& 01 ; Cinq ans plus tard

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Pousser une porte est un geste banal que l'on fait des dizaines de fois par jour depuis le plus jeune âge. Un geste banal qui n'apporte, chez la plupart des gens il faut l'avouer, qu'assez peu d'émotions. Parfois quelques émotions fortes, ponctuelles et exceptionnelles, rarement causées par le geste en lui-même. Mais il y a des personnes pour lesquelles, au contraire, pousser une porte n'a rien de banal ou d'anodin. Des personnes pour lesquelles pousser une porte est une épreuve, où chaque nouvelle porte amène son lot d'angoisses. Pour ces personnes, pousser une porte, c'est ouvrir à l'inconnu et à l'effrayant. Laisser un monde s'engouffrer violemment, baisser la barrière qui les protégeait, ce panneau de bois ou encore de métal si insignifiant pour tant de personnes. Avoir les mains qui tremblent, le ventre qui se retourne, le cœur qui bat difficilement, une boule qui monte dans la gorge. Et l'envie de courir, de fuir, qui s'infiltre partout parce que l'angoisse est trop lourde à affronter.

Skyler est une de ces personnes. Ça n'a pas toujours été le cas et peut-être que ça l'est moins qu'il y a quelques mois. N'empêche, pousser une porte ne lui avait jamais paru aussi difficile avant l'accident. Par moment, il s'autoflagelle, se traite d'idiot et de couard, soulevant à quel point c'est ridicule pour un homme qui a atteint la trentaine de se comporter comme un enfant apeuré. Ça n'aide sans doute pas, peut-être même que ça fait aussi partie du problème. Et Skyler sait qu'il en a beaucoup, malheureusement.

Un bruit de clochette le fait tressaillir mais il n'y a encore personne dans la boutique. Il soupire, soulagé, et se compose une expression plus assurée tandis qu'une jeune femme le rejoint. Une jolie jeune femme. Si Skyler n'est pas attiré par les femmes, il sait néanmoins apprécier la beauté quelle qu’elle soit, et cette femme en déborde purement et simplement. Ses cheveux noirs sont attachés en un chignon un peu lâche dont quelques mèches s’échappent et lui lèchent les épaules, le contraste est saisissant avec sa peau laiteuse parsemée de légères tâches de rousseur – sans doute atténuées par une couche de fond de teint. Les lèvres maquillées d'un rose irisé sourient chaleureusement à cet homme qu’elle attendait et elle l’observe d'un regard appréciateur.

— Penelope Reid, se présente-t-elle en lui tendant une main parfaitement manucurée. Vous êtes Skyler Jenkins ?

— Oui, c'est ça. Enchanté.

Il attrape sa main pour la serrer rapidement, son autre main soutenant toujours un carton blanc. Ce dernier attire d’ailleurs l’attention de sa nouvelle patronne qui lui lance un regard intrigué.

— J'ai apporté quelques gâteaux, répond-il à la question muette.

Elle hausse les sourcils et prend la boite, un peu pour le débarrasser, beaucoup parce qu'elle est curieuse et gourmande – surtout de choses sucrées. Elle va poser la boîte sur le comptoir et l'ouvre. L'odeur délicieuse qui lui chatouille le nez la fait soupirer de contentement.

— Vous ne les avez pas achetés, remarque-t-elle en ne voyant aucun logo de pâtisserie ni sur la boîte, ni sur les caissettes des cupcakes.

— Non, je les ai faits. Vous avez évoqué l'idée de vendre des pâtisseries et je cuisine quand je suis un peu anxieux, termine-t-il en haussant les épaules d'un air détaché.

Anxieux n'est pas le mot juste. L'angoisse qui le tiraillait depuis trois jours à l'idée de reprendre un travail était à peine supportable. Pourquoi en parler au passé ? Il est toujours angoissé mais, maintenant, impossible de faire machine arrière.

C'est la première fois qu'il entre dans un café-librairie, il doit l'avouer. L'ambiance est chaleureuse, douillette, entre les banquettes aux tons chauds et le plancher sombre. Les murs sont couverts de livres, ceux qui ne le sont pas étant la vitrine et celui derrière le comptoir.

Tout à son observation de son nouveau lieu de travail, il ne voit pas le regard que Penelope attarde sur lui. Outre ses vêtements sobres mais visiblement choisis pour mettre son corps tonique en valeur, son nouvel employé arbore un trait d’eye-liner noir parfaitement dessiné sur ses yeux chocolat et ses cheveux blonds – décolorés, à en juger ses sourcils bruns – coupés courts lui balaient tout juste le front. La première impression quand elle l'a aperçu a déjà été très bonne, mais avec ces gâteaux il gagne de nombreux points.

