& 02 ; L'angoisse de l'inconnu
La salle était bondée. Avec la pluie qui s'était brusquement mise à tomber, la terrasse avait très vite été désertée. Comme toujours, beaucoup d'étudiants. Certains râlaient parce qu'ils n'avaient pas réussi à protéger leurs cahiers et livres à temps. Skyler avait l'habitude, de même que certains de ces certains qui ne semblaient pourtant pas vouloir retenir la leçon. Pour la plupart, il s'agissait de nouveaux étudiants qui ne devaient pas encore connaître New Haven et espéraient sans doute un printemps doux. Raté. Amusé, il s'approche d'une table peuplée de têtes connues, son carnet à la main.
— Arrête de râler Aaron. Ça fait sept ans que tu es là, tu devrais toujours t'attendre à être surpris par la pluie.
— Laisse-moi râler si j'en ai envie ! J'aurais mieux fait d'aller étudier à Berkeley ! J'aurais passé mon temps libre sur les plages de Californie avec plein de filles magnifiques en maillot de bain !
— Peut-être, mais je ne suis pas sûr qu'elles auraient voulu te voir, toi, en maillot de bain ! rétorqua aussitôt Skyler avant d'enchaîner comme si de rien n'était : Qu'est-ce que je vous sers ?
La tablée se mit à rire, de même qu’Aaron, habitué aux réparties de son ancien camarade de lycée. Sentant un regard sur lui, le serveur tourna la tête et croisa des yeux noisettes qu'il n'avait jamais vus auparavant.
— Oh un nouveau ! s'exclama-t-il, surpris. C'est rare des nouvelles têtes à cette période de l'année. Je m'appelle Skyler et je suis leur serveur attitré, parce que personne d'autre ne supporte leurs bêtises !
— Jax, se présenta le nouveau d'une voix délicieusement grave. Je te promets pas de réussir à les discipliner.
— Si tu arrives à accomplir ce miracle, tu auras droit à mes meilleures douceurs.
Jax rougit un peu mais l'attention de Skyler fut plutôt attirée par les rires contenus d'Aaron et Dylan, juste devant lui. Évidemment, sa remarque était volontairement ambiguë, ça aurait étonné tout le monde qu’elle ne le soit pas. Il leur donna un coup de son carnet.
— Je parle de gâteaux, bien sûr. Vous êtes intenables !
— Jax déteste les gâteaux, se désola la jeune femme à côté du nouveau.
— Quoi !? se récria Skyler, heurté par le blasphème. Mais qui peut détester les gâteaux !? Je le ferai changer d'avis, tu verras, Emily !
Un high-five fut échangé entre les deux drogués du sucre alors que le concerné levait les yeux au ciel puis les étudiants passèrent enfin leur commande. Le regard de Jax suivit le serveur jusqu'au comptoir, intrigué.
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Skyler se réveille en sursaut, ses doigts se crispent sur le drap et il regarde autour de lui, affolé. À quel moment s'est-il endormi ? Il souffle longuement pour essayer de calmer les battements de son cœur et attrape son portable.
— Merde, murmure-t-il en voyant l'heure.
Il voulait juste se reposer un peu avant de sortir, pas s'écrouler comme une masse. Comme toujours, il lui faut toute sa volonté pour sortir de son lit. Un samedi soir, une journée de repos le lendemain, il aurait pu passer toute sa soirée dans son lit à regarder des films mais il a accepté l'invitation de Poppy et Vera. Pas uniquement parce qu'elles sont ses patronnes, c'est surtout qu'il ne connaît personne à New York, à part quelques voisins qu'il a croisés. Il sait qu'il doit avoir une vraie vie sociale, même si tout son être le pousse à rester seul. S'il recommence à faire ça, ça pourrait finir moins bien encore que la dernière fois.
Il écrase une larme solitaire sur sa joue et met de la musique sur son portable avant de filer se préparer dans la salle de bain. Il se concentre sur la musique, chantonne sous la douche puis pendant qu'il se maquille. Ne pas réfléchir. Ne surtout pas penser aux inconnus qu'il va croiser dans ce bar puisque les deux femmes – oserait-il dire ses nouvelles amies ? – ont décidé de lui présenter leurs propres amis. Il n'a pas vraiment envie d'y aller.
