III.
Son réveil fut encore plus difficile et brutal que celui de la veille : non seulement il était harassé par la fatigue qui engourdissait ses membres, mais il avait aussi désormais un nœud d’angoisse dans l’estomac. La journée entière passa dans un état second : le monde lui semblait irréel. Peut-être avait-il un peu trop rêvé ? Mais la peur qui le possédait lui montrait alors le contraire. L’épisode de la veille était trop vif et précis dans son esprit pour que cela ne soit pas réel. Il se souvenait encore des traits de la bête sombre et de son souffle chaud sur son visage : il imaginait la bave visqueuse de la créature couler sur lui, et un frisson de dégoût mêlé à de l’horreur secouait son corps entier.
Lorsque l’heure sonna de rentrer chez lui, il n’avait plus le même enthousiasme que le jour précédent : il imaginait que la bête avait incommensurablement grossi, engloutissant le domicile familial et sa pauvre mère qui y était restée. Il l’imaginait, telle une ombre, étendant ses longs doigts sur le quartier, puis la ville toute entière ; il la voyait progresser avec avidité sur les routes pavées, s’accrochant aux devantures de magasins et aux passants. Chaque pas qu’il mettait devant l’autre ne faisait que croître sa crainte. A chaque pas, il était davantage convaincu que cette scène allait se dévoiler à son regard. Pourtant lorsqu’il parvint devant la cour de la demeure, il constata avec soulagement que l’habitation était dépourvue de toute trace de la chose. La prochaine étape consistait à pénétrer dans sa chambre, là où le carnet se trouvait. Cela était douloureux : quand il arriva devant la porte de sa chambre, il hésita de longues secondes sans oser entrer dans la pièce, ni même toucher la poignée. Lorsqu’il trouva le courage d’ouvrir la porte, il se rendit compte que la pièce était telle qu’il l’avait laissée dans son souvenir. Tout était dans un désordre complexe : il lui semblait qu’une tempête avait ravagé la chambre durant la nuit, et c’était en quelques sortes l’image que sa mémoire lui donnait de la nuit passée. En baissant les yeux sur le plancher, il aperçut le carnet dont les pages avaient été froissées et déchirées par le tumulte nocturne. S’accroupissant pour le ramasser, il constata que les tâches d’encre avaient disparu, laissant la place à une écriture maladroite mais lisible. Avec un soupir de soulagement, il alla le poser sur sa table de chevet.
La soirée passa lentement, mais sans accroc : bien qu’il fût quelque peu rassuré de savoir le monstre parti, une pointe d’inquiétude continuait à monter en lui. Quand allait-il revenir ? Il lui semblait que la bête pouvait surgir à tout instant d’entre les pages pour venir le dévorer. Il tentait de rationaliser la chose en sortant encore et toujours l’excuse de la fatigue, mais au fond de lui, quelque chose s’était brisé. Il n’y croyait plus, à l’hypothèse de la fatigue. Il n’avait plus le même empressement et la même envie d’écrire que le premier jour, quand bien même il avait toujours au creux de l’estomac cette même flamme que le premier jour. Il avait envie d’écrire, il était animé et possédé par le besoin d’écrire, mais la peur le rendait prudent et silencieux.
Quand le repas se termina et qu’il eut la nuit devant lui, il remonta dans sa chambre pour récupérer le carnet, ainsi que sa plume et son encrier. La punition que lui avait donné son père la veille ne lui avait pas échappé, et il savait que de plates excuses et une discussion sérieuse seraient nécessaires pour remettre à nouveau les pieds dans le bureau. Les épaules affaissées et les yeux baissés, il s’avança jusqu’à la pièce de vie où le chef de maison s’était assis dans un vieux fauteuil raccommodé de toutes parts pour y lire le journal du jour.
« — Père, j’ai à vous parler… »
Sans abaisser son journal, l’interlocuteur du jeune garçon releva les yeux vers lui pour le dévisager, silencieusement, pendant de longues secondes. Il ne dit absolument rien, observant son fils des pieds à la tête, s’arrêtant sur le matériel d’écriture qu’il tenait dans ses mains. Il attendait que le garçon prenne la parole et lui explique pourquoi il venait le déranger durant sa lecture des nouvelles quotidiennes.
Anxieux, Nathaniel resta à son tour muet pendant plusieurs secondes. Le silence qui s’installa entre lui et son père devint de plus en plus pesant, et il trouva enfin la force de le rompre.
