Hiver 2019-2020
Durant les cinq semaines qui suivent la rentrée, les demandes de renseignements commencent à arriver par mail et j’organise les aller-retours à Fressac pour permettre à chacun de prendre les informations nécessaires pour établir les différents devis pour la rénovation de la bâtisse ou l’installation des conteneurs pour les deux maisons. Je passe ainsi une partie de mes week-ends à Lézan avec Clara, chez mes parents, à étudier une pile de paperasse, des plans, négocier avec les artisans et constructeurs, établir un planning le plus précis possible pour chaque scénario, en prenant en compte les impératifs de chacun, tandis que les filles restent à Aix.
- Voilà ce qu’on nous propose, ça se joue pas à grand chose, mais ce qu’on économise avec le modulaire peut nous permettre d’aménager la grange: électricité, eau, isolation des murs et la dalle du sol pour en faire un garage et un atelier, le plancher de l’étage et s’il nous reste un peu d’argent, je me vois bien ouvrir un partie de la toiture et y faire une terrasse vitrée avec un jacuzzi…
- J’aime bien le modèle en U, avec le bardage et la terrasse en bois au milieu, abritée du vent, la grande baie vitrée de la salle à manger avec la cuisine ouverte au fond, le bureau sur un côté et le salon de l’autre, avec vue sur l'extérieur et l’étage, avec les trois chambres et la salle de bain, qui abrite en partie la terrasse, les panneaux solaires sur le toit et les petits balcons de chaque côté.
- Et toi Caro?
- Je voyais ça beaucoup plus cher… C’est vrai qu’elle est jolie celle-là, mais j'aime bien l’idée des chambres au rez de chaussée et de la terrasse sur leur toit.
- On a encore le temps de choisir, mais je suis d’accord avec vous, j’aime bien les deux modèles moi aussi…
En parallèle, les premières alertes concernant une nouvelle maladie contagieuse, née en Chine, commencent à arriver via les organes de presses, obligeant l'hôpital à modifier les horaires de Caro, au cas où. Une sorte de grippe carabinée au départ, pouvant avoir des conséquences à long terme sur les voies respiratoires et le système circulatoire voire des atteintes neurologiques pour les cas les plus graves. Même si les organisations nationales affirment que tout est sous contrôle, que tout le monde est, soit-disant, prêt à faire face, nous connaissons suffisamment les difficultés déjà rencontrées dans les hôpitaux pour commencer à nous inquiéter.
Malgré tout, nous terminons rapidement les démarches auprès des banques, les commandes pour nos futurs logements et profitons des vacances de Noël, pour aller lancer les chantiers de construction. L’hiver dans cette partie des Cévennes est assez clément, même si certains jours le climat peut être rude, ce qui permet d’entamer le gros œuvre quelques jours avant les fêtes de fin d’année.
Nous nous installons ainsi dans notre région natale pour deux semaines, les filles ont aménagé leurs plannings pour faire correspondre leurs horaires de garde et peuvent covoiturer jusqu’à Aix pour réduire les frais, dormant quelques heures sur place après leurs gardes de nuit.
Nous avons réaménagé mon ancienne salle de jeux pour offrir une chambre digne de ce nom à Caro et Clara, deux vrais lits, des paravents, quelques meubles récupérés chez des voisins et des proches, ce qui leur permet d’avoir leur propre intimité, alors qu’avec Clémence nous alternons entre Lézan et Anduze.
Je passe pas mal de temps sur le chantier pour débroussailler le terrain, nettoyer le verger et commencer à préparer le potager, Clara m’est d'une aide précieuse pour désherber méticuleusement ces deux parcelles, ensuite nous passons à la réparation de la clôture aux endroits les plus abîmés, pour terminer par quelques bricoles que je suis capable de faire tout seul.
Après notre réveillon de Noël traditionnel, nous fêtons l’arrivée de la nouvelle année dans le garage de mes parents avec une bonne partie de nos amis, seuls manquent à l'appel Léa, de garde à l'hôpital, David et Zélie, qui passent les fêtes dans les îles.
- Amy?
- Justin?
- You seem to be perfectly fine. Don't you have something to tell me? (Tu as l'air en pleine forme. Tu n'as pas quelque chose à me dire ?)
- I must confess… There is a man who has shared my life since this summer. A charming little Frenchman with whom I work at the embassy. (J'avoue... Il y a un homme qui partage ma vie depuis cet été. Un charmant petit Français avec qui je travaille à l'ambassade.)
- And?
- That's all... I feel good with him…
- What does he look like?