L'angoisse lui serre l'estomac et lui fait trembler la main, si bien qu'il doit s'y reprendre à trois fois avant d'arriver à un résultat acceptable pour son maquillage. Eye-liner, fard à paupière noir, accordé au vernis noir qu'il porte déjà et qui, étonnamment, n'a fait l'objet que d'un léger regard approbateur des deux femmes. Son regard effleure les pots de paillettes dans sa trousse à maquillage. Ça fait une éternité qu'ils sont là et qu'il ne s'en sert plus. Les paillettes, ce n'est plus son truc. Enfin ça l'est mais son maquillage attire déjà bien assez l'attention sur lui. C’est l’ultime chose dont il est incapable de se séparer parce que, sans maquillage, il ne se reconnaît plus. Alors il a, au moins, fait une croix sur les paillettes.
Il ouvre l'armoire à sa droite pour y ranger son maquillage et son regard se pose sur la boîte orange contenant ses antidépresseurs. Il sort. Il va boire. S'il sort, il va avoir besoin de boire. Et c'est pas un bon mélange. Il referme et recule d'un pas pour s'observer dans le miroir. Il bouge quelques mèches de cheveux, plus pour perdre du temps que pour les arranger et il soupire encore. Il faut qu'il y aille. Il attrape sa veste posée sur son lit et quitte son appartement sans plus se laisser le temps d'hésiter.
Quatre jours que Jax n'est pas allé au Bookworm Café. Ça ne lui ressemble pas mais il n'a simplement pas pu s'y résoudre. Il n'a même pas réussi à envoyer un message à Poppy le premier jour, pour la prévenir, et il s'est contenté d'ignorer ses messages le reste de la journée, se sentant terriblement coupable. Le soir venu, il lui a expliqué qu'ils avaient eu un souci au gymnase et qu'il n'avait même pas eu le temps de déjeuner. En espérant qu'elle ne s'amuse pas à questionner son patron la prochaine fois qu'elle le verra. Les jours suivants, il l'a prévenue, sans oser trouver d'excuses bidons. Elle n'a pas posé de question, il se demande ce qui peut bien lui passer par la tête. Cela dit, c'est plus ce qui passe par la sienne qui l'accapare. Savoir que Skyler vit à New York le perturbe vraiment. S'il devait être honnête, il pensait que plus jamais il n'aurait à lui faire face et ça lui allait très bien. Il y a des choses qu'il vaut mieux laisser là où elles sont, les anciennes histoires compliquées en sont le parfait exemple. Et dire que leur histoire était compliquée est un euphémisme.
Pourtant, il n'arrive pas à se le sortir de la tête. Depuis quatre jours, des tas de souvenirs lui reviennent. Des souvenirs qu'il a préféré refouler ces cinq dernières années, après qu'il a décidé qu'il devait passer à autre chose. Et il y est arrivé. Il a surmonté tout ce qui s'est passé entre eux, les déceptions et les trahisons. À savoir si cela suffira pour le revoir sans que toute sa colère ne remonte à la surface. Parce qu'il sait qu'il n'aura pas le choix de le faire, et vite. Plus il attendra pour retourner au café, sans excuse réelle encore une fois, plus sa sœur se montrera insistante, même si pour l'instant elle a l'air de ne pas trop mal le prendre. Et plus il attendra, plus elle lui en voudra quand elle apprendra la vérité. Il n'a pas envie de lui mentir davantage et il n'est pas certain que Skyler mentira, bien qu'il ait toujours été très doué pour ça. Seulement, avec lui, il vaut mieux ne pas essayer de prévoir ce qui va se passer, il a le chic pour faire l'inverse. Jax le sait et il l'a payé cher.
Ses coups s'abattent sur le sac de frappe, de plus en plus fort au fil de ses réflexions. Les poings serrés sur la bande de tissu qui les protège. Assez régulièrement, il reste après ses heures de travail pour s'entraîner. Il frappe, souffle, le bruit résonne mais est vite couvert par les autres bruits de la salle : les autres sacs, ceux qui s'entraînent sur le ring, les machines. Du coin de l'œil, il voit arriver son patron qui se laisse tomber sur le banc près de lui.
— Jax, tout va bien ?
Il tourne à peine le regard vers lui, sourcils haussés pour montrer qu'il ne sait pas de quoi il parle. Il est un peu préoccupé mais c'est tout. Il hausse les épaules et recommence à taper, plus fort, sans même s'en rendre compte. Le grand blond se met à rire, de légères rides se dessinent aux coins de ses yeux clairs.
— Tu crois que je ne te connais pas, depuis le temps ?
— Si tu savais...