— Ils ont l'air délicieux, Skyler. Je te remercie, je suis certaine que les clients adoreront.

Il se tourne à nouveau vers elle, un sourire charmant sur les lèvres. En attendant sa meilleure amie, elle décide d'expliquer à Skyler le fonctionnement de la boutique et ils oublient vite les formalités.

— Appelle-moi Poppy, finit-elle par dire. Il n'y a que mes parents qui m'appellent Penelope.

La façon dont elle roule des yeux fait rire Skyler, elle lui fait soudain penser à une adolescente qui essaie de s'émanciper. Pourtant, cette femme est la propriétaire de sa propre boutique – co-propriétaire mais ce n’est qu’un détail. Fut un temps où Skyler aurait aimé avoir sa boutique. Il n'imagine pas qu'elle ait encore quoi que ce soit à prouver.

La clochette retentit une nouvelle fois et ils se tournent tous les deux vers la porte pour voir arriver une seconde jeune femme. Une chevelure courte, si blonde qu’elle paraît blanche et de grands yeux verts, c'est ce qui frappe d'abord Skyler, ça et le sourire rouge de la jeune femme. Elle fronce les sourcils en regardant Poppy et s'approche rapidement en la poussant vers une chaise.

— Qu'est-ce que tu fais debout, toi ?

— Ça va, je ne suis pas en sucre ! rétorque Poppy en souriant. Et calme-toi, tu vas faire peur à Skyler.

— Désolée, souffle sa meilleure amie avant de se tourner vers le nouvel employé. Je suis Vera Hicks.

— Enchanté, répond Skyler d'un ton incertain. Tout va bien ?

Poppy soupire avant de se relever, poussant gentiment Vera par la même occasion.

— Je suis enceinte. C'est récent et c'est pour ça qu'on a besoin d'un serveur, pour que je puisse faire moins d'heures.

— Oh. Eh bien, j'imagine que les félicitations sont de rigueur !

— Merci.

Le sourire fabuleux de Poppy aurait réchauffé le cœur de n'importe qui mais il fait se serrer celui de Skyler. Les deux femmes ne remarquent heureusement pas son trouble qu'il occulte très vite et ils se concentrent à nouveau sur la boutique.

S'il est vrai qu'il n'a sans doute pas autant d'expérience dans les livres que ses patronnes, il a néanmoins été serveur pendant de nombreuses années. Il reprend ses marques avec plus de facilité qu’il ne le craignait, déambulant entre les tables avec son plateau en équilibre sur sa main comme le carton de gâteaux l’était ce matin.

Un peu avant treize heures, Vera demande à Skyler d'aller chercher la commande de leur repas dans un restaurant à quelques rues de là. La boutique est calme, presque vide. Les étudiants qui établissent leur campement au milieu de leurs livres et ordinateurs sont partis. Il ne reste qu'une dame âgée installée à une table près de la vitrine, un livre policier dans la main. Une habituée. Et c'est sans surprise que, quand la clochette retentit de nouveau, Poppy voit arriver son habitué préféré.

— Jax ! l'accueille-t-elle avec entrain.

Il se dirige aussitôt vers le comptoir et se laisse tomber sur l'unique tabouret placé là. D'aussi loin qu'elles se souviennent, il est le seul à l'utiliser car il est un peu trop haut pour ceux qui n’ont pas ses grandes jambes.

— Tu me fais un café, s'il te plaît, Poppy ?

— Bien sûr. Si tu étais arrivé trois minutes plus tôt, tu aurais pu rencontrer le nouveau serveur.

— Quel dommage, rétorque Jax, peu intéressé.

Poppy s'amuse. Son frère aîné n'est pas du genre à s'intéresser beaucoup aux gens. Ça reste toujours très superficiel. Il passe une main dans ses cheveux roux déjà en bataille, attendant son café pour pouvoir retourner au travail.

Tous les midis, c'est la même routine. Jax déjeune dehors puis passe par le café pour voir sa sœur et Vera, avant de repartir au gymnase. C'est qu'il y a eu quelques incidents, à l'ouverture du Bookworm Café quelques mois auparavant. Des potentiels acquéreurs du quartier, mécontents que deux jeunes femmes s'emparent du local – assez bien placé il faut l'admettre –, ne se sont pas gênés pour venir les intimider. Elles ont géré la situation du mieux qu’elles ont pu et, en frère protecteur, Jax n'a pas pu s'empêcher d'aller mettre les pendules à l'heure. Depuis, il vient tous les jours pour s'assurer que tout va bien.