- A little taller than you, but thinner, less muscular, no tattoos… For the moment... Just a piercing in the left arch, short brown hair, brown eyes… (Pour l'instant... Juste un piercing à l'arcade gauche, des cheveux bruns courts, des yeux marron…)
- Amy, je suis très heureux pour toi, ça fait très longtemps que je t’avais pas vu aussi rayonnante… Jamais en fait depuis que t’es partie… Je suis bien placé pour savoir ce que ça veut dire, quand tu commences à parler de tatouer quelqu'un…
- Yes… Je crois que je suis amoureuse de lui… Vraiment… Sincèrement…
- Et pourquoi il n’est pas là?
- Je… J’ai pas voulu vous l’imposer… Je devais t’en parler avant…
- C’est vrai qu'on s'appelle pas assez souvent pour en parler… I've moved on Amy... For a long time... You were part of my life, you're still part of it, I still feel a little something for you and I'm happy that you found a man who suits you. I don't need to meet him to know that, you make it clear. (J'ai tourné la page Amy... Depuis longtemps... Tu as fait partie de ma vie, tu en fais toujours partie, je ressens toujours un petit quelque chose pour toi et je suis heureux que tu aies trouvé un homme qui te corresponde. Je n'ai pas besoin de le rencontrer pour le savoir, tu le dis clairement.)
- I know, but… J’ai toujours peur de te contrarier… T’as suffisamment souffert à cause de moi…
- Les choses ont changé… Avec Clems, Caro et surtout Clacla, près de moi je suis indestructible.
- Okay… Je te l’amène dès qu’on a un weekend de libre, tu pourras le tester comme ça…
- Non… Je teste plus personne… Mais je serai content de le rencontrer et de lui mettre un petit coup de pression…
- Là je te reconnais bien Darling…
Nous en profitons pour leur annoncer notre projet immobilier et leur faire visiter le chantier, où les raccordements pour l’eau et l’électricité avancent rapidement. Ils sont ravis de la nouvelle et admiratifs devant le paysage, la vue et l’emplacement du terrain.
Nous passons une soirée agréable, nous avons moins de temps pour nous voir maintenant et ces retrouvailles nous permettent de prendre des nouvelles de chacun.
Du côté de Fressac, tout est terminé à la fin de la première semaine des vacances pour laisser la place à la préparation et au nivellement du sol, puis à la mise en place des micropieux pour les semelles des pilotis sur lesquels seront posées les deux maisons.
La proximité du Conturby, petit ruisseau tranquille en apparence, mais qui pouvait se transformer en gros torrent lors d’épisodes cévenols violents, classe le terrain en zone inondable et il nous a été imposé certaines mesures de précaution pour éviter les mauvaises surprises. C’est pourquoi nos logements seront surélevés d’un bon mètre au-dessus du sol et des drains créés pour faciliter l’écoulement et l’évacuation de l’eau vers un bassin de rétention qui servira de réserve l’été.
- Mr Vallier?
- Ah, Mr Fabre, je vous cherchais justement.
- Tout se passe bien ici?
- Mieux que prévu, on aura terminé les ancrages des pieux ce soir, donc demain, vendredi, il n’y aura personne sur le chantier.
- Très bien… Vous attaquez les drains et le bassin la semaine prochaine?
- Comme prévu et si le temps le permet bien sûr.
- Okay. Mon père passera mercredi soir pour faire le point avec vous, n’hésitez pas à nous appeler si vous rencontrez un souci. Normalement on a une dizaine de jours de marge avant l’arrivée des conteneurs, pour parer aux imprévus, donc ne vous inquiétez pas trop d’éventuels retards.
- Oui, on avait convenu de ça, c’est bien d’y avoir pensé. Si jamais la météo se montre un peu trop capricieuse, on pourra se rabattre à l'intérieur de la bâtisse, commencer la préparation de la dalle et des ouvertures supplémentaires.
- Très bien. Je vous demande seulement de faire très attention à la porte, je tiens à ce qu’elle reste en parfait état.
- J’y veillerai personnellement.
- Merci et bonne continuation.
- Merci, bon retour.
Nous avions choisi un maître d'œuvre qui avait une très bonne réputation et je ne suis pas déçu pour l’instant, efficace, organisé et accessible, le chef de chantier passe tous les jour sur place, rien n’est laissé au hasard et l’idée de garder l’aménagement de la grange pour les jours de mauvais temps me plait.
