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L’épreuve de cet après-midi a clôturé les partiels. Pour l’instant, malgré mon humeur morose, je suis assez satisfaite de mes copies. Encore trois jours et je me ferai bichonner par mes parents. Ce soir, la promo va fêter la fin des examens dans un pub à Lille. J’hésite encore à y aller. Soit je reste ici à me morfondre, soit je vais m’étourdir dans l’alcool pour faire une pause dans ce tourbillon de cauchemars. Un évènement va mettre fin à cette tergiversation. Il est 18h lorsque la sonnerie de l’interphone retentit…un démarcheur, inutile de réagir, la petite dame du premier étage va sans doute le dissuader de déranger quiconque dans le bâtiment. C’est notre ambassadrice, personne d’autre ne sait éloigner les indésirables comme elle. Elle est notre système de surveillance et de sécurité non breveté. Mais aujourd’hui, peut-être est-elle absente car l’interphone continue de retentir. J’applique la deuxième méthode de sécurité : la surdité. Je fais comme si je n’entendais rien et je fais le pari que l’intrus va se fatiguer . Visiblement, l’intrus a fait le pari inverse car cela fait trois minutes que la sonnerie tinte pour la dixième fois. Pire encore, la onzième sonnerie est celle de la porte de mon appartement. L’importun aura trouver un bon samaritain qui lui aura ouvert l’entrée du bâtiment. Là, j’avoue que je ne suis pas rassurée, je code le 17 sur mon téléphone, je n’aurai plus qu’à appuyer sur l’icône vert pour lancer l’appel. Je me dirige silencieusement sur la pointe des chaussettes vers la porte et je me hisse pour regarder par le juda. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Compression du cœur. Pénurie de salive. J’ouvre la porte :

- Comment as-tu eu mon adresse ?

Il a des yeux de chien battu et une barbe de 3 mois. J’ai des yeux de chien battu et des cernes de 3 mois.

- Je ne l’ai pas demandé, on me l’a donné.

- Gymbia ?

- Je préfère ne pas divulguer mes sources.

- OK, Gymbia.

Haussement d’épaule. J’ouvre la porte et m’efface pour lui signifier qu’il peut entrer. Il n’y a que deux chauffeuses dans mon mini salon, elles sont accolées pour former canapé. Je les sépare, les éloigne à 90 ° l’une de l’autre et invite Malo à s’installer sur l’une d’entre elle, je m’assois sur l’autre, les pieds repliés sous les fesses.

- Tu ne devrais pas être au phare ?

- J’ai obtenu quelques jours.

- Bon, on va percer l’abcès, pourquoi es-tu venu ?

- Comment vas-tu ?

- Je vais. Et toi ?

- Ça pourrait aller mieux. J’ai besoin que l’on parle de ce qui t’a fait fuir.

- Je t’ai déjà tout dit sur la lettre que je t’ai laissé.

- Non, tu ne m’as rien dit, tu as « écrit ». J’ai besoin que tu me dises pour comprendre.

- A l’écrit, je suis plus efficace qu’à l’oral. Cette lettre, j’ai mis deux heures à l’écrire, à raturer des passages, à effacer des mots pour en choisir de plus appropriés, à jeter des moutures qui ne me plaisaient pas jusqu’à la version que tu as pu lire, alors, crois moi, elle traduit parfaitement mes pensées. A l’oral, c’est plus dangereux, je suis maladroite, des mots peuvent m’échapper, je peux les regretter mais ils auront été prononcés et donc entendus, ils peuvent commencer un travail de sape et ruiner le message que je voulais vraiment exprimé. L’écrit permet des corrections invisibles. Ce que j’ai écrit dans la lettre , je ne peux pas mieux l’exprimer donc je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.

- Mais moi, je ne me suis pas exprimé et j’en ai besoin.

S’en suit un long silence de deux ou trois minutes pendant lesquels nous ne nous lâchons pas du regard. Ce n’est pas un affrontement, c’est une infusion de l’un par l’autre et réciproquement. Je ne me suis pas trompée, je l’aime et je crois qu’il m’aime. Mais, je dois refuser cet amour. C’est lui qui va rompre le silence.

