Culpabilité et reconstruction
Où suis-je ? Il fait noir… Aoi ? Aoi ? Tu es là ? Brrrr… J’ai froid c’est horrible…
Qui est là ? Montre-toi !
Encore cette sensation d’être observée… Qui est-ce ? J’aperçois une silhouette… Il… Il est de dos… Je m’avance vers lui… Il se retourne… Quels yeux magnifiques ! Mais ils sont empreints d'une telle mélancolie...
Je me réveille en sursaut. J’ai un vague souvenir d’un rêve où j’avais froid… Ce qui me paraît impossible étant donné que j’ai deux petits corps serrés contre moi ! Ninya et Vic se sont collés à moi.
Ce qui me fait penser que ma petite Angeline dort tout au fond de moi.
Je souris à cette idée. Le soleil ne s’est pas encore levé. Le retour à la réalité est brutal : je suis allongée à même le sol glacé, ma tête m'élance et mes mains sont emmaillotées dans un linge chaud. Je peux à peine bouger le bout de mes doigts. Je me dégage des enfants qui dorment à poing fermés. Leurs petits visages sont encore marqués des stries de leurs larmes. Je sors ma cape de mon sac et les recouvre. Instinctivement, ils se rapprochent pour se serrer l'un contre l'autre.
Je regarde autour de moi : le joli potager de la famille a été écrasé, la jolie petite chaumière si accueillante n'est plus qu'un tas de cendres fumantes et le puits a été détruit. L'étable a entièrement brûlé, les animaux avec. Roc est assis près d'un feu, à ses côtés une vieille dame lui passe de l'onguent sur son bras gauche. Ils me tournent le dos. Je m'avance lentement. Roc a les traits tirés et d' énormes cernes sous les yeux. Il a tout perdu… j'ai une peine immense pour cet homme. La vieille femme lève la tête vers moi et son visage perd tout son sang. J'ai tendance à oublier mon statut dans ce monde.
D'ailleurs, quel est-il vraiment ?
Roc se lève et s'approche de moi. Je n'arrive pas à déterminer son humeur : son visage est tellement fermé ! Il s'arrête, me regarde droit dans les yeux et d'un coup me prend dans ses bras et se met à pleurer à chaudes larmes.
- Alyana… Alyana… j'ai tout perdu… je n'ai plus rien… rien…
- Roc… je ne sais pas quoi vous dire… Je …
- Merci Alyana, tu as encore une fois sauvé mes enfants, mes biens les plus précieux…
Il me raconte que ses voisins sont venus l’aider à tout nettoyer avant de rentrer chez eux. Cet homme est épuisé. Je place ma main sur son front et lui lance un sort d'endormissement. Il s'effondre dans mes bras : j'ai à nouveau l'utilité de mes pouvoirs. Je le soulève et le pose à côté de ses enfants. Je les regarde dormir, ma poitrine se serre : ils ont l'air tellement perdu. Je m'assois près du feu et la vieille dame me rejoint. Elle m'apprend qu'elle est la guérisseuse du village.
- Je vous ai administré une concoction de plantes afin que vous retrouviez un peu de votre vitalité. J'ai cru comprendre que vous êtiez élémentalienne…
- Oui, c'est bien cela.
- Je vois, je vois… Avez-vous récemment eu des coups de faiblesse, des évanouissements peut-être ?
- Oui…, je repense à mon pacte avec Aoi et à ses paroles où il me dit que mon corps s'est affaibli à cause de cela. Pourquoi cette question ?
- Je ne vous apprends rien mais quand un élémentalien est fatigué, il peut perdre la maîtrise de ses pouvoirs, surtout quand il s'endort…
- Vous voulez dire que… que… c'est moi ? Moi qui ai allumé le feu ?
- Je crois bien oui.
Cette réponse me choque. C'est. Moi. Qui. Ai. Allumé. Le. Feu. J'ai détruit la maison de la famille qui m'a si gentiment accueillie. J'ai détruit la maison de mon petit singe. J'ai détruit la maison qu'ils ont passé une vie à construire. Je suis pitoyable. Je me sens tellement minable que je cache mon visage derrière mes mains. La vieille dame me tend un bol qui contient un liquide vert pâle aux odeurs de menthe. La fameuse concoction. Je la bois et sens mes forces revenir petit à petit.
- Aoi… Aoi…
- Alyana? Que se passe-t-il ? Pourquoi pleures-tu ?
- Aoi… C’est… C’est moi qui ai mis le feu… J’ai brûlé la maison !
- A vrai dire je m’en doutais un peu… C’est aussi en partie de ma faute… J'aurais dû mieux te surveiller…
- Aoi… Prête moi ta force s’il te plaît… Je dois la reconstruire. Il le faut!
