26

8 minutes de lecture

Six mois que nous nous fréquentons et Malo évoque à nouveau le mystère Anaïse. Il a besoin d’aller au bout de l’histoire. Il est troublé par sa gémellité et celle de son arrière-grand-père. Il est encore plus troublé par son job à Cordouan, sur les pas de son aïeul. Il ressent le besoin de valider sa filiation. Nous en avons longuement discuté, son optimisme, mes appréhensions, des heures et des heures à tourner et retourner le problème, à atténuer mes angoisses, à mesurer les dangers, à faire émerger l’espoir d’une belle conclusion. Pour le mois de Mai, on programme une escapade à Ars en Ré où vivent les parents et grands-parents de Malo. Les présentations ont été faites à Pâques et je me sens parfaitement accueillie dans sa famille. Maé ne cesse de me louer d’apporter tant d’épanouissement à son frère. Il devrait remercier la providence.

Nous avons mis au point un scénario pour aborder le sujet de la carte postale avec Papymile. Malo est censé avoir fouillé dans la boite à archives familiales pour trouver des photos de famille qu’il souhaite me montrer , il serait tombé sur de vieilles cartes postales dont celle de ma brocante. Elle l’aurait intrigué et il aurait décidé d’en parler avec son grand-père. Ce n’est pas le scénario le plus aiguisé mais nous n’avons pas d’autres inspirations. La curiosité de Malo est piquée , il est pressé et n’a pas la patience de trouver mieux. Il téléphone à son grand-père :

- Papy, je peux passer te voir , je voudrais que tu me racontes l’histoire de la famille. Je t’enregistrerai parce que, tu sais, ma mémoire est bien moins fiable que la tienne.

- Tu crois pas que tu as mieux à faire que d’écouter la vie d’un vieux gâteux ?

- Ça me ferait vraiment plaisir Papy. Et en plus, j’ai trouvé une carte postale dans la boite de famille et j’aimerai que tu m’expliques dans quelles circonstances elle a été écrite. Je t’avertis, c’est du porno!

- Ah, ah, ah, ah, ah ! c’est quoi cette blague ? Bon, allez, passe. Je ne suis pas contre un petit réveil des sens.

- Merci Papy, on arrive.

Une demi-heure plus tard, Malo s’installe à côté de son grand-père alors que je me réfugie avec sa grand-mère dans la cuisine. Nous y préparons un café et nous dressons les petits fours que nous avons apportés sur une assiette. Nous revenons dans la pièce avec deux plateaux remplis du nécessaire pour un café gourmand.

- Alors tu as réussi à me l’émoustiller ? Est-ce que je peux sortir ma petite nuisette en dentelle ce soir?

- Gloups ! Mamie. Je ne veux pas écouter ça.

Et Malo de placer ses mains sur les oreilles. Mamie, une femme frêle et pourtant tout en rondeur éclate d’un rire fragile mais communicatif dans laquelle nous la rejoignons. J’adore l’humour de Mamie Anne.

- C’est une carte de mon père à n’en pas douter. Je ne la connais pas. Je me demande comment elle a pu atterrir dans la boite à souvenirs. Cela confirme ce que je soupçonne depuis quatre-vingt-neuf ans. Je pense que ma mère et mon père ont eu un coup de foudre et m’ont conçu le jour du mariage de mon père avec Julie.

Les souvenirs affluent et le vieil homme raconte :

- A l’annonce de sa grossesse, ma mère se sera effacée de la vie de Julie et aura choisi de m’avoir et de m’élever seule. Être fille-mère n’était pas très bien considéré à cette époque, surtout dans la petite bourgeoisie dans laquelle elle évoluait. Je ne sais pas si elle a été rejetée ou si elle a fui, toujours est-il qu’elle est partie pour Bordeaux où je suis né. Elle a loué une petite chambre et elle faisait des ménages pour subsister. Elle laissait entendre qu’elle était veuve. Elle a accouché dans cette chambre avec l’aide de sa voisine. Je suis venu au monde facilement parait-il et j’étais un bébé silencieux. Avec le recul, je pense que c’était ma façon d’aider ma mère. Elle me trainait en douce chez ses patrons qui ne se sont rendus compte de rien, elle m’a raconté qu’elle m’allaitait entre deux tâches ménagères. Quand j’ai eu six mois, Julie, qui vivait avec René sur l'ile, est tombée enceinte à son tour. C’est drôle cette expression « tombée enceinte », toujours est-il que pour Julie, c’était approprié. Elle était de constitution fragile et tombait fréquemment dans les pommes. Françoise est née. Julie était épuisée. C’est à ce moment-là qu’elle a eu idée de faire venir ma mère pour l’aider. C’était sa meilleure amie. Nous nous sommes installés ici sur l’ile où la famille Martin résidait. Maman a loué un petit deux pièces à Ars. Elle allait chez Julie et mon père tous les jours, elle me laissait à la cuisine du domaine avec la cuisinière qui préparait les repas. Liliane, la deuxième fille de Julie, est née trois ans plus tard. La présence de ma mère devenait de plus en plus indispensable, la santé de Julie continuait de décliner. On revenait tous les soirs dans notre appartement. Un soir, j’avais presque cinq ans, ma mère s’est fait agressée par deux ivrognes, un blanc et un noir. Elle m’a crié de rester caché dans un fourré. Plus tard, j’ai compris qu’ils l’avaient violée. Neuf mois après, naissaient mes sœurs, des jumelles. Seule Suzanne a survécu. Odette était trop chétive, je crois qu’elle n’a même pas respiré. Au fur et à mesure que Suzanne grandissait, sa peau devenait de plus en plus mate, Maman n’a jamais eu de doute sur l’identité du père et elle priait le bon dieu tous les soirs de ne plus croiser la route de ce criminel. Odette repose aujourd'hui dans les bras de maman au cimetière de Saint Martin.