« — Je souhaitais revenir sur l’incident d’hier soir, et m’excuser d’avoir pénétré dans votre bureau sans votre permission. Je reconnais qu’il s’agissait d’un acte inconscient et particulièrement irrespectueux de ma part. »
Pas une seule seconde, il n’avait relevé les yeux en direction de son père : son regard semblait comme figé sur la couverture rigide du carnet qu’il serrait de plus en plus fortement contre lui. En revanche, son père, lui, avait posé le journal sur ses genoux pour mieux dévisager son jeune garçon. Son visage sévère fit d’abord penser qu’un nouveau flot de reproches allait jaillir de ses lèvres et s’en prendre à son fils. Il n’en fut rien. Après avoir jeté un œil en direction de la cuisine, où son épouse avait disparu, il éleva sa voix grave et caverneuse pour prendre la parole :
« — Ne tourne pas autour du pot lorsque tu désires quelque chose Nathaniel. Tu veux que je te permette à nouveau d’emprunter mon bureau pour satisfaire ta lubie d’écrivain ? »
Il n’eut pour toute réponse qu’un timide hochement de tête. Le garçon aurait voulu pouvoir lui expliquer que l’écriture n’était pas qu’une passion passagère : envers et contre tous les obstacles, il sentait au contraire sa passion croître et s’embraser dans son corps tout entier. Mais il n’était pas certain de pouvoir faire comprendre à quel point l’écriture lui semblait être devenue vitale. Surtout dans une telle circonstance, où il tentait d’abord d’adoucir la colère de son père.
Ce dernier soupira. La réponse de son fils ne le surprenait pas, et pourtant, elle le décevait encore une fois. Bien qu’il vît l’écriture comme un art indigne d’intérêt, il ne se voyait pas empêcher son enfant de s’y exercer. Il massa la tempe de son crâne quelques instants.
« — Je ne suis pas dupe, mon fils. Je ne sais pas à quelle heure tu es allé te coucher dernièrement, mais je n’ignore pas que c’était bien au-delà du raisonnable. Si je te permets de retourner dans ce bureau, ce n’est que sous conditions : que tu ne mettes ni ta santé, ni tes études en danger et que tu ne pénètres plus dans ce bureau en-dehors des heures qui te sont permises. Si tu enfreins l’une ou l’autre de ces conditions, je t’y interdirai définitivement l’accès et je mettrai ce carnet au feu. »
Il fit un geste de la main en direction de la cheminée, dans laquelle il ne restait plus que quelques braises rougeoyantes. Nathaniel pâlit à la menace de son père : si ses propos étaient horribles à ses oreilles, il était surtout conscient qu’il était prêt à mettre sa menace à exécution. Il posa tour à tour son regard sur les braises puis sur son père, avant d’hocher respectueusement la tête pour montrer qu’il avait bien compris l’avertissement qui venait de lui être donné.
« — Bien, père. Merci pour votre compréhension, je tâcherai de ne plus vous décevoir. »
Ces dernière paroles furent accueillies par un vague mouvement de main, et le patriarche avait reposé les yeux sur les articles de son journal. Sans un bruit, le garçon s’éclipsa lentement comme par crainte qu’un mouvement trop brusque ne vienne réveiller la colère paternelle. Lorsqu’il fut hors de vue, il s’empressa de se rendre jusqu’au bureau dans lequel il s’enferma.
L’ambiance de la pièce n’avait guère changé depuis sa dernière visite, en comparaison à sa chambre qui avait subi l’agitation de la veille. Après quelques instants d’hésitation, il s’installa au bureau comme il avait pu le faire quelques jours auparavant, allumant la bougie d’un geste d’expert. Il resta quelques secondes à observer le carnet clos, comme de nouveau pris de doutes et d’inquiétudes : et si tout ce qu’il avait vécu la veille redevenait de nouveau réel ? En inspectant visuellement le carnet à la recherche de quelques tâches immondes, il constata qu’il n’y en avait aucune. Cette première étape faite avec succès, il ouvrit le carnet et tourna quelques pages avec précaution tout en plongeant la plume dans l’encrier. Il inspecta quelques secondes la page blanche, silencieux, la plume au-dessus du papier sans oser la poser dessus comme au premier jour. Ce n’était pourtant pas le même motif qui le poussait à la réflexion ce soir-là : s’il savait quoi écrire, il craignait en réalité d’écrire. Le bruit régulier de l’horloge lui semblait de plus en plus pesant, comme s’il s’attendait à ce qu’au prochain tic, un monstre d’encre ne s’échappe de la page.
Les minutes passèrent et il n’en fut rien : il sentit son corps entier se relâcher et profiter d’un apaisement tout relatif. Ignorant les gouttes d’encre sur le bureau et le papier, il replongea à nouveau sa plume pour reprendre son écriture là où il l’avait interrompue. Le monde extérieur s’éclipsa peu à peu autour de lui et bientôt, le bruit régulier de l’horloge sembla n’être qu’un lointain bruit de fond à peine perceptible. Il ne frissonna même pas lorsque la brise se leva, glaçant doucement l’air de la pièce tout entière : ce n’est que lorsque la flamme de la bougie s’éteignit qu’il stoppa net son mouvement. Plongé dans une pénombre totale, il retint son souffle, les sens redevenus en alerte : l’horloge lui semblait mille fois plus bruyante qu’elle ne l’avait jamais été. Après quelques secondes, il entendit un grognement naître des ténèbres : le monstre était de retour. Mais se tenait-il dans quelque coin reculé de la pièce, ou bien était-il déjà en train de se préparer à lui sauter dessus ? Il lui sembla sentir quelques masses gluantes le frôler et il se leva d’un seul bond, haletant. Il tournait sur lui-même, lançait son regard tout autour de lui mais il ne distinguait qu’une pénombre féroce et tenace. Il aurait voulu s’enfuir, mais où pouvait-il aller pour échapper à la bête ? Il percevait sa présence, là, rodant autour de lui à la manière d’un prédateur cherchant à coincer sa proie. Il entendait ses pas lourds grincer sur le parquet, le grognement se faisait de plus en plus proche : il lui semblait entendre la chose lui souffler quelques murmures intelligibles à l’oreille. Il frissonnait du froid qui pesait dans le bureau, et pourtant, il lui semblait sentir un souffle chaud et putride le long de sa nuque.