- Je n’ai pas compris pourquoi tu es partie. J’ai compris que France t’a accusée d’être une intrigante, de profiter de moi pour atteindre ton objectif et que cet objectif est peut-être malsain. Mais je ne suis pas France. D’accord, c’est toi qui est venu à Cordouan, mais c’est moi qui t’ai recontactée. Toi tu avais déjà oublié ta visite au phare, tu étais sur Fronsac. Tu ne m’as pas demandé non plus de t’envoyer des SMS, ils ont toujours été de ma propre initiative. Tu n’es pas non plus responsable qu’Anaïse ai été enterrée à Saint Martin de Ré, si sa sépulture avait été sur Fronsac, je te prie de croire que j’aurais trouvé un subterfuge pour te rejoindre sur Fronsac. Tu vas être étonnée, mais c’est la première fois que je te suis sur l’idée que c’est peut-être une étoile qui tire les fils de notre destinée et qui souhaite nous réunir. Quant à la petite Elsa , elle a toujours des accès de somnambulisme. Au dernier épisode, elle est allée dans sa cabane dans l’arbre du jardin, c’était leur refuge avec Audrey, là où elles se cachaient quand elles voulaient être tranquilles. Tous les indices te disculpent et je n’en avais pas besoin pour croire en ton honnêteté. Et toi, crois-tu toujours que je puisse être aux commandes d’un complot ?

- Non, quand j’ai dit cela, je cherchais à me défendre et à prouver à France que sa théorie était aussi ridicule que si j’évoquais un complot de votre part. Je suis convaincue que tu es aussi sincère que moi.

- Alors, où est le problème ?

- Les problèmes. Tout d’abord, je suis persuadée qu’il restera des traces de ces soupçons et qu’un jour plus ou moins proche, ils ressortiront … ils mineront notre relation…et si cela conduit à une rupture, nous aurons encore plus mal qu’aujourd’hui. Deuxièmement, il reste cette histoire d’Anaïse, je ne sais pas où elle mènerait, peut être que je débusquerais des loups, des secrets de famille qui blesseraient ton grand père et toutes les générations de ta famille. Tant que cette famille était anonyme, je ne me rendais pas compte de ce danger, maintenant qu’elle te concerne directement, j’en ai pris pleinement conscience et je ne veux pas prendre ce risque. Je sais, tu vas me répondre qu’il suffit d’abandonner les recherches. Mais il reste des bribes de l’histoire qui t’ont été dévoilées , ainsi qu’à France et à sa mère. Je crains que toutes ces miettes d’histoire ne se rassemblent comme les pièces d’un puzzle et aboutissent à des versions erronées et qu’elles salissent la mémoire de personnes qui me sont étrangères et que je n’avais pas le droit de déterrer. Je ressens un profond malaise et je suis incapable de gérer tout cela.

- Même si notre histoire est récente, tu ne penses pas que nous nous aimons déjà très fort et que nous sommes assez intelligents pour oublier définitivement cet épisode et continuer notre aventure sereinement. Et concernant Anaïse, laisse nous le temps d’y réfléchir, soit abandonner l’histoire, soit la poursuivre mais en toutes connaissances de causes. En attendant, il est peut-être possible que nous reprenions là où nous en étions restés.

Je suis complètement perdue, incapable de réfléchir, une profonde détresse m’enserre le cœur, les larmes me viennent. Malo se lève et se place derrière ma chauffeuse. Il pose l’extrémité de ses index et majeurs sur mes tempes et me masse doucement, longtemps, jusqu’à ce que je me calme. Ce massage diffuse un magnétisme qui m’apaise, des ondes me parcourent, me tranquillisent, me délassent. Progressivement, une impression de réconfort se propage dans mes pensées et balaye ma raison. Mes muscles jusque-là crispés se détendent et à mon insu, mon corps s’abandonne au bien-être qui l’envahit. Au bout de cinq minutes, Malo cesse le massage et se place en face de moi, accroupi. Il prend mes mains et me propose de sortir prendre l’air.

- Comme ça tu seras sur place pour votre petite fête de ce soir. L’air frais nous rendra les idées plus claires.

- Comment tu sais pour la petite fête ?.....Suis-je bête, Gymbia, évidemment.

- Ne lui en veut pas, elle ne veut que ton bonheur.

- Je suis capable de me gérer toute seule.

