Avril 2020
L’arrivée du COVID a stoppé nette l'avancée du chantier, Clémence et Caro se retrouvent obligées d’enchaîner les gardes et les heures à l'hôpital, au contact des malades, sans suffisamment d’équipements adaptés. Elles font partie des indispensables, contraintes de prendre des risques inconsidérés pour sauver le maximum de personnes.
Depuis trois semaines avec Clara, nos journées sont bien remplies, le beau temps est de sortie et nous pouvons profiter du grand terrain pour jouer et nous défouler, nous passons tous les jours quelques minutes au téléphone avec mes parents qui peuvent continuer leur activité en télétravail, avec les grand parents de Caro pour qui nous nous inquiétons, mais que rien ne semble pouvoir perturber et tous nos amis.
- Juss?
- Coucou mon amour. Sale journée?
- Pire… On a perdu notre première patiente Covid…
- Désolé ma puce… Tu tiens le choc?
- Ouais… C’est pas la première fois pour moi… Caro par contre… Elle accuse le coup…
- Elle est rentrée?
- Elle m’a dit qu’elle allait se poser au bord de la piscine…
- Elle a besoin que j'aille la voir?
- Je crois que ça lui fera du bien… Merci… Je rentre, je vais me doucher et je file dormir … Je suis crevée…
- Ça se voit… Repose toi bien. Je t’aime…
Un rapide baiser sur la joue, au bord du masque et je traverse rapidement le jardin. Je retrouve Caro, le regard perdu dans le vide, assise sur un transat au bord de la piscine.
- Tu veux en parler autour d'une cigarette?
- Juss! Tu m’as fait peur…
- Désolé. T’as besoin d’en parler?
- D’en parler? Non… De parler? Oui… Et je veux bien une cigarette…
- Je t’écoute.
- Ça se passe bien avec Clara?
- Bien sûr, on profite du jardin, de la terrasse, je continue le programme avec elle, en plus du travail que je donne à mes élèves, comme ça on perd pas le fil. C’est agréable malgré l’inquiétude, je me sens vraiment détendu, comme je l’ai pas été depuis longtemps, je n’ai pas à me soucier de mes études, des trajets ou de mon boulot. Clara est géniale, curieuse, intéressante, elle aime bricoler avec moi, fabriquer des choses, faire des expériences.
- Elle me pose tout un tas de questions sur le virus, elle a peur pour moi et j’ai peur pour elle… Je sais qu’elle risque rien ici, avec toi, mais quand même… S'il venait à m'arriver quelque chose… Elle fera comment?
- On sera là, avec Clems… Et pourquoi tu voudrais qu’il t’arrive quelque chose? Sois vigilante, applique les consignes, protège toi autant que possible et tout ira bien, te fais pas de soucis.
- Je sais mais je peux pas m'en empêcher… Tu vois, normalement je suis juste là pour aider les infirmières et les médecins, les assister, mais on manque d'effectifs et je dois faire certains gestes que je ne maîtrise pas, que je ne devrais même pas avoir à faire… On manque de matériel, on doit économiser les masques, les gants, les tenues… C’est pas une manière de travailler, j’ai pas voulu faire ce métier pour ça, je veux pas choper cette merde et en crever Juss…
- Y’a pas de raisons…
- Cette patiente, elle avait notre âge et aucun problème de santé, jusqu’à la semaine dernière elle était en pleine forme. D’un coup, elle attrape ça, sans savoir où, ni comment et en moins de quatre jours c’était fini. Quand je pense qu’elle est morte… Seule, à l'hôpital… Loin de ses proches… Sans avoir pu leur dire au-revoir… Sans que ses parents n’aient pu la voir une dernière fois… C’est horrible Justin… Je veux pas finir comme ça…
Je me rapproche d’elle et la prends dans mes bras, en lui caressant les cheveux pour essayer de la consoler, lui murmurant des paroles réconfortantes.
- Je comprends Caro… J’aimerais pas être à votre place… Mais vous faites votre maximum, et même plus, ça fait des mois, des années, que ça dure ces problèmes dans les hôpitaux. Si vous n’avez pas assez de matériel, pas assez d’équipements, pas assez de personnel, c’est pas de votre faute. Ils ont été suffisamment prévenus…
- T’as raison… Je le sais…
- Alors, oui, c’est compliqué… Perdre une patiente… Aussi jeune… Mais je sais que t’es assez forte pour surmonter ça… Et t’es pas toute seule Caro… Je suis là, Clémence aussi, si t’as besoin, et Clara, je peux t’affirmer que passer du temps à jouer avec elle, ça permet d’oublier le reste.
- Ouais… C’est sur… Merci Justin.
- C’est normal de se soutenir, surtout en cette période, Julie aussi peut t’aider à surmonter ça si tu veux, elle l’à fait avec moi après le départ d’Amy.
- D’accord, je veux pas la déranger plus, alors j’ose pas…
- Et bien ose, tu vas en avoir besoin. Caro, je vais être un peu dur avec toi… C’est que la première… Tu vas devoir t’y habituer… C’est que le début de cette putain de pandémie… Il y en aura d’autres… Beaucoup…
- J’espère pas…
- Mais tu dois t’y préparer…
- Mmmh…
- Allez, file te coucher, t’as besoin de repos. Embrasse Clacla pour moi. Bonne nuit.
- Merci Justin… Bonne nuit.
