à Malo, tu auras affaire à moi.
- Je ne joue à rien, j’y comprends rien à cette histoire. Je viens juste d’apprendre que Malo était ton cousin. Je l’ignorais.
- Balivernes, moi je crois que tu étais pressée de rencontrer l’oncle Emile, je ne sais pas à quelle fin, et tu t’es arrangée pour rencontrer et aguicher Malo.
Elle a l’intelligence de chuchoter pour ne pas alerter sa famille mais le ton est venimeux. Il est clair qu’elle me prête des intentions malhonnêtes, et comment lui démontrer le contraire.
- Malo, j’ai fait sa connaissance au mois de septembre en visitant le phare de Cordouan. Je ne savais quasiment rien d’Anaïse à cette époque. Je ne te mens pas, tu peux lui demander.
- Et depuis quand sors-tu avec lui ?
- On s’est déclaré il n’y a que quelques heures…et déjà tout est gâché. C’est lui qui a succombé le premier.
- Et toi, depuis quand es-tu amoureuse de lui ?
- Depuis quelques semaines sans doute mais je n’en ai pris conscience que depuis quelques jours.
- C’est pas très précis.
- Qui est-il par rapport à Emile ?
- C’est son petit-fils, tu ne pouvais pas viser plus proche.
- Je t’ai dit que je n’en savais rien. Tu es venue en voiture ? Tu accepterais de me raccompagner à Saint Martin ?
- Ça va pas, non ! S’il est véritablement amoureux de toi, tu ruinerais son anniversaire. On va faire comme si de rien n’était, et tu lui avoueras tout demain.
- Je ne me sens pas capable de jouer la comédie.
- Pourtant, j’ai bien l’impression que tu excelles dans cet art depuis quelques jours.
- Inutile d’essayer de te persuader du contraire. Cette conversation est stérile.
Quelques secondes de silence ponctuent ma dernière remarque. Puis France reprend sur un ton plus posé :
- Avoue que les éléments jouent contre toi.
- Ou contre toute votre famille. Après tout, pourquoi ce ne serait pas vous qui auriez monté un complot contre moi ?
- N’importe quoi ! Dans quel but ? Réfléchis un peu.
- Peut-être que le fait que je m’intéresse à l’histoire de vos aïeux vous dérange.
- De mon arrière-grand-père René jusqu’à ma fille Elsa, nous sommes tous des gens honnêtes. Et si Malo t’as déclaré sa flamme alors c’est qu’il est vraiment amoureux de toi, et du coup, toi, tu es dans la merde.
- Là-dessus , nous sommes d’accord.
- Allez, on va rentrer avant que Malo ne lance un avis de recherche.
En revenant dans la pièce, je remarque que les hommes sont en train d’achever leur tour de karaoké. A la dernière note un peu haute et un peu longue à tenir, la cacophonie l’emporte sur l’harmonie. Hilares, cela ne les empêche pourtant pas de se féliciter par une ronde virile de serrages de mains et de tapes dans le dos. Malo quitte le chorus, se dirige vers nous et s’adresse à sa cousine:
- Je suis content que tu sois venue, ça va te changer les idées. Vous avez fait connaissance à ce que je vois.
France ne me laisse pas le loisir de répondre et bredouille un « On se connaissait déjà, elle t’expliquera » en tournant les talons pour aller prendre le micro.
- Ah bon, vous vous connaissiez déjà ?
- Depuis hier …mais je t’expliquerai demain si tu le veux bien, là, je ne suis pas en très grande forme.
- C’est vrai que tu es pâlotte, viens, on va s’assoir. On va écouter France, tu vas voir, elle chante super bien.
Malo s’installe sur une balle de foin et m’attire à lui pour que je m’assois sur ses genoux. France a choisi « le sens de la vie » de Tal. C’est vrai qu’elle se débrouille bien. Le rythme de la chanson invite un couple à débuter un rock, ils sont vite rejoints par d’autres qui se trémoussent seuls ou à deux sur la piste. Je m’abandonne quelques instants en appuyant ma tête sur l’épaule de Malo, nos mains se nouent et nous profitons du spectacle. Bien avant la fin de la chanson, les pensées m’assaillent à nouveau, un mal de crâne s’incruste, je suis au bord de la nausée. Malo s’en aperçoit et me propose de me raccompagner. Je décline sa proposition, c’est son anniversaire, il est inimaginable qu’il quitte la fête.
- Tu veux aller te reposer dans la maison ?
- Non, je vais essayer de résister un peu, je vais prendre un doliprane, j’en ai toujours dans mon sac.
Je me lève pour aller vers l’entrée où chacun a déposé ses affaires personnelles. J’y croise Nicolas, Guylaine et Lola qui préparent leur sortie. Je dois vraiment avoir un teint de déterrée car eux aussi s’inquiètent de ma santé. Je leur avoue que Malo m’a proposée de me raccompagner à Saint Martin mais que je ne veux pas le détourner de sa fête.
- Saint Martin ! C’est sur notre chemin, on peut te déposer chez toi si tu veux.
Quelle aubaine ! J’avale le comprimé puis retourne vers Malo . Mon départ le chagrine mais il comprend que j’ai besoin d’aller me reposer. Le temps de monter Lola et son fauteuil dans la fourgonnette aménagée, un dernier bisou à mon amoureux et nous voilà partis pour Saint Martin. Nous y sommes en moins de temps qu’il ne faut pour que ma migraine ne soit déjà calmée par le paracétamol.
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