Mercredi 25 Octobre 2017 (1/3)
Je pars très tôt ce matin, en même temps que Clémence, qui doit prendre sa garde à 8h et je m’autorise quelques kilomètres en colline du côté du Montaiguet pour me défouler et essayer d'apaiser mon cerveau qui turbine à plein régime depuis mon réveil. Il fait assez frais, une légère brise balaye mon visage et sèche immédiatement toute trace de transpiration, le soleil est timide derrière la brume, renforçant encore cette impression d’avoir vraiment basculé dans l’automne depuis quelques jours.
Je fais ensuite un détour par l’école, où je peux profiter du vestiaire pour prendre une bonne douche et enfiler une tenue décontractée, bien différente de celle que je porte habituellement pour venir enseigner.
J’ai dû me résigner à laisser mes baggys et mes sweats larges au placard quatre jours par semaine, pour porter des jeans et des pulls plus classiques.
Je passe saluer Bernard qui profite de cette journée de calme pour avancer les tâches administratives rébarbatives dues à sa fonction de directeur.
- Bonjour Bernard.
- Salut Justin, originale ta tenue… T’es venu faire des heures supp’?
- Voilà le vrai Justin Fabre, en chair et en personne… Je suis venu me doucher après ma séance de sport, j’ai un rendez-vous en ville à 9h.
- D’accord. Ils sont bien pratiques ces vestiaires, non?
- Oui, ça m’a évité de repasser par la maison… Passez une bonne journée.
- Toi aussi Justin. Merci de t’être arrêté pour me saluer. Je ne t’avais même pas entendu…
- De rien. A demain.
- A demain, embrasse Clémence de ma part.
- Ce sera fait.
Je rejoins le parking et ma voiture, où j’attends le message de Caro m’indiquant qu’elle a déposé Clara. Et elle ne tarde pas.
“ Je suis devant l’école Pagnol, je t’attends sur le parking.”
“ Je suis là dans cinq minutes. A tout de suite.”
Pendant le petit kilomètre qui me sépare de ces retrouvailles, mon cœur bat à tout rompre et des milliers de questions se bousculent dans ma tête, je tremble comme une feuille, cinq minutes qui passent en une seconde, malgré la circulation très dense.
Alors que je m’engage sur le parking, et que je l'aperçois enfin, ma rancœur se fait la malle, mes larmes se mettent à couler et les souvenirs m’envahissent. Je reconnais immédiatement sa silhouette, toujours aussi élancée malgré quelques kilos supplémentaires, ses longs cheveux tressés, sa frange, sa façon de s’habiller, finalement elle n’a pas beaucoup changé.
Je me gare sur la première place disponible, coupe le contact et respire un bon coup avant de sécher les larmes qui roulent toujours sur mes joues. Je m’approche tranquillement alors qu’elle m’observe du coin de l'œil, puis, sans un mot, nous tombons dans les bras l’un de l’autre..
Le même parfum, la même douceur…
Nous restons de longues secondes enlacés ainsi, à sangloter, avant d’oser enfin nous regarder et murmurer quelques mots.
- Salut Caro… Je… J’arrive pas à y croire…
- Justin… Moi non plus… Je suis désolée…
- Chut… Plus tard… Ça va aller?
- Je crois que oui… Pardon… Et toi?
- J’en sais rien… Mais je m’en fous un peu pour l'instant…
- Wahou… Je suis pas sûre que je t’aurai reconnu au premier coup d'œil, en te croisant dans la rue… T’as bien changé… Tes cheveux longs, tes piercings, ta barbe, ça vient d’où tout ça?
- De tout ce que j’ai vécu… Je t'expliquerai toute à l'heure… Toi par contre t’as pas beaucoup changé et… Clara, c'est ton portrait craché…
- Je sais, j’ai pas vraiment eu le temps de changer de look… On va où du coup?
- A la B-E, je pense qu’on sera tranquilles à cette heure là.
- La B-E?
- La Belle Epoque, sur le cours Mirabeau.
