Cœur perdu

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Je parle en connaissance de cause… Mon cœur s’est figé, gelé, pétrifié, transformé en pierre. Cela ne s’est pas fait en un jour. Non, ce fut un long travail de sape, une longue et insidieuse descente vers les abysses, vers un monde en noir et blanc.

Voyez-vous, je suis née avec un cœur tout mou, vraiment très mou. Il croyait dur comme fer aux contes de fées, ne comprenait pas le sens du mensonge, il ne savait pas que les autres cœurs s’étaient endurcis. Mon cœur et moi, nous étions très sensibles, attentifs aux autres, nous ne les comprenions pas toujours très bien mais nous voulions les aider. Nous étions habités par cette idée que si nous aidions les autres, alors un jour, si nous en avions besoin, ils nous aideraient en retour. Saugrenu, n’est-ce pas ? Comme tout à chacun, nous avons grandi. Bien sûr, nous avons eu des déconvenues, des déceptions. Mais tel le soleil après la pluie, nous ne voyons que les arcs-en-ciel et nous continuions de croire au cercle vertueux de l’humanité. Lorsque le temps fut venu, je choisissais des études de médecine.

En première année, je me heurtais à la rudesse de ces études. La compétitivité y faisait rage et avec elle, venait la solitude. Tout était bataille. Arriver suffisamment tôt pour avoir une bonne place en amphi, réserver sa place à la bibliothèque, se dépêcher pour devancer les autres à la queue du restaurant universitaire pour éviter de perdre trop de temps de révision… Les cours qui s’enchainent à toute vitesse et l’impossibilité de demander de l’aide à son voisin. Evidemment, on ne peut aider les autres étudiants, ce serait prendre le risque de perdre sa place en deuxième année, et elles sont tellement chères…

Et l’une des choses les plus rudes : l’anonymat. N’être qu’un numéro, un code barre pour un concours. Ne plus avoir d’identité. N’être qu’un parmi deux milles étudiants. Et à cela nous devions nous habituer car l’hôpital aime effacer les identités, ne faire de ses ouvriers que des numéros, plus facile à classer, à manipuler… Pendant cette année (que je fais deux fois), mon cœur tremble, grelotte de peur et de froid comme perdu dans un grand désert de glace. Mais il tient, il faut tenir, après tout ce n’est que la première année.

En deuxième année, j’entrais à l’hôpital, premier stage infirmier. Je fus affectée au service des Soins Palliatifs. Belle entrée en matière... Mon cœur tressaute, c’est le choc. Certaines personnes attendent la grande faucheuse avec effroi, tandis que d’autres l’accueillent comme une vieille amie. Je lis la souffrance sur les visages, les gens restent pourtant silencieux, ne dépensant pas leur énergie en vaine parole. Je les lave et panse leurs plaies, j’essaye de les accompagner au mieux, d’apaiser un tant soit peu leurs souffrances. J’ai dix-neuf ans, quelque chose se brise en moi. Je prends conscience qu’ici-bas, on souffre, on meurt.

Les années s’enchainent et l’externat commence. Avec lui, revient l’angoisse du concours, celui qui couronne la sixième année, celui qui détermine notre spécialité et la région où se poursuivra notre formation. Les examens se succèdent inlassablement, le cerveau ingurgite des mots, des phrases, des livres entiers de connaissance que le cœur n’a pas le temps de digérer. Parallèlement, la valse des stages se poursuit. Je passe de service en service, urgences, médecine général, gynécologie, oncologie pédiatrique, chirurgie, médecine légale… A vingt-cinq ans, j’ai vu des plaies, les chairs ouvertes sur la table d’opération, des naissances, et des morts, j’ai entendu des pleurs, des lamentations, des râles, des respirations saccadés, des cœurs qui perdent le rythme, j’ai senti l’odeur du bistouri qui brule les chairs, les défécations incontrôlées, la puanteur du laisser-aller… J’ai vu et entendu ce que le commun des mortels évite. La maladie et la mort, nous les enfermons à l’hôpital, dans des hospices, dans des centres spécialisés, loin de la société. Pour tenir, pour survivre, mon cœur s’est glacé petit à petit. Pour ne voir que la machine, et non l’être humain qui souffre, pour avoir le courage de revenir le lendemain auprès de ces âmes damnés, pour entendre la plus cruelle des souffrances, il fallait s’en distancier, se couper des émotions provoquées…

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