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Le repas familial se tient une nouvelle fois dans la pièce au fond de la grange chez Maé. Cette fois-ci les tables ont été accolées pour former un carré, Marie pense que cela favorisera la communication de tous avec tous . Nous serons quatorze adultes, par ordre de génération : Papymile et Mamie Anne, leur fils ainé Olivier, leur fille Christine et Patrick ( les parents de Malo), leur fils adoptif Nicolas et Guylaine (l’oncle et la tante de Malo), les petites filles Lola puis Anne( fille d’Olivier) et son mari Emmanuel, les petits-fils Yann et Emma, Maé et Marie, Malo et moi-même. Une table pour les six arrière-petits-enfants enfants a été dressée un peu à l’écart, Léonce, Anthime, et Tobias (les enfants d’Anne et Emmanuel), Alice et Ethan ( les enfants de Yann et Emma) et Gaspard n’y sont pas encore installés. Leur jeux résonnent dans la grande pièce. Lola ne participe pas au repas, elle est nourrie par sonde gastrique. Son fauteuil a été installé en face du couffin d’Eugénie dont les mimiques l’amusent. Chacun s’affaire à confectionner une partie du repas. La laitue m’a été attribuée. Sans doute, par ignorance, n'ont-ils pas encore assez confiance en mes talents culinaires pour me confier une tâche plus complexe. Je m’applique pour que cette salade soit la mieux nettoyée qu’ils n’aient jamais mangé. Malo s’amuse de mon zèle. Lui-même doit réaliser la vinaigrette. C’est à moi de me moquer de lui devant l’énorme proportion d’huile qu’il verse dans la saucière. Après six mois, tout est encore prétexte à ce que l’on se taquine et toutes les chamailleries se terminent invariablement par un bisou. Marie et Emma sont en train d’enfourner trois poulets qu’elles ont préalablement badigeonnés de moutarde et fourrés d’une farce mystère. Mamie Anne répartit les crudités et les charcuteries dans des assiettes dépareillées. Christine et Guylaine s’occupe du dessert, une charlotte chocolat-poire et une autre aux fraises dont elle fignole la présentation avant de les placer au réfrigérateur. Le père de Malo s’assure que son indispensable café sera prêt à temps et remplit le filtre et le réservoir de la cafetière. Olivier, Nicolas, Yann et Maé entoure Papymile et le presse pour qu’il dégaine ses archives. En 2 jours, l’histoire a fait le tour de la famille et tout le monde est curieux de prendre connaissance des documents qui fondent leur parenté. De loin, je les observe débarrasser un bout de table, ils empilent trois ou quatre assiettes, regroupent les couverts par-dessus, repoussent les verres et étalent les photos , cartes et lettres sur la nappe en papier. À nouveau un sentiment d’urgence m’oppresse. J’ai la certitude qu’il faut que je m’approche, que je sois une spectatrice active de cet aparté familial. Je prétexte consulter mon portable pour me diriger vers mon sac à main que j’ai abandonné sur une des chaises autour de la table. J’allume l’appareil, scrolle pendant quelques secondes, prends distraitement connaissance de quelques messages. Ma sœur, qui s’est rapprochée de moi depuis que nous sommes toutes deux amoureuses, m’avertit de l’ouverture de son magasin d’artisanat. Gymbia m’informe qu’elle est bien rentrée à Lille, qu’elle bosse comme une furieuse et qu’elle m’attendra mardi soir pour valider les premières pages de son rapport. Enfin ma maman m’envoie juste un gros bisou d’amour et me prie de le partager avec Malo qu’elle adore. Mes yeux balayent l’écran mais mes oreilles trainent du côté du groupe qui se penche sur les photos. Yann et Nicolas s’enthousiasment de découvrir leurs aïeux. Nicolas , même s’il n’est pas filialement concerné, discute avec son père sur la ressemblance flagrante entre ce dernier et René. Yann lit la lettre que ce même René a rédigé à l’occasion du service militaire de son fils. Je l’entends s’étonner de la ressemblance entre l’écriture de son arrière-grand-père et celle de sa fille .

- Se peut-il qu’il y ait une transmission héréditaire dans le graphisme des lettres ? Alice trace aussi des petites bulles en guise de point sur les « i ». Son écriture est aussi ronde. Les « g » sont très ressemblants avec un gros ventre, pareil pour les boucles des « l » penchées vers l’avant. C’est impressionnant , on pourrait croire que c’est elle qui a écrit cette lettre.

- Sauf que c’est sans doute l’écriture de la secrétaire de mon père, répond Papymile. Mon père avait une infirmité. Il n’était pas avare de coup de main à l’atelier d’imprimerie quand il y avait un coup de feu. Quand il a eu la quarantaine, sa main droite est passée sous la presse, on a dû lui amputer. Or il était droitier, il devait donc demander l’assistance de sa secrétaire pour ses courriers.

