La souris
Puis notre flocon vit d'autres flocons disparaître, et il constata que le paysage était toujours tout aussi joli sans eux. Et il réalisa qu'il en serait de même pour lui. Des gouttes commençaient à tomber de lui, quand une souris qui passait par là s'adressa à lui :
« Ne pleure pas. Tu vas fondre.
— Ça veut dire quoi fondre ?
— C'est quand tu te transformes en eau. Et alors, le flocon que tu étais n'existe plus.
— C'est justement pour ça que je pleure. Je pleurais parce qu'à un moment on arrête d'exister. Mais si on se transforme, comme tu dis, on existe encore.
— Je ne sais pas. Je sais que tu es fait d'eau. Et que tu redeviendras de l'eau, ou de la vapeur d'eau. Mais peut-être que tu ne te souviendras de rien ; que tu ne seras plus vraiment toi. Il y aura des molécules d'eau ; mais toi tu n'existeras plus.
— Pourquoi j'existe alors ? Pourquoi j'existe si je vais arrêter d'exister ? Pour rendre le monde plus joli ?
— Tu existes par hasard. Je ne peux pas te dire dans quel but tu existes. Tu n'existes pas pour servir un but. Tu existes ; c'est tout. A toi de trouver un but, une utilité.
— Comment ça j'existe par hasard ? Il y a bien quelqu'un qui m'a créé.
— Regarde ce râteau : quelqu'un l'a créé pour retourner la terre. Mais toi, tu n'es pas un objet. C'est la Nature qui t'a créé, pas les humains. Nous, les enfants de la Nature, nous sommes le fruit de concours de circonstances. Un jour, il faisait très froid, il y avait de la vapeur d'eau dans l'air, et des petites particules. Obéissant aux règles de la physique, la vapeur d'eau, en montant en altitude, s'est condensée autour des particule, pour former des gouttes ou des cristaux à l'intérieur des nuages. Tu es un cristal de glace : parce qu'il faisait froid. Des gouttelettes se sont collées à toi et tu t'es mis à grossir. Tu es devenu trop lourd pour pouvoir rester dans le nuage, et tu es tombé sur Terre. Toutes les gouttes d'eau que tu as capturées font que tu es maintenant un flocon de neige. Mais pas parce que quelqu'un l'a décidé ; juste à cause de ces concours de circonstances.
— Ça veut dire que je ne sers à rien ?
— Non, ça veut juste dire que tu ne dois rien à personne ; que tu peux profiter du temps où tu existes pour faire ce que tu veux. Pour rendre le monde plus joli si c'est ce dont tu as envie. Ou pour autre chose.
— Ça veut dire que j'ai le droit de vouloir l'utiliser pour comprendre ? Pour trouver des réponses à mes questions ?
— Oui, si tu veux. C'est ce que j'ai fait, moi. J'ai eu de la chance. J'ai été capturée par un scientifique. Il faisait plein d'expériences sur moi, et ce n'était pas toujours très agréable. Il disait qu'il allait faire des découvertes grâce à moi, et que ce serait utile aux humains. Moi, je n'avais pas envie d'utiliser mon existence pour être utile aux humains. Mais j'étais là bas et je n'avais pas le choix, alors j'ai fait le pitre pour lui. Mais aussi et surtout, j'ai trouvé le moyen de faire autre chose en même temps : j'ai appris ; en l'écoutant. »
Cette souris semblait savoir de quoi elle parlait. Peut-être qu'elle se trompait. Mais sa réponse plaisait au flocon de neige. Elle était cohérente. Elle expliquait beaucoup de choses. Et surtout, elle lui permettait d'élaborer sa propre théorie sur la seule question qui turlupinait ses camarades flocons : pourquoi les humains les admiraient-ils si peu ?
Au cours de sa courte existence, notre flocon avait observé ces étranges créatures. Il avait remarqué qu'ils pointaient du doigt et parlaient, quand ils voyaient quelque chose pour la première fois, quelque chose qui n'aurait pas dû être là, quelque chose qui les surprenait, ou quelque chose qu'ils ne comprenaient pas. Les enfants souriaient, et demandaient pourquoi. Les parents n'expliquaient pas, mais ils ne s'étonnaient pas. Pour eux, rien n'était magique, parce qu'ils avaient l'habitude, et parce qu'ils comprenaient. Notre flocon en était sûr : ces adultes savaient probablement ce que la souris savait. Ils savaient que les flocons ne sont pas là pour rendre le monde plus joli ; qu'ils ne sont que le fruit des hasards de la nature.
Oui, Notre flocon comprenait maintenant la réaction des humains. Mais il ne la comprenait toujours qu'à moitié. Après tout, ils étaient beaux ; ils rendaient le monde plus joli. Après tout, ils étaient rares, fruits d'un hasard qui aurait pu ne jamais être. Il y avait de quoi admirer ! Il y avait de quoi s'émerveiller ! Comme lui s'émerveillait d'être en vie. Maintenant qu'il savait, cela lui semblait plus miraculeux encore. Personne n'avait décidé qu'il existerait. Et pourtant, il existait. Il y avait de quoi se réjouir ! Même si ce soir il allait fondre.
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