— Problèmes de cœur ?
Surpris par la question, Jax manque son coup et le sac lui revient dessus. Déséquilibré, il tombe en arrière sur le tapis bleu. Les rires de son patron redoublent et le voilà persuadé d’avoir vu juste. Jax secoue la tête, agacé.
— Rien de tout ça.
— Ah non ? J'imagine que ça a quand même un lien avec le fait que tu ne vas plus au Bookworm depuis quelques jours, je me trompe ?
— Comment t'es au courant de ça ? Poppy ?
— Elle m'a demandé si tu avais rencontré quelqu'un ici. Promis, je t'ai couvert pour ton mensonge.
L'éternel sourire de cet éternel jovial ne disparaît pas alors qu'il apprend à son pauvre employé que sa sœur est une commère. Le brun se frappe le front, voilà pourquoi elle n'est pas aussi inquisitrice que d'habitude. Pourquoi faut-il qu'elle se mêle de ses affaires ?
— Désolé de te mêler à ça, Asher. Je vais dire à ma sœur de pas t'appeler pour n'importe quoi.
— T'es son frère, c'est normal qu'elle s'inquiète parce que tu te comportes différemment.
— Mais je ne me comporte pas différemment, répond-il avec un gros soupir. C'est juste que...
— Je te demande pas de t'expliquer si t'en as pas envie, l'interrompt Asher avant qu'il n'essaie de mentir. C'est pas mon genre, tu ne me dois rien tant que tu fais ton boulot correctement, et c'est plus que le cas. Par contre, si t'as besoin de parler à quelqu'un qui n'est pas de ta famille ou bien... tu sais... Je suis là.
— Je te remercie.
Asher s'approche et lui tend une main secourable. Une fois sur ses pieds, Jax se dit qu'il en a peut-être assez fait pour la journée. La pendule de la salle affiche dix-neuf heures quarante-cinq et il doit encore repasser chez lui pour se changer.
— Vous vous voyez ce soir ? demande Asher en le voyant regarder l'heure.
— Je sors avec ma sœur et des amis, oui.
Asher hoche doucement la tête et lui souhaite une bonne soirée alors que Jax part vers les vestiaires. S'il avait su qu'il resterait aussi tard, il aurait emmené de quoi se changer, ça lui aurait éviter le détour jusqu'à Greenwich Village. Et le problème n'est pas tant d'avoir à rentrer chez lui, car avec sa voiture l'aller-retour ne prendra pas plus de vingt minutes. Le problème c'est de réussir à ressortir après être rentré chez lui.
Ceci dit, s'il ne les rejoint pas ce soir, il est presque certain qu'il recevra une visite de sa sœur dans les prochaines heures. Même si elle est déjà allée à la pêche aux infos auprès de Asher, elle ne le laissera pas rater une de leur soirée. Ils ont toujours été un groupe soudé, se voir une fois toutes les deux semaines est le minimum qu'ils puissent faire malgré leurs emplois du temps pas toujours faciles à accorder. Poppy ne serait pas la seule à s'inquiéter s'il n'y allait pas et il n'a pas envie de ça. Ce qui veut dire qu'il va devoir faire un effort et retourner au café très vite. Dès le lundi suivant, s'il veut que sa sœur oublie l'incident.
À cette pensée, son cœur s'alourdit. Dans moins de quarante-huit heures, il va revoir son vieil ami. Dit comme ça, ça pourrait presque sembler agréable. Mais il sent déjà l'appréhension qui commence à l'étouffer. Il souffle et essuie vigoureusement ses cheveux avec une serviette avant de s'habiller. Pour l'instant, inutile d'y penser. Il va passer une bonne soirée avec ses amis, sa famille, des personnes qui le connaissent presque par cœur... À l'exception du fait qu'il puisse avoir déjà rencontré le nouveau serveur du Bookworm Café.
Est-ce qu'il va devoir mentir, encore, et faire mine de rien s'ils parlent de lui ? Et ensuite, avoir l'air surpris en le rencontrant ? Non, malheureusement pour lui, Poppy n'est pas idiote, à l'instant où elle se rendra compte qu'ils se connaissent, elle saura qu'il lui a menti et que c'est pour ça qu'il n'est pas venu pendant plusieurs jours. Mais il a toujours envie d'avoir une soirée tranquille, alors tant pis, il affrontera le courroux de sa sœur dans deux jours. Avec un peu de chance, il survivra à ça.