- Je… Je t’ai dit que ce n'est pas vraiment mon univers ce genre d’endroit…
- T’inquiètes pas, fais moi confiance… Allez, monte.
Pendant le trajet, nous restons silencieux, seuls nos regards se croisent parfois, et immédiatement, nos yeux s’embuent de larmes, je n’arrive pas définir si c’est la joie de nous retrouver ou la douleur en repensant au passé, en imaginant tout ce qu’on aurait pu vivre ensemble…
Une fois la voiture garée, nous remontons le Cours Mirabeau pour rejoindre la brasserie, peu fréquentée à cette heure en général et nous nous installons à une table tout au fond. Je n’avais plus remis les pieds à l'intérieur depuis ma séparation avec Gaby, lorsque je repasse devant la fameuse table, une soudaine envie de faire demi-tour s’empare de moi.
- Oh! Monsieur Justin, ça fait un bail! Mademoiselle.
- Salut Gillou, c’est vrai que ça fait un bout… Je te présente Caroline, une… Amie de longue date… Comment vont les affaires?
- Enchanté mademoiselle… Doucement en cette saison, sans les touristes. J’ai pas l’habitude de te voir ici a cette heure.
- Le temps passe, je grandis, les habitudes changent…
- Qu’est ce que je vous sers?
- Deux petits déjeuner continentaux s’il te plait, pour moi, ce sera thé aux épices, jus d’oranges et un pain aux raisins. Caro?
- Il est comment ce thé aux épices?
- Délicieux… Un des meilleurs de la ville.
- Je te fais confiance, la même chose alors. Merci.
- C’est noté.
Le silence entre nous devient pesant, je sens qu’elle voudrait parler, mais elle ne semble pas savoir par quoi commencer.
- Caro? Ça va aller?
- Oui… Excuse-moi… Je… J’ai pas l’habitude de ce genre d’endroit, encore moins qu’on m’invite. Et j’ai toujours du mal à réaliser que c’est vraiment toi en face de moi, qu’on est vraiment là tous les deux, réunis… Après tout ce temps…
- J’ai toujours aimé traîner ici depuis que je vis dans le coin, c’est un de mes bars préférés avec le Four Courts un peu plus haut. Je venais souvent à une époque, surtout le soir… Plus depuis quelques temps, mais j’apprécie revenir prendre un petit dej de temps en temps.
- Ok, je me demandais pourquoi le serveur te connaissais, je pensais que c’était un pote à toi.
- Un peu quand même…
- J’ai du mal à m'habituer à ton nouveau look… Toi qui paraissait si sage à l'époque, si… Normal quoi… Tous ces piercings, c'est étonnant… Je ne croyais pas Clara quand elle m’a parlé de toi… Justin Fabre… Je me suis dit que tu ne devais pas être le seul dans le coin, puis on est loin de chez nous…
- Ça te plait pas?
- Si… Je trouve que ça te va super bien en fait, avec tes cheveux longs, ta barbe… C’est différent, faut juste que je m’y habitue…
- Ok… Je crois que t’es prête pour le reste alors…
Je laisse Gilles déposer notre festin sur la table et d’un geste lent, j’enlève mon sweat pour laisser apparaître les tatouages qui décorent mes bras.
- Oh putain!!!
- Caro!
- Pardon… Mais ils sont énormes… Et magnifiques… Mais pourquoi?
- Parce que j’aime ça, comme mes piercings ils font partie de moi… Ils ont chacun leur histoire, une signification précise, symbolique… Et ils cachent un peu mes cicatrices…
- …
- Si j’ai bien compris, c’est à moi de commencer?
- Je veux bien…
- T’es descendue du train à quel moment?