- J’en suis convaincu, mais comme tout le monde, quand on est submergé par les émotions, il arrive qu’on prenne des décisions inadaptées.

Revêtus de nos doudounes, nous déambulons dans les rues en direction de la station de métro. La voute céleste est découverte ce soir et c’est un plafond d’étoiles scintillantes qui nous surplombe. D’office, Malo a pris ma main et je ne l’ai pas retirée. Nous sommes censés discuter mais c’est le silence qui accompagne notre marche. Dans la rame de métro, en cette heure d’affluence, nous sommes serrés l’un contre l’autre. Malo a trouvé une poignée à laquelle s’accrocher, quant à moi je joue les équilibristes pour ne pas basculer à droite sur une dame de nature imposante, à gauche sur un étudiant mâchouillant du chewing-gum, vers l’arrière sur je ne sais qui ou vers l’avant sur Malo. Celui-ci me confie à l’oreille qu’il n’a jamais été aussi plaisant qu’il y ait autant de monde dans le métro. En redressant sa tête, il en profite pour déposer un baiser sur mon front. Dois-je protester? Dois-je l’encourager? Mes pensées pataugent. Mais une circonstance va prendre la décision à ma place. C’est à cette seconde que le métro exécute un virage qui me déséquilibre et je verse sur Malo et je m’accroche à sa doudoune pour ne pas écraser la dame sur ma droite. Il prend alors l’initiative de m’entourer de son bras libre et de m’enserrer. Il m’enlacera ainsi jusqu’à ce que nous descendions à la station Rihour. Sitôt hors de la rame, alors que je le regarde pour le remercier de m’avoir stabilisée, il s’enhardit à m’embrasser furtivement sur la bouche. Nour remontons à l’air libre, nos doigts entrecroisés. Sur la place, il me fait face, toque doucement sur mon crâne et me dit :

- Alors, c’est un peu plus ordonné là dedans ?

- Pffffffff !

- Que veut dire ce long soupir ?

Une ou deux minutes s’écoulent pendant lesquelles je le regarde intensément. Comment sortir de ce dilemme ? C’est Malo qui m’y aidera en murmurant :

- C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

J’esquisse un sourire face à cette remarque légère. En un quart de seconde, je maudis mes sempiternelles hésitations, j’élève ma main droite jusqu’à sa nuque, je me hisse sur la pointe des pieds et je l’embrasse sans retenue. A la fin de ce baiser, Malo, visiblement satisfait me demande :

- Ta présence est-elle vraiment indispensable ce soir avec ta promo ?

Ce n’est pas vraiment une question, il n’élève pas la voix à la fin de la phrase, c’est presqu’une affirmation qui me dispense de réponse. Sans cesser de m’enlacer, il manipule son portable dans mon dos. J’apprendrai plus tard qu’il envoie un message à Gymbia pour l’avertir de ne pas m’attendre et que c’est bon signe.

- Viens.

- Où va-t-on ?

- Tu verras.

Il presse le pas et m’entraine dans les rues de Lille. Nous traversons le boulevard de la Liberté où il trépigne d’impatience devant le feu piéton rouge. Nous continuons de descendre vers le sud de la ville, la marche rapide s’arrête au bout de dix minutes devant un bâtiment bourgeois de la rue de Puebla dont il possède la clé. Nous grimpons au deuxième étage par un escalier à l’odeur d’encaustique. Nous arrivons sur un palier avec deux portes, il déverrouille celle de gauche. Nous entrons dans un petit studio dont la majorité de l’espace est occupé par un lit deux places dont la couette est en vrac et les oreillers en bataille.

- Je crèche ici pour trois jours.

- C’est un piège ?

- J’ai envie de voyager plus loin avec toi mais uniquement si tu le désires autant que moi .

- Tu as le petit capuchon ?

- Une boite entière. Ce sera suffisant tu crois ?

- C’est donc prémédité.

- J’avoue votre honneur!

Nos empressements se sont répondus. Son ardeur, ma ferveur, nos ignorances de l’autre, nos maladresses, notre application …bref, tous les paramètres étaient réunis pour que cette première expérience ne soit pas la plus mémorable. Peu importe, nous avons rigolé et recommencé. Et ce deuxième round a confirmé l’alchimie qui nous lie depuis.

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