Chapitre 6
— « Il y a sans doute d’autres personnes qui souhaitent dire un mot pour celui qui nous manque tant aujourd’hui ? » interpelle l’officiant.
Mon tour est arrivé. Je me lève et croise le regard de Natacha, à ma hauteur.
Elle aussi est debout. Elle semble confuse. Je la mets à l’aise. Par obligation.
— Je vous en prie
— Oh, non après vous, monsieur Hollinger
— Non, j’insiste. Je conclurai derrière vous, finis-je par lui céder, l’invitant d’un geste appuyé de rejoindre le pupitre.
Je me rassois et patiente.
Ton assistante a un mot à dire, Patrice.
Je crains le pire.
Elle s’installe et positionne le micro. A-t-elle remarqué ton cercueil ? Je ne suis pas sûr. J’ai l’impression qu’elle est juste heureuse d’avoir la parole et d’attirer l’attention. Un jour comme un autre pour elle, finalement.
Ça y est, elle ouvre la bouche. Rien ne va plus.
— « Quand je suis entrée dans l’entreprise, j’étais encore une jeune étudiante. Et malgré vos journées interminables, Patrice, vous avez su me consacrer du temps. Pour cela, je ne vous remercierai jamais assez, vous et monsieur Hollinger, pour m’avoir donné mes chances et m’avoir permis d’intégrer durablement l’entreprise. Pour vous rendre hommage, je voudrais vous dire quelques mots, car c’est aussi un peu grâce à vous que je peux vous faire cet hommage :
Patrice, je veux vous avouer aujourd’hui que je suis fier d’avoir travaillé avec vous — et avec monsieur Hollinger — pour trouver les bons mots aux bons moments et faire de notre groupe, un modèle aujourd’hui cité dans bien des domaines… »
Non ! La garce ! Évidemment que c’est grâce à lui qu’elle peut faire son si joli discours. Il suffit d’aller dans le bureau, juste à côté du sien ! Ou de consulter le dossier qu’ils ont en commun sur le serveur et nos derniers échanges. Il aurait été intelligent de ne pas se contenter de cliquer sur la pièce jointe, mais de lire le corps du mail pour comprendre que ces mots me sont destinés. Ce sont les miens ! Les Miens !
— « Ainsi, Patrice, je peux vous le dire : si cette réussite est avant tout collective, elle n’aurait jamais été possible sans vous.
En travaillant, main dans la main, durant toutes ces années, nous avons construit une entreprise incarnée, porteuse de valeurs. Une très belle histoire sociale, humaine, qui n’aurait jamais pu s’écrire sans votre sensibilité, votre puniacité — excusez-moi — pu-gna-cité… »
Elle ne comprend même pas ce qu’elle lit. J’ai honte, Patrice. Pour toi, pour moi, pour l’entreprise. Elle me fait honte.
— « Perfectionniste et passionné, vous ne vous arrêtiez jamais, sans même prendre le temps de vous satisfaire du résultat. L’an dernier, un dossier spécial nous était consacré. Notre réussite était ainsi conclue, couchée sur le papier et diffusée à des milliers d’exemplaires ; reconnue par nos pairs. C’est pour cela, pour toutes les heures que vous m’avez consacré, que je souhaitais vous remercier et vous dire adieu, Fabrice — pardon, Patrice… Désolée… c’est l’émotion — . Vous allez terriblement, effroyablement et même infiniment nous manquer. »
Arrêtez les violons, par pitié. Ça sonne faux !
Et voilà : elle est contente. Une fois de plus, elle a saisi l’opportunité de se montrer. Et de parler pour ne rien dire. Ou plutôt, pour écumer les dernières phrases qui me restaient, que j’avais personnellement rédigées. Que me reste-t-il à lire, maintenant ?
Quand j’ai pris mes fonctions, j’avais des ambitions qu’il me fallait porter […] « Objectif atteint ».
La réussite coûte que coûte ? Quel message ! Certes, tu me le disais toi-même : « nul n’est irremplaçable ». Je sais qu’il me faudra faire ton deuil. Quelqu’un d’autre prendra le relais pour poursuivre notre développement. Mais je n’ai pas la tête à ça. Pas aujourd’hui. Et ces fragments ne nous résument en rien. Ce n’est ni mon projet, ni ma vision des choses ; celle que tu partageais avec enthousiasme. Tu l’avais très bien écrit, lors de notre dernière conf de presse. « Les relations humaines, c’est ce qui nous guide, nous motive pour continuer à nous développer. La réussite n’est qu’une conséquence de nos idéaux. Elle ne sera jamais une fin en soi ».
Pour mon texte, par contre, c’est définitivement la fin. En renonçant à ces deux lignes outrancières, je n’ai plus rien à dire. Alors, à quoi bon venir à tes côtés sans discours ? Autant esquiver ce risque. Désolé Patrice, mais si le maître de cérémonie ne me rappelle pas, je vais peut-être m’absten…
— « … avant que je parte, je remercie monsieur Alexandre Hollinger pour m’avoir permis de prendre la parole avant lui. Il va maintenant conclure. »
Non, mais quel toupet ! Tout ce qu’il ne fallait pas dire ! Quel manque de finesse, de tact. Pour qui elle se prend ? Oui, j’ai la réponse : la fille de l’actionnaire majoritaire. Mais quand même… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire d’elle ? Toi, Patrice, qu’est-ce que tu faisais avec elle ? La regarder ? Soit, même si je saissuis qu’on s’en lasse vite. C’est bien parce qu’elle nous a été imposée qu’elle est encore là !
La talentueuse oratrice quitte enfin la place.
Le maître de ces lieux m’invite à le rejoindre. Je me lève. Croise Natacha qui rejoint les rangs.
— Très beau texte. Félicitations.
— Merci. J’ai fait de mon mieux, me souffle-t-elle sans rougir.
Connasse.
Menteuse.
Copier— coller : c’est tout ce que tu as fait !
Excuse-moi Fabrice, mais, là, je sors de mes gonds. Il y a des claques qui se perdent. Quelle plaie cette fille ! À cause d’elle j’ai même oublié de poser la main sur ton cercueil, avant de monter sur scène.
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