- Ta rupture avec Clémence… Ca m’a rendue triste pour vous deux, fait ressurgir des sentiments aussi et du coup, j’ai préféré reprendre de la distance…
- Ok…
Je lui raconte donc tous les événements importants de ma vie, depuis la fin de ma dépression, et jusqu’à aujourd’hui: mon départ de Lézan et ma vie en Avignon, les raisons de notre rupture avec Clems, ma rencontre avec mes amis de la fac, mon histoire avec Amy, mes premiers tatouages, mes premiers piercings, nos vacances à New-York, notre séparation à son retour dans son pays, ma fuite vers ici pour l'oublier, ma rencontre inattendue avec Gaby à quelques tables de là, mes études et la fin de l’aventure Gaby, le retour de Clémence…
- Donc vous êtes de nouveau ensemble?
- Oui… On habite chez moi depuis deux mois environ, elle bosse aux urgences de l'hôpital…
- D’accord…
- T’as l’air contrariée.
- Ben… Enfin… Ça fait six ans Justin, je m'attendais bien à ce que tu sois en couple, que tu aies refait ta vie… Mais ça me touche quand même de l’entendre.
- C’est évident, je comprends…
- Mais pour être franche, je préfère que ce soit Clémence, plutôt qu’une autre, je la connais un peu c'est moins difficile à accepter…
- Merci.
- Bon, je crois que c’est à mon tour, je vais juste te demander de pas m’interrompre, même si tu risques d’être secoué.
- Je vais essayer…
- Merci. Je vais pas tourner autour du pot… Quand on a commencé à… Coucher… Ensemble… Je sais qu’on a toujours fait hyper attention… Qu’on s’est toujours protégé… Et pourtant… Si je suis partie, c’est… Pour Clara… Le coup de fatigue, les nausées… J’étais enceinte… De Clara… C’est…
- Ma… Fille?
- Oui…
Je crois que même lors de ma troisimème tentavie de suicide, sur l’autoroute, je n’avais pas été autant secoué. J’avais imaginé un tas de scénarios, pensé à une multitude de raisons, des maladies, des coups du sort, et depuis ma première rencontre avec la petite, j’avais un semblant de certitude… Mais je la laisse continuer.
Quand on l’a su, mes parents ont eu peur de la réaction des gens, que ça ternisse leur réputation, ils sont cathos à fond, alors t’imagines si ça s’était su dans leur communauté… Ils m’ont rapidement expédiée chez mes grands-parents, en Auvergne, où personne ne nous connaissait. Ils m’ont coupé du monde, téléphone sous surveillance, appels bloqués, pas d’internet, impossibilité de prendre contact avec Alès, mes amis, Ingrid, toi. Mes seules sorties, c’était pour aller faire les courses avec ma grand-mère.
Une colère sourde s’empare de moi et je pense qu’elle l’a vu dans mes yeux, elle ne me laisse pas le temps de parler et enchaîne.
Je pensais juste y rester quelques semaines le temps qu’ils s’organisent, mais ils avaient d'autres plans…
J’étais pas si mal là-bas, pourtant, j’ai pu prendre du temps pour accepter la nouvelle et profiter de ma grossesse, ma grand-mère me chouchoutait, mon grand-père veillait sur moi et moi j’avais que toi en tête.
J’ai accouché de Clara à Vichy, le 6 novembre 2011, à 7h03, seule, en pensant toujours à toi et en pleurant. Tu me manquais tellement et je voulais que tu saches, mais j’avais plus aucun moyen de reprendre contact discrètement avec toi, il me restait bien ton adresse, mais je ne voulais pas prendre le risque que tes parents tombent sur ma lettre…
La colère a laissé place, soudain, à la tristesse, si j’avais su j’aurai tout fait pour être là, à ses côtés, lui tenir la main, l’encourager, la soutenir, plutôt que d’abandonner…
Ca à été compliqué au début, mais Clara m’a bien aidé, elle a toujours été adorable, sage, rapidement elle a fait ses nuits. Tous les jours, je me disais que je devais t’annoncer la bonne nouvelle, que tu devais le savoir, d'une façon ou d’une autre. Mais plus je laissais traîner, plus j’avais peur de ta réaction, que tu refuses la vérité…
Avec le temps, puis les nouvelles que j’avais sur ta santé… Cette envie a peu à peu disparu, je me suis dit que de toute façon tu ne voulais pas savoir, que t’avais continué ta vie, poursuivi tes études et j’avais pas envie de t'embêter avec ta paternité.