— Ah, grand frère ! Tu veux un gâteau ? Ils sont faits-maison !

— Euh, non merci ! Sans façon !

L'expression à la fois dégoûtée et apeurée sur son visage fait éclater de rire Vera. Visiblement, il craint pour sa vie. Manger un gâteau fait par sa sœur est toujours une très mauvaise idée. Celle-ci force un rire et le détrompe rapidement.

— C'est le nouveau qui les a faits, dit-elle en sortant une assiette où deux gâteaux sont disposés.

— Seulement deux ?

— Les autres sont tous partis avant la fin du rush, figure-toi ! répond Vera. On ne les a pas encore goûtés, mais on a pu voir la mine réjouie des clients.

Poppy sort un couteau pour couper un petit morceau de l'un des cupcakes. Elle l'aurait bien partagé en deux de manière équitable, mais puisque son frère a été méchant, il ne mérite pas d'avoir plus d'une bouchée. Elle le lui tend en même temps que son gobelet de café. Il repousse la pâtisserie.

— Merci Poppy, mais tu sais que je n'aime pas les gâteaux.

— Oh allez ! Goûte !

Il soupire et prend finalement le morceau de gâteau entre ses doigts. La pâte dorée renferme ce qui pourrait être des fruits rouges. Des fraises peut-être ? Il soupire encore et le porte à sa bouche, ça n'a pas l'air très extravagant. Cependant, à la seconde où le gâteau repose sur sa langue, il regrette. De ce goût de vanille percé de l'acidité de la groseille à la texture tendre de la pâte parfaitement cuite, y compris la pointe de citron du glaçage, tout, dans ce gâteau, lui est familier. Ses yeux s'écarquillent, surpris de retrouver un gâteau correspondant aussi strictement à ses souvenirs.

Non, Jax n'aime pas les gâteaux, les pâtisseries, le sucre en général, ça n'a jamais été son truc. Peut-être a-t-il été dégoûté par les tentatives plus que nombreuses de sa sœur de s'améliorer en cuisine lors de leur adolescence, qui sait ? Toujours est-il qu'il n'y a eu qu'une seule personne dont les gâteaux ont pu trouver grâce à ses yeux. Inévitablement.

Il passe une main sur ses lèvres après avoir avalé sa part, ses yeux se baissent sur le reste du gâteau. Sa sœur s'empresse de remettre l'assiette sous le comptoir, possessive.

— N'y pense même pas.

— Un nouveau serveur, tu disais ? demande-t-il simplement.

— C'est ça, dit Vera en échangeant un regard surpris avec Poppy. Il vient de Boston. Si tu veux le rencontrer, il devrait être là dans quelques minutes, je l'ai envoyé chercher le repas.

— Et... comment est-ce qu'il s'appelle ?

— Skyler Jenkins.

Jax hoche lentement la tête, parvenant à retenir une réaction trop embarrassante – comme les joues qui rougissent ou les mains qui tremblent. Mais ça ne va pas durer. Il se remet sur ses pieds, attrape son gobelet en jetant quelques pièces sur le comptoir, avant de prendre congé. Il n'avait pas besoin qu'elles lui disent son nom mais il voulait en être sûr. Il devait savoir. Que fait Skyler à New York ? Aux dernières nouvelles, il... Enfin, les dernières nouvelles que Jax a eu datent de plus de cinq ans. Est-ce que Deborah est avec lui ? Merde ! Il porte le gobelet à sa bouche, espérant que le café brûlant le réveille un peu.

Poppy et Vera regardent le grand roux quitter leur boutique. Son comportement était un peu bizarre, mais pas aussi nettement qu'il aurait pu l'être. Pas de quoi vraiment les choquer. Parfois, Poppy ne comprend pas son frère. Ils étaient très proches quand ils étaient adolescents mais dès qu'il est parti à New Haven, ils se sont éloignés. Elle s'est toujours dit que c'est parce qu'il s'est découvert à ce moment-là, qu'il a compris qu'il est gay et qu'il est resté quelques années dans le placard. Ce n'est que quelques mois après qu'il est revenu à New York qu'il a fait son coming out et a commencé à vraiment s'assumer. Bien sûr, pendant ces années, elle et leur frère, Oliver, lui ont parfois rendu visite, et il est revenu passer certaines vacances à New York, mais ce n'était plus le même Jackson. Après son coming out, ils ont réussi à se rapprocher à nouveau mais ce n'est plus pareil.