- On ne connait pas tante Suzanne. Pourquoi ne l’a-t-on jamais vu ?

- Le contexte était difficile, ma mère était fille-mère, pour le coup elle ne pouvait plus évoquer un veuvage, personne ne lui avait jamais connu de mari. Qui plus est, Suzanne était métisse. Elle aurait pu dire qu’elle avait été violée mais les femmes violées le vivaient comme une honte et se taisaient. A cette époque, la mentalité des insulaires était encore plus puritaine que sur le continent. Suzanne a vécu plus ou moins cachée jusqu’à ses quinze ans. Quand j’ai eu vingt ans, je suis parti travailler dans une ferme à Saintes et j’ai réussi à l’y faire embaucher. Elle est restée là-bas, elle a épousé un saisonnier et ils sont partis s’installer en Martinique où la couleur de ma sœur passe inaperçue. J’ai toujours des contacts avec elle. On s’écrit et même, avec l’aide de nos enfants, on a pu se voir par Skype le jour de ses 80 ans. Un grand moment.

Papymile et Mamie Anne essuient quelques larmes. Mamie se lève, va jusqu’au buffet , prend un cadre qu’elle tend à Malo. Je me penche et découvre une famille souriante. Un couple aux cheveux gris, Suzanne et son mari. D’autres couples plus jeunes, trois adolescentes et deux plus jeunes enfants…la tribu de Suzanne.

- Tu ne peux pas savoir le bonheur que tu me fais de pouvoir enfin parler de Suzanne.

Les yeux de Papymile sont humides. Ceux de Malo aussi. Quant à moi, je ne retiens pas mes larmes. Mamie Anne est partie cacher ses émotions dans la cuisine. Après quelques minutes silencieuses où chacun retrouve son calme, Malo reprend la parole.

- Je ne voulais pas te causer de la peine. Si tu veux on va en rester là.

- Oh non, au contraire. C’est du bonheur. On en était à la naissance de Suzanne. Ensuite, c’est Julie qui est à nouveau tombée enceinte, il n’y avait pas de contraception à l’époque. Elle est décédée en donnant naissance à Hélène. A partir de là, mon père a demandé à maman de vivre au domaine et d’élever Hélène et ses sœurs. J’avais six ans. Deux ans plus tard, mon père, que j’appelais Monsieur jusque-là, épouse ma mère, pas de noces, juste un acte administratif. Je n’ai jamais eu l’impression qu’il formait un vrai couple. Maman n’a pas changé de chambre. Elle travaillait moins, s’habillait avec de plus jolis vêtements et les trois filles de Julie l’ont baptisée Manaïse. L’année d’après, mon beau-père René m’adopte et me donne son nom. Je me souviens de ce jour où il m’a convoqué dans son bureau pour me l’annoncer. J’ai eu l’impression que les planètes s’alignaient, que l’espace s’ordonnait, que mon passé se connectait à mon avenir. Il était depuis toujours mon seul référent masculin et j’avais maintenant conscience de lui ressembler beaucoup physiquement, j’avais ses yeux bleus clairs. Je ne connaissais rien aux choses de l’amour, d’où viennent les bébés et toutes ces choses-là. J’avais besoin d’un père et cet homme m’offrait ce cadeau. Instantanément, il devenait mon père, mon vrai père. Plus tard, quand j’ai perdu ma naïveté, j’ai compris qu’il était vraiment mon père , que l’intérêt qu’il m’avait toujours porté n’était pas feint, que j’avais ses gènes. Par quel mystère, cela ne me regardait pas, on n’abordait pas ce genre de conversations et je n’ai pas interrogé ma mère, cela resterait son secret. Mais je crois que cette carte révèle ce secret.

- Il n’y a pas de photos de ton père avec ta mère ?

- Non, comme je t’ai dit, il ne formait pas vraiment un couple. La seule photo où ils apparaissent ensemble c’est la photo de mariage de mon père avec Julie. Ma chérie, tu peux aller la chercher, elle est dans ma table de chevet. Ce n’est pas une vraie photo mais une photocopie, je crois que c’est Liliane qui a l’original.

Le temps que Mamie monte à l’étage, trouve les documents, les rapporte, Malo se lève et va remplir un verre d’eau pour son grand-père. Sur le plateau, le café est froid, personne n’y a touché. Papymile commente le document protégé sous une pochette plastique.

- Les mariés : René et Julie. Ma mère est là à droite de la mariée. C’était vraiment une belle femme cela ne m’étonne pas que mon père ait craqué. Des yeux en amende, des yeux qu’elle m’a transmis et dont tu as aussi hérité, Malo.

Moi, je repérais tout de suite, le sosie de René à sa droite. Le vieil homme extirpe ensuite d’autres photos et des documents placés sous la photo, des papiers jaunis par le temps et fatigués par des pliages et dépliages successifs.

- Tiens, ça c’est l’acte d’adoption, je l’ai toujours gardé. Ça c’est le courrier que mon père m’a envoyé lorsque j’ai fait mon service militaire. J’avais 18 ans et je partais pour deux ans. Et ça, c’est le livret de famille de mes parents.

J’étire toujours mon cou par-dessus l’épaule de Malo pour apercevoir les documents. La lettre de René m’interroge mais je ne sais pas pourquoi. Pourtant , je ne la lis pas par respect pour Papymile, mais un simple coup d’œil me donne la certitude que quelque chose ne tourne pas rond, comme une anomalie dans le fil de l’histoire.

Annotations

Vous aimez lire claudine fournier ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0