Quand j’ai enfin eu le droit de me reconnecter à la civilisation, l’été suivant, j’ai immédiatement cherché à prendre de tes nouvelles et je suis tombée sur ta page, et celle de ton voyage avec Clémence…
Ça a été difficile pour moi… De la voir dans tes bras… Alors que ça aurait dû être nous, avec ta fille. Mais ton sourire, ton bonheur, c'était tout ce que je voulais pour toi… Ce que je t’avais demandé, sous leur pression, alors je me suis résignée… Puis Clems, c’est quelqu’un que j’apprécie vraiment, je connais votre histoire, les liens qui vous unissent… Quand vous avez rompu… J’ai commencé à imaginer, à espérer, mais avec Clara, ce que t’avais vécu à cause de moi, je me suis dit que t’aurais pas forcément envie de nous revoir…
- ‘porte quoi…
- J’ai failli te tuer Juss!!!
- Non, je l’ai fait tout seul…
- Alors, j’ai passé beaucoup de temps à m'occuper de la petite, en grandissant, elle te ressemblait un peu plus et je n’ai jamais pu t'oublier Justin.
Je suis restée presque quatre ans chez mes grands-parents, jusqu’au jour où Clara est entrée à l'école, là, j'en ai eu marre de vivre recluse, j’avais besoin de reprendre mon indépendance, de voler de mes propres ailes, alors j’ai pris mes affaires, celles de la petite et j’ai déménagé.
Mes grands-parents en ont été ravis, mais mes parents n’ont jamais rien su. Il a fallu que je trouve du boulot, mais avec un simple Bac, à la campagne, j’ai pas eu beaucoup de choix. Je me suis retrouvée serveuse dans un restaurant, les horaires me permettaient de gérer la petite princesse, le salaire n'était pas dégueu et mon patron avait un petit logement au-dessus du resto, qu’il m’a prêté gracieusement. C’était pas le grand luxe, je devais quand même compter à la fin du mois, mais je m’en suis sortie.
Puis…
J’ai eu envie de reprendre vraiment ma vie en main, alors, au début de l’été, j'ai tout plaqué et je suis revenue dans le sud. Après le calme et la solitude de la campagne, je voulais voir du monde, sentir la vie autour de moi, mais Alès, c’était trop plein de mauvais souvenirs et trop proche de mes parents, alors je suis venue ici, sans vraiment savoir où je mettais les pieds et ce que ça donnerait.
Ça a été difficile pour Clacla, elle a dû laisser ses copines en Auvergne et je sais que c’est pas simple ici pour elle, mais elle m’a dit que tu t’en était aperçu et que tu essayais de l’aider…
- J’essaie…
- Je vais t’avouer que quand elle prononcé ton prénom, la première fois, mon cœur a loupé quelques battements, j’avais vu ton nom de famille sur les papiers à remplir pour l’inscription. Quand j’ai fait le rapprochement, j’y ai pas cru, on est à trois cent bornes de chez nous, cinq ans après notre dernier échange de messages, ça me semblait inimaginable qu'on se retrouve ici tous les trois, après tout ce qu’il s’est passé.
- Et pourtant…
- Oui… J’ai toujours du mal à réaliser que tu es juste là, assis en face de moi… Enfin, voilà les grandes lignes de l’histoire, mère célibataire, déracinée, à 16 ans, je t’avoue que j’ai pas eu beaucoup de temps pour m’occuper de moi, si tu vois ce que je veux dire, quelques aventures passagères, mais, avec un enfant… Bref, je te cache pas que je suis totalement terrifiée, je sais pas trop comment tu vas réagir… Mais si t’es encore là… Je crois que c’est bon signe…
- Je crois que je suis incapable de bouger là… Puis, je suis tellement heureux de te retrouver… Je veux pas tout foutre en l’air une nouvelle fois… Ne serait-ce que pour Clara…
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