En trois semaines, Skyler a eu le temps de s'habituer au métro new-yorkais. Il se rend à la station de métro la plus proche sans y penser mais doit quand même s'arrêter deux minutes devant le plan des lignes pour savoir comment se rendre à East Village, où se trouve le bar désigné comme le meilleur par Vera. Le Red Rock. C'est son père qui le tient, d'après ce qu'il a compris.
Installé dans un train, le dos appuyé contre la paroi de métal, il sent son cœur – qui n'a pas voulu se calmer – tambouriner bien trop fort contre ses côtes. La bile lui remonte presque dans la gorge. Encore une fois, il essaie de se concentrer sur la musique pour ne pas faire une crise d'angoisse. Il essaie de se rassurer en se disant que si ça ne se passe pas bien, il pourra toujours rentrer chez lui. Au moins, il aurait essayé. Elles ne le lui en tiendront pas rigueur, avec un peu de chance.
En sortant du métro, il prend la direction du bar dont il se souvient, par miracle. Il n'a pas encore vraiment visité East Village et on ne peut pas dire que son sens de l'orientation soit vraiment performant. Il regarde une dernière fois son portable avant de traverser la route, il est presque vingt-et-une heures. Il pourra toujours expliquer qu'en dehors du travail, la ponctualité c'est vraiment pas son truc. Et même pas forcément parce qu'il se lève en retard après une sieste surprise, mais aussi parce qu'il ne sait jamais évaluer le temps qu'il va lui falloir pour se préparer. Quand il était plus jeune, c'était déjà comme ça. Si bien que, parfois, c'est Deborah qui s'occupait de son maquillage, lorsqu’elle en avait assez de l'attendre.
Il rit à son souvenir, le cœur un peu pincé. Penser à Deborah est toujours douloureux, même après tout ce temps. Ses psys – -chologues puis -chiatres – lui ont dit et répété qu'il devait faire son deuil. Comme s'il n'avait pas essayé... Comme s'il n'avait pas compris que passer à autre chose lui faciliterait la vie. Le problème, c'est que sa vie, ça fait des années qu'il se dit qu'elle ne vaut rien. Ses souvenirs de Deborah sont la seule chose qui lui permettent de garder le cap. Même si ça fait mal, même si ça le ronge petit à petit. Pouvoir se souvenir d'elle, c'est le seul sens qu'a sa vie. Souvent, encore, il se dit que c'est lui qui aurait dû mourir, elle s'en serait beaucoup mieux sortie que lui.
Quand il arrive sous l’enseigne toute de néons rouges, les gens qui marchent dans la rue l'empêchent de prendre ses quelques secondes habituelles et nécessaires avant d'ouvrir la porte. Tant pis, il n'a qu'à faire comme s'il était confiant. Il entre, une boule dans la gorge, tandis qu'une musique commence à lui parvenir aux oreilles. Il y a un peu de monde dans le bar, assez pour que personne ne fasse attention à son arrivée.
Le comptoir en bois massif, à sa gauche, attire tout de suite son regard. Une dizaine de clients s’agglutinent autour, certains assis sur des tabourets noirs, d’autres piétinant le sol dallé noir et blanc. Les murs en briques apparentes rendent le style industriel de la décoration un peu plus chaleureux.
— Skyler !
À l'appel de son prénom, il se tourne et voit aussitôt Poppy qui arrive. Elle le prend par le bras pour le guider jusqu’à leur table, de l’autre côté, près d'une scène vide et de tables de billard. Le regard de Skyler effleure les visages souriants tournés vers lui, il sait qu'il va avoir besoin de temps pour se rappeler de chacun, tant l'angoisse lui brouille l'esprit.
Son sourire se fige néanmoins quand ses yeux croisent le regard noisette de Jax au moment où Poppy lui présente son frère. Les yeux écarquillés, il regarde la jeune femme puis, à nouveau, son ancien ami qui ne soutient pas longtemps son regard. Son cœur se serre, son cœur s'affole. Ses nerfs sont à deux doigts de lâcher à cause du choc. Qu'est-ce qu'il fait là ? D'accord, Skyler savait qu'il venait de New York mais la ville n'était-elle vraiment pas assez grande pour qu'ils ne se croisent pas ? Ou en tout cas, pas comme ça !
— J-Jax ?
Sa voix est légèrement tremblante, pas assez pour que les autres s'en rendent compte. Sauf le responsable de ce trouble qui daigne enfin relever les yeux.
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