Mon petit prince aquatique se matérialise devant moi, sous les yeux ébahis de la vieille dame. Il me sourit et me prend dans ses bras.
- Prends tout ce dont tu as besoin ma princesse. Aqualya energya.
Il ferme ses yeux et tout autour de lui un halo d’un bleu très pur se forme. Je sens entrer en moi l’énergie d’Aoi et tout l’amour qu’il me porte : ces sensations me transcendent et j’éprouve alors un sentiment de plénitude et de puissance absolue. Je sais que j’ai recouvert toutes mes facultés.
- Au travail ! Pour commencer, je dois fabriquer des briques assez solides.
- Je sais exactement où je dois t’emmener pour cela. Approche.
Je m’exécute. Il me prend dans ses bras et déploie ses magnifiques ailes aux rainures d’argents. Nous nous élevons dans les airs : la sensation est tellement agréable ! Nous redescendons aux abords de la rivière Arc-en-Ciel, vers un terrain boueux. Aoi m’apprend que cette terre glaise, une fois compactée, est d’une solidité sans faille. Aidée de ses pouvoirs, je me mets à la tâche. Je façonne des briques assez grosses avant de les ramener vers la zone que j’ai moi-même dévastée.
J’aplanis le sol là où je veux reconstruire la maison : il faut qu’elle soit plus grande. A partir de là, j’assemble les pierres entre elles et commence à façonner l’endroit où cette famille va pouvoir bientôt être reloger. J’y passe le reste de la nuit.
Au petit matin, les murs sont montés : je commence à sentir une fatigue physique mais je ne veux pas m’arrêter. Hors de question que les enfants dorment encore à la belle étoile cette nuit. Je puise dans mes ressources. J’aperçois au loin des hommes se dirigeant vers nous. Aoi se métamorphose en renard. Ce sont tous des Falanim et des Ritsua. La vieille dame, voyant que je m’étais mise à reconstruire la maison, est allée voir les hommes des fermes voisines afin qu’ils viennent me donner un coup de main.
Ils s’approchent, l’air un peu méfiant : lorsque la guérisseuse leur a dit qu’une noble se donnait tant de mal pour réparer son erreur, ils n’y avaient pas cru. Ce n’est qu’en me voyant couverte de boue et transpirante qu’ils se sont rendus à l’évidence : elle ne mentait pas. L’un d’entre eux se présente comme étant Rico, le plus proche voisin, tour à tour il me nomme chaque homme présent : Acrim, Vados, Rémus et Stelys. Ils sont ébahis par le travail que j’ai effectué en si peu de temps. Je les remercie et avoue qu’à présent je suis un peu perdue : construire des murs oui mais pour le reste…
- Je crains qu’il va falloir corriger certaines erreurs mademoiselle…
-Alyana… Appelez-moi Alyana… Je vous écoute dites-moi ce qui ne va pas…
- Euh… il n’y a aucune ouverture dans vos murs…
J’entends Aoi éclater de rire, suivit bientôt de tous les hommes présents. Abasourdie, je m’y mets moi aussi. Bon il va falloir revoir tout cela. Chacun met la main à la pâte et nous avançons rapidement. J’utilise toute ma magie afin de fournir aux travailleurs aide et matériaux nécessaires : de la glaise pour Rico, afin qu’il puisse fabriquer de la vaisselle, du bois et de la paille pour Acrim et Vados, que le premier puisse réaliser la toiture et le second quelque meuble de base mais surtout les portes et les fenêtres. Rémus et Stelys sont partagés entre chaque groupe comme aide.
En tant qu’élémentalienne, je commande aux éléments pour faciliter les tâches de chacun : le vent devient tranchant, l’eau est omniprésente sans que l’on ait à la puiser au puits et le feu est maintenu constant. Aoi m’est d’une aide précieuse : sa réserve d’énergie semble inépuisable. La vieille dame aussi : sa décoction mentholée me procure une force insoupçonnée.
Vers le milieu de la matinée, Roc et les enfants se réveillent et assistent au spectacle de la reconstruction complètement abasourdis. Les enfants me sautent dessus en poussant des cris de joie.
- Alyana… Mais qu’est-ce que…
- Bonjour, Roc. C’est la moindre des choses que je puisse faire… Après tout… Il semblerait que… c’est de ma faute si vous avez perdu votre maison…
- Pardon? Mais qu’est-ce que vous racontez ! Ce n’est pas de votre faute voyons !
- Je crois bien que si… Je n’ai pas su contrôler mes pouvoirs d’élémentalienne et dans mon sommeil j’ai déclenché cet incendie…, avouais-je dans un murmure.