La rentrée de janvier s’effectue avec une inquiétude supplémentaire, les premier cas officiels de COVID sont rendus publics, l’OMS lance l’alerte au niveau mondial et les contaminations se multiplient en Asie, provoquant une première mise en alerte du milieu hospitalier Français et les premières mises en quarantaine dans les pays concernés.
Clémence et Caro commencent à ressentir la crainte et la peur de certains patients à ce sujet, un simple rhume donnant lieu à des consultations aux urgences sans avis préalable des médecins généralistes, saturant rapidement les services.
Chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles et de nouveaux cas dans plusieurs pays aux quatre coins du monde, accompagnés des premiers décès. En France, le milieu hospitalier est mis sur le qui vive malgré un manque cruel de moyens de protection, mais les autorités jouent la carte de l'apaisement, essayant de se montrer rassurantes.
Nous nous efforçons de préserver Clara du mieux possible de l’angoisse que peuvent provoquer ces événements, en discutant de ce sujet uniquement en son absence, en priorisant l’utilisation d'internet à celle de la télévision pour obtenir les dernières infos et en répondant le plus sincèrement possible à ses nombreuses questions.
C’est durant le mois de février que l’épidémie devient mondiale, chaque jour de nombreux cas, de nouveaux pays touchés. Les premier foyers de contamination apparaissent en France, dans les Alpes tout d’abord, puis en région Parisienne et dans l’est, entraînant la mise en place des premières mesures de confinement des malades, de leur entourage et les fermetures d’écoles ainsi que les limitations des rassemblements en lieux clos. Les hôpitaux sont placés en état d’alerte et il est demandé au personnel hospitalier de se tenir à la disposition d’éventuelles réquisitions, chaque personne symptomatique est systématiquement testée, tous ses contacts également et la peur commence à gagner la population.
- Les filles… Vous en pensez quoi, vous, de ce virus?
- C’est chaud… On est pas assez préparés, faut pas se voiler la face…
- Si ils ne font rien, ça va vite etre la grosse merde… Surtout avec les jeunes enfants, t’es bien placé pour savoir que l’hygiène, c’est pas leur principale préoccupation… J'ai déjà fait la leçon à Clara…
- Vous avez vu dans l’est, ils hospitalisent plus que les cas les plus graves… Ici c’est comment?
- Pour l’instant ça va, rien d'alarmant, mais ça pourrait vite changer… On va devoir être très prudentes toutes les deux Caro.
- Ouais… Faudrait déjà qu’ils nous fournissent suffisamment d’équipements de protection… Et qu’ils arrêtent de se tripoter les neurones surtout.
- Je pense que d’ici quelques jours, vous allez vous retrouver à la maison avec Clacla, ils vont fermer tous les lieux publics, les établissements scolaires, tout ce qui n’est pas nécessaire, ils n'ont pas le choix s’ils veulent limiter la propagation…
- Ils auraient dû l'anticiper depuis deux semaines au moins…
- C’est clair… Ce soir, tu prépares des affaires, juste l’indispensable pour l’instant, vous venez vivre ici toutes les deux, je pense qu’on va rapidement être confinés et c’est aussi bien que Clara soit ici avec Justin et qu’on limite les déplacements au strict nécessaire. Nous, avec notre boulot on sera plus libre de se déplacer.
- Oui, c’est mieux pour nous. Mais on ne veut pas vous envahir…
- Je vais aller voir Julie et Manu, leur demander s’ils peuvent vous héberger, c’est sûr qu’ici on sera à l'étroit tous les quatres, mais si on a pas le choix, on aménagera le bureau.
- T’as des nouvelles du chantier?
- Pour l’instant ils avancent bien, les conteneurs sont sur-place, ils vont commencer les ajustements et les soudures, mais ça risque de prendre du retard, deux ou trois semaines minimum selon ce que le futur nous réserve.
Rapidement il a fallu nous habituer à un nouveau vocabulaire: pandémie, cluster, cas contact, confinement, test PCR, gestes barrières, puis à un nouveau style de vie, avec la fermeture des écoles et la semaine suivante la mise à l'arrêt presque totale du pays.
Clémence, plus habituée au rythme des urgence tient relativement bien le choc en dépit du cumul d’heures et passe tant bien que mal à travers les gouttes. Pour Caro la situation est beaucoup plus compliquée, avec seulement six mois d’expérience, aucune confrontation avec la fin de vie et la souffrance jusqu’à ce moment-là. Mais ce qui la dérange le plus, c’est surtout la présence de Clara à qui elle doit tenter de cacher son stress, sa peur et ses inquiétudes.
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