- Pour un courrier aussi intime, adressé à son fils, tu ne penses qu’il aurait plutôt demandé à sa femme, s’étonne Yann.

- C’est logique. Bizarrement, Je ne connais pas l’écriture de ma mère, mais ce n’est pas impossible. Regardez dans la pochette, il doit y avoir quelques bons de commande que j’ai gardé car il concernait des affiches publicitaires plutôt osées, si elle date après 1940, ils auront été rédigés par la secrétaire.

Yann et Nicolas fouillent dans les différents documents et en extirpent une feuille presque rongée par les années. Yann lit alors le slogan publicitaire :

- « Au moulin de Modeste, les miches sont bien fermes …comme celles de la boulangère ! ». Ah oui, c’est assez osé pour l’époque.

- Oui et finalement il y avait moins de censure qu’aujourd’hui. Et alors, est ce que c’est la même écriture ?

- Pas du tout, regarde, elle est beaucoup plus petite, classique et serrée.

J’ai l’intuition que la clef de mon énigme est dans la conversation que je viens d’entendre mais mes neurones refusent d’établir les connexions pour que la solution se dévoile. C’est à cet instant que Malo me rejoint. Il me murmure des propositions indécentes à l’oreille. Son isolement au phare le frustre de nos rapports charnels et ses besoins en sont d’autant plus fréquents et pressants lorsque nous nous retrouvons. Son ardeur m’amuse et me flatte et j’y réponds volontiers. Il m’entraine à l’extérieur et nous dirige droit vers un coin reculé à l’intérieur d’une haie de sapinettes à l’abri de tous les regards. Nos ébats rapides m’étourdissent et divertissent mon esprit. Ce n’est que dix minutes plus tard , après m’être assurée qu’aucun désordre ne trahirait nos activités , que nous revenons dans la salle. Le groupe autour de Papymile s’est étoffé de deux personnes, Mamie Anne et Christine, la mère de Malo. La conversation semble animée. Ils ont déroulé un morceau restant de nappe en papier et ils essaient d’établir un arbre généalogique. Ils sont tellement absorbés par leur tâche que notre retour passe inaperçu sauf pour Lola auprès de qui nous nous arrêtons pour la distraire quelques minutes. J’abandonne Malo aux jeux de mains et de grimaces avec sa cousine et je m’approche du groupe pour jeter un coup d’œil à leur ébauche. Ils sont partis des ascendants pour établir les filiations et sont coincés par l’espace pour placer les branches annexes et la plus jeune génération. Je me permets d’intervenir et leur conseille de raisonner à l’envers, partir de la plus jeune génération pour remonter à la plus ancienne. Ils adhèrent à mon idée , retourne leur pan de nappe et recommence des arrières-arrières-petits-enfants jusqu’à René, Julie et Anaïse. Pas de Régis ! Dans mon crâne, c’est la révolte : il faut qu’il apparaisse, il a existé tout de même et il n'est pas interdit de penser que ce soit le père d’Emile. Je boue intérieurement, je ne me sens pas légitime pour justifier mon indignation et les alerter de cet oubli. Il n’y a que Malo qui puisse le faire. Je vais le tirer de ses babillages avec Lola et lui explique la situation :

- Malo , il faut que tu m’aides. Je ne me sens pas le droit de dire à ta famille qu’il manque Régis sur l’arbre. Il n’y a que toi qui puisse le faire. Je vais t’envoyer l’acte de mariage de Julie et René sur ton portable. Tu diras que tu as fait des recherches et que tu l’as trouvé sur un site de généalogie. C’est urgent. C’est imminent, je sens que c’est maintenant que toute cette histoire va aboutir. C’est bientôt le dénouement, je ne sais pas pourquoi mais je suis comme paniquée. Tu dois y aller et leur dire.

- Hey calme-toi. On dirait que tu es possédée.

- Désolée, pardon, pardon. Mais s’il te plait, vas-y.

- Ok mais calme-toi, sinon cela va paraitre suspect.