Elle quitte mes bras en frissonnant, les épaules encore voûtées, mais la tête haute, j’espère qu’elle pourra supporter la période difficile qui se présente devant nous, enfin, devant elles.
J’avoue ne pas être vraiment inquiet pour Clémence, moralement du moins, en cinq ans aux urgences et en réa, elle a vu défiler beaucoup de cas différents, certains très désespérés. Je sais aussi qu’elle ne prendra pas de risques inconsidérés, qu’elle respectera scrupuleusement les règles, les gestes barrières, même si elle n’est pas à l'abri d’une contamination accidentelle.
Caro est plus fragile, moins expérimentée et nous allons devoir veiller sur elle pendant quelque temps, l’aider à surmonter les difficultés, la soutenir. Je sais qu’elle connait son métier, qu’elle apprend rapidement de nouveaux gestes, qu’elle n’hésite pas à apporter son aide à ses collègues, quitte à outrepasser son rôle de simple aide-soignante.
- Papa, on retourne quand à l'école?
- Je sais pas ma princesse, tu comprends que c’est compliqué en ce moment et dangereux de se rassembler.
- Oui, à cause du virus?
- C’est ça… Je sais que tes copains et tes copines te manquent, que tu t'ennuies toute seule ici, mais pour l’instant on a pas le choix…
- Tu sais, je m’ennuie pas beaucoup avec toi. J’aime bien quand on joue ensemble, surtout quand on fait des expériences et du bricolage. J’apprends plein de choses…
- Merci ma petite chérie…
- Mais j’ai quand même peur pour Maman et Tata, je veux pas qu’elles meurent à cause du COVID.
- C’est gentil, mais tu dois comprendre que c’est pas beaucoup plus dangereux que la grippe pour nous. C’est surtout dangereux pour les personnes âgées, comme Papy et Mamie, Papé et Mamé ou des gens qui ont déjà d’autres problèmes de santé. Nous, si on fait vraiment attention, on l'attrapera peut-être jamais, c’est pour ça qu’on doit pas être pressé de retourner à l'école.
- D’accord. J’aime bien l’école avec Mr Sérix, mais je préfère quand même apprendre à la maison avec toi…
- Ça me fait plaisir… Merci. Ça te dis qu’on essaye de fabriquer des nichoirs pour les oiseaux aujourd’hui?
- Oui! Oui! Oui!
- Viens, on va voir Manu à l’atelier, s’il a ce qu’il nous faut.
Plans en main, je nous installe dans un coin de l’atelier. Dans le petit appentis qui le borde, je trouve une multitude de chutes de bois qui pourront nous être utiles. Manu me prépare les outils, puis nous commençons, avec Clara, à prendre les cotes, tracer et numéroter tous les éléments avant de les découper pour les assembler selon les instructions.
Une nouvelle fois, je suis impressionné par ma fille, calme, posée, curieuse, elle scrute avec intérêt chacun de mes gestes, posant quelques questions, n'hésitant pas à donner son avis sur telle ou telle chose.
Autant pour la découpe, hors de question de lui laisser les outils dans les mains, autant pour l’assemblage, je lui laisse l’initiative, l’observant attentivement et intervenant à sa demande pour l’aider à manier le marteau ou la visseuse.
A la fin de l’après midi, le nichoir est construit, il ne nous reste qu'à poser une pièce de plastique sur le toit, le peindre et le décorer de quelques branches, tâches que je confie avec confiance à Clara, qui semble plus qu’heureuse de pouvoir laisser exprimer sa créativité.
Concentrée et attentive à chacun de ses gestes, elle fait apparaître feuilles et branches sur le bois brut dans un camaïeu de vert et de marron du plus bel effet, le trompe l'œil est parfait et se fondra à merveille sous les branchages.
- Maman! Maman!
- Coucou ma chérie. Tu as passé une bonne journée?
- C’était trop bien!!! Regarde ce qu’on a fabriqué avec papa.
- C’est super! Elle est trop jolie…
- C’est moi qui l’ai décorée! Je vais la montrer à tata Clems!
Elle repart aussitôt, traversant le jardin, son chef d'œuvre entre les mains.
- Merci Justin… Ça me fait du bien de la voir heureuse comme ça… C’est une très bonne idée ces nichoirs…
- De rien j’ai encore passé un super moment… Et toi, tu te sens mieux?
- Oui… J’ai vu la psy de l'hôpital ce matin, ça m’a fait du bien de parler avec elle et avec toi avant-hier soir aussi…
- Tant mieux… Tu te poses un peu et tu nous rejoins? Ou tu préfères aller te coucher?
- Je suis là dans dix minutes… Tu peux dire à Clara de se doucher?
- Déjà fait…
- T’es au top… Merci pour tout, Super-Papa… A toute…
Elle me claque un baiser sur la joue puis je rejoins Clara et Clémence, qui a assez bonne mine ce soir et que j’enlace tendrement avant de venir poser mon front dans son cou. Ses lèvres me manquent terriblement, son sourire aussi, même si ses yeux le remplacent quand elle me voit. Dès les premiers cas avérés à l'hôpital, elle nous a imposé le port du masque à l'intérieur et nous nous interdisons les baisers pour éviter toute contamination. C’est parfois difficile à supporter pour chacun de nous, mais le pire reste la nuit, instinctivement, nous dormons dos à dos et faire l’amour avec un masque n’est pas des plus agréables…
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