Avant de pousser la porte, Skyler s'autorise un regard furtif à l'intérieur du café à travers la vitrine, angoissé à l'idée de faire tourner sur lui des nouvelles têtes. Soulagé de voir qu'il n'y a pas de nouveau client, il ouvre. Un peu encombré par les poches de nourriture dans ses mains. Vera, affamée, se précipite pour l'aider. Les deux jeunes femmes s'assoient à la table la plus près du comptoir et Skyler se laisse tomber sur le tabouret, plus à sa hauteur pour ne pas être gêné avec ses longues jambes. Pour une raison qui lui échappe, Poppy ne peut s'empêcher de remarquer la position qu'il prend, presque identique à celle de son frère.

— Quoi ? demande-t-il en sentant le regard des deux femmes sur lui.

— Rien, c'est... rien.

Poppy fait un geste de main désinvolte et ils se mettent à manger. Avec un certain soulagement, Skyler se rend compte que ses angoisses n'étaient pas fondées. Ce n'est pas par choix qu'il a dû quitter son dernier job, ni même parce qu'il n'était pas compétent ou avait un mauvais comportement. Encore que, si... Son comportement en était clairement la cause mais disons que ce n'était pas son comportement au travail qui posait problème. D’ailleurs, son ancien patron l'a contacté il y a quelques jours, après l'entretien téléphonique avec Poppy, pour le prévenir qu'elle avait cherché à savoir pourquoi il avait dû se passer de lui. Il n'a pas menti et Skyler se demande pourquoi elle n'en a pas parlé. Ou même Vera qui semble un peu plus directe.

De profonds soupirs et des gémissements forcés – mais pas trop – le sortent de ses pensées. Ses yeux arrondis par la surprise se posent sur ses patronnes, en train de manger leur dessert. En l'occurrence, ses cupcakes. Il se met à rire, amusé par leurs simagrées.

— Arrêtez ça, vous allez mettre les clients mal à l'aise.

— Il faudra absolument que tu en refasses ! lui dit Vera, en se tournant vers lui.

— Si vous voulez, répond-il avec un haussement d'épaules nonchalant.

— Et on va réfléchir à comment les vendre ici, continue Poppy. C'est exactement ce qui manquait au Bookworm.

Sentant ses joues s'enflammer, Skyler secoue la tête et descend du tabouret. Il commence à récupérer tous les emballages.

— Je t'assure, ils sont vraiment délicieux ! insiste-t-elle. Tu aurais dû voir la tête de mon frère quand il l'a goûté ! Et pourtant il déteste les gâteaux !

— Il les déteste ? Mais qui peut détester les gâteaux ?

Elles se mettent à rire et Vera ne se prive pas de lui expliquer à quel point Poppy a traumatisé sa famille avec ses tentatives culinaires.

Pensant à quelque chose, cette dernière s'interrompt dans le nettoyage de la table. Elle pose ses yeux bleus sur Skyler qui aide Vera à mettre les restes du repas dans le petit réfrigérateur sous le comptoir.

— Tu as une voiture ? lui demande-t-elle, avant de continuer plus bas : Hm, j'imagine que oui, pour avoir pu emmener les gâteaux sains et saufs. Pardon, c'était une question bête.

— En fait, non, avoue-t-il. Je prends le métro.

Dans le léger silence qui s'installe, Skyler les entend presque se demander comment il peut ne pas avoir de voiture alors qu'il est arrivé de Boston il y a peu. Il prend le chiffon des mains de Poppy pour terminer de nettoyer.

— J'ai eu un accident de voiture, il y a cinq ans, explique-t-il alors qu'il se place de sorte à ce qu'elles ne voient pas son visage. Depuis, j'ai pas pu reprendre le volant.

Sans rien ajouter, il repart derrière le comptoir. Elles sont curieuses mais le ton soudain morne de sa voix suffit à les dissuader de poser la moindre question.

En poussant la porte de son appartement, plusieurs heures plus tard, Skyler sent le poids sur son estomac s'alléger. Un peu. Il n'est ici que depuis trois semaines et, même si c'est dans cet appartement qu'il vit, c'est difficile encore pour lui de se sentir « à la maison ». Le fait qu'il n'ait pas pu amener beaucoup d'affaires n'aide pas. Certaines choses l'attendent encore dans un garde-meuble à Boston. Des choses auxquelles il tient mais qui ne sont pas précieuses, au cas où quelqu'un forcerait le cadenas. Avec lui, il n'a amené que ses effets personnels et des photos, se chargeant d'acheter le nécessaire pour meubler son appartement directement sur place. Mais ça paraît encore un peu vide, encore qu'il est habitué à ça. Le vide.

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