Je gagne prestement le coin où j’ai laissé mon sac. J’attrape mon téléphone et en quelques secondes j’envoie le document sur le téléphone de Malo. Lui a toujours son téléphone dans la poche arrière de son jean. Je transpire, c’est maintenant ou jamais. Je pensais que le destin m’avait choisie pour m’intéresser à cette carte postale juste pour m’amener à rencontrer Malo et je remerciais le ciel tous les matins de l’avoir mis sur mon chemin. Mais vu l’état d’excitation dans lequel je navigue, je suis sûre qu’il y a autre chose. Je surveille Malo du coin de l’œil, il est penché sur l’arbre généalogique et fait quelques commentaires anodins « où je suis inscris ? Oh encore à côté de Maé ! Il va arrêter de me coller celui-là ! C’est qui le patriarche ? ». Je sens que le moment approche. Je préfère restée à l’écart, je serai bien capable de tout faire capoter. Je me donne une contenance en scrollant sur mon téléphone. J’entends la voix de Malo qui se veut naïve mais seule moi y perçois la duplicité :

- Hey, mais il manque quelqu’un ! Et même trois personnes !

Nicolas, qui ne manque jamais une occasion pour faire de l’humour, s’exclame.

- Ça y est, il va nous annoncer que Laurence attend des triplés !

Tout le monde se retourne vers moi. Je m’esclaffe et en profite pour m’approcher.

- Désolée, le coffre est vide.

- Ben alors qui manquent-ils ?

Malo pose le doigt sur l’espace au-dessus de la 1ère ligne.

- Les parents de René : Ernest et Marie.

- Cela ne fait que deux, qui est le troisième ?

- Ici, le frère jumeau de René : Régis.

Un blanc succède à cette révélation. Il n’y a que Papymile et Mamie Anne qui semble satisfaits de cette intervention. Malo a juste le temps de m’adresser un clin d’œil complice que Yann l’interpelle :

- Mais d’où tu tiens ça toi ?

- On a déterré la boite à souvenirs, jeudi, avec Papy. J’ai vu la photo du mariage des arrière-grands-parents et j’ai repéré le frère de René. J’ai fouillé dans un site de généalogie sur internet. Ça m’a pris du temps mais j’ai retrouvé l’acte de mariage de Julie et René. Et dessus sont mentionnés les parents. D’ailleurs, on peut même rajouter sur l’arbre ceux de Julie. Et il y a aussi les témoins qui apparaissent : une certaine Anaïse, notre arrière grand-mère, et un certain Régis Martin qui est né le même jour que René. Et voilà vous pouvez compléter votre arbre.

- Alors là, ça m’en bouche un coin.

Yann est toujours sous le coup de la surprise. Pour ma part, je ne suis pas satisfaite , je voulais que Malo dégaine la photo de l’acte de mariage.

- Tu as d’autres révélations à nous faire ?

- Découvre par toi-même.

Enfin, nous y sommes. Malo a sorti et allumé son portable et le tend à Yann. Maé, aux aguets, s’approche et regarde lui aussi la photo. Yann prend le téléphone en main et, de deux doigts, zoome sur l’image, navigue de gauche à droite et de haut en bas.

- Il était …gardien de phare ?

- Et ouais mon pote ! maintenant tu ne me traiteras plus de dégénéré d’avoir choisi ce métier. Et je vais même t’achever en te disant qu’il était gardien de phare… à Cordouan.

- Non !

Yann et Maé restent interdits. Tous les regards se sont dirigés vers Malo. Même ceux qui ne participaient pas à la conversation commencent à se rapprocher de la table. Malo en oublie son grand-père qui ne connaissait pas ce détail. Mais moi, j’observe le vieux monsieur de coin de l’œil et je ne peux que constater son trouble. Mamie Anne, elle aussi, a saisi l’émotion de son mari. Elle pose sa main sur la sienne et la serre dans l’espoir de lui transférer du soutien. C’est à cet instant que Malo prend conscience que sa confession était inconnue de Papymile. Il ressent l’obligation de dédramatiser l’aspect mystérieux de la transmission intergénérationnelle.

- Tu vois papy, nous n’avons pas hérité que des yeux bleus de nos aïeux. Nous avons aussi hérité de la gémellité. Et finalement, je ne suis peut-être pas devenu gardien de phare par hasard. Je suis l’héritage de ton oncle Régis.

- Tu sais d’autres choses sur lui ? Qu’est-il devenu ?

C’est d’une voix presque chevrotante trahissant son bouleversement que le grand-père a posé cette question. Je me suis glissée derrière Malo et je lui souffle à l’oreille :

- Vas-y molo, il est chamboulé.

Malo déloge Maé pour s’assoir à côté de son grand-père.

- Je ne t’apprendrai rien en te disant qu’il n’est plus. Mais, oui, depuis jeudi, je n’ai pas pu m’empêcher de demander à mes collègues de farfouiller dans les archives du phare et j’en sais un peu plus. Je crois qu’il vaut mieux faire une pause. On va manger, tout est prêt, les cuisinières vont criser si on laisse refroidir les poulets. Ça va calmer les esprits et on reprendra le sujet après le café, d’accord ?

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