Il me regarde d’un air insondable et secoue la tête de gauche à droite. Il ne m’en veux pas, aussi bizarre que cela puisse paraître. Il envoie les enfants dans la forêt à la recherche de champignons et de baies puis propose son aide. La maison avance vite : nous avons mis l’accent sur les murs, le toit et les fermetures. Le plus difficile a été la toiture : la magie ne peut pas tout faire ! A midi, les hommes se relaient : Rico, Acrim, Vados, Rémus et Stelys doivent retourner dans leur ferme respective afin d’y abattre leur propre travail. Une autre équipe arrive : il s’agit pour la plupart des fils et ouvriers des fermes alentour. Roc est un homme très apprécié.
Il se confond en remerciement. A la fin de la journée, la maison tient debout : les portes et fenêtres sont mises et la toiture est faite. Pour ce soir, nous dormirons sur le sol mais au chaud et au sec. Je laisse ma cape aux enfants pour qu’ils puissent s’y enrouler. La femme de Rico est venue nous apporter quelques draps et deux oreillers pour que nous soyons un peu plus confortable et celle de Vados quatre gros sacs de paille afin de fabriquer nos matelas. N’ayant pas de toile pour les faire et exténués par notre journée, nous nous endormons devant la cheminée, le nez dans les oreillers sucrés.
Le lendemain, nous avons plus de main d'œuvre : la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre… Une noble se salissant les mains pour un Falanim ! Impensable. Je commence à me poser des questions sur cette fameuse noblesse mais je n’ai guère le temps d’y réfléchir : la journée va être longue et le travail est loin d’être fini. Le sommeil m’a aidé à recouvrer une partie de mes pouvoirs perdus hier mais je suis bien moins efficace. Je lutte tout de même afin d’être utile à tous.
A midi, un déjeuner royal nous a été concocté par la femme de Rico : chacun se donne à coeur joie. Nous faisons le point : les murs, la toiture et les ouvertures sont opérationnels. Les meubles sont en cours de fabrication : il faudrait plus de bois pour cet après-midi. Je me propose de me charger de cette corvée : avec la magie c’est beaucoup plus facile. Pour la vaisselle, le potier a tout ce qu’il faut : il faut laisser le temps au temps. Ne reste que le linge de maison : les femmes des fermes voisines ont chacune donné un petit quelque chose de leur trousseau. Certaines de drap, d'autres des rideaux, d'autres encore des vêtements…
A la fin de la journée, la maison est presque finie : il ne reste que quelques détails ici et là. Chacun rentre chez soi, épuisé. Il me reste une chose à accomplir. Je me mets dehors, Vic et Ninya en spectateurs. Je ferme les yeux et imagine le jardin et le potager qu’ils avaient avant l’incendie. J’essaie de le reproduire à l’identique et j’y ajoute un arbre à planime, un fruit à la peau violette et à la chair rouge ressemblant à la mangue sauf qu’il n’a pas de noyau, que mon petit singe adore, plus une balançoire. Elle frappe dans ses mains, heureuse.
Nous entendons le bruit du galop du dragnir : Myrna est de retour. Elle descend de sa calèche en titubant. Les enfants accourent vers elle, heureux, ils lui sautent dans les bras.
- Mais… Mais… Que s’est-il passé ? Je vous quitte à peine une semaine et…
Je prends le temps de tout lui expliquer. Elle manque de s’étouffer sur le passage où ses enfants étaient prisonniers du brasier. Lorsque mon récit prend fin, elle a les larmes aux yeux. Je lui présente mes excuses à elle aussi, excuses qu’elle balaie d’un revers de main : après tout maintenant elle a une maison toute neuve et plus grande ! Nous rions.
Une fois le repas terminé, nous couchons les enfants : les événements de ces derniers jours les ont épuisé. Ils ont enfin retrouvé un certain confort : bien qu’ayant chacun leur chambre, ils préfèrent dormir ensemble, comme avant. Myrna m’apprend qu’en ville c’est l’effervescence : un détachement d’Arachnya doit arriver sous peu. Ce sont des nobles de première classe : leur accueil doit se faire en bonne et due forme, sous peine de sanctions sévères. Je lui demande la raison de leur venue : elle l’ignore.
Elle me dit avoir un cadeau pour moi, elle se lève, va dans sa chambre puis me tend un paquet. Intriguée, je l’ouvre : à l’intérieur se trouve une magnifique robe longue noire faite dans un tissu léger ainsi qu’un sac en toile marron qui se porte à la taille. Je ne sais pas quoi lui dire, à part un énorme merci.
- C’est la moindre des choses, Alyana. Tu as sauvé mes enfants un nombre incalculable de fois et grâce à toi j’ai une nouvelle maison !
- Il faut dire que c’est à cause de moi que l’ancienne a été détruite !
- C’est vrai… Mais sans toi, j’aurai perdu mes petits amours bien avant alors je ne t’en veux absolument pas !
Je lui souris.
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