Et soudain, il sentit que sa fin était proche : la bête avait cessé de se mouvoir. Il la sentait, face à lui, fléchissant les jambes pour se préparer à lui bondir à la gorge. Elle allait le tuer, il sentait déjà la froideur de des crocs plantés dans sa chair : il ne pouvait qu’imaginer avec effroi l’agonie qu’il allait subir pour les prochaines minutes… ou peut-être les prochaines heures, si la bête se montrait cruelle. Il recula à petits pas, comme pour tenter d’échapper au sort qui lui était réservé. Il croyait distinguer désormais, entre les ténèbres infranchissables, la silhouette de la bestiole diabolique et il percevait davantage encore sa gueule, grande ouverte, dotée de longs crocs affutés. Il eut un hoquet de stupeur et se retint d’hurler de terreur en sentant son dos heurter une masse dure : ce n’est qu’après quelques secondes qu’il comprit qu’il était contre un mur de la pièce. Il était pris au piège.
Il sentit que la créature avançait à pas lents dans sa direction : dans la nuit noire, il distingua ses deux yeux dépourvus d’iris braqués vers lui. Le garçon se laissa tomber au sol : sans qu’il ne le réalise d’abord, les larmes se mirent à couler le long de ses joues. Il se sentit sur le point d’éclater en sanglots : plaçant les mains sur sa bouche pour s’empêcher d’émettre le moindre son, il sentit son corps se secouer de spasmes. La bête s’approchait, il ferma les yeux pour ne pas la percevoir dans le noir. Il la sentit s’arquer vers lui et alors qu’elle poussa un ultime grognement, il sentit d’immondes postillons atterrir sur son visage. Il n’osa pas faire le moindre geste pour les retirer : à quoi bon quand on se prépare déjà à la plus atroce des morts ?
« — Nathaniel ? Tout va bien ? »
La voix le sortit de sa torpeur et lui fit ouvrir les yeux à la manière d’un électrochoc. La pièce avait retrouvé une semi-clarté à la lumière de la bougie tenue par sa mère, à l’entrée du bureau. Le garçon cligna des yeux plusieurs fois de suite, incapable de croire ce qu’il avait devant les yeux : où était donc passée la bête qu’il avait perçu, là, dans l’ombre ? Depuis combien de temps sa mère était-elle présente dans l’entrebâillement de la porte, avec cette expression soucieuse qu’elle ne gardait que pour les situations exceptionnelles ? Son regard passa d’elle à l’endroit où il avait sentit le monstre pour la dernière fois.
« — Vous l’avez vu, pas vrai ?
— De quoi tu parles ? »
Il resta silencieux un court moment, le souffle court et coupé par la réponse qu’il venait d’avoir. Comment pouvait-elle lui demander une telle chose ? La chose était tellement ignoble et exceptionnelle qu’il ne pouvait que parler d’elle ! Il s’agita un peu plus, se relevant lentement en tremblant des pieds à la tête.
« — Le monstre, mère ! Il était juste là, il allait s’en prendre à moi ! Il allait me faire du mal !... Vous l’avez vu, pas vrai ? Vous ne pouvez pas ne pas l’avoir vu… »
Il ne voulut d’abord pas s’y résigner, mais au regard interloqué que lui lança sa mère, il commença à comprendre que ce qu’il pensait impossible était pourtant bien réel. Elle n’avait pas vu cette bête, qui s’était pourtant tenue à sa place quelques minutes plus tôt. Avait-elle pris la fuite en sentant une tierce personne approcher ? Le garçon eut un sursaut en sentant la main chaude et douce de sa mère contre sa joue, et il se força à relever le regard vers elle.
« — Les monstres n’existent pas, mon chéri…
— Mais… !
— Les monstres n’existent pas, Nathaniel, répéta-t-elle de nouveau. »
Un sanglot secoua son corps tout entier à cette nouvelle phrase, sans qu’il ne sache exactement pourquoi il éclatait en larmes de la sorte. Les monstres étaient pourtant bien réels, il n’avait pas pu rêver ce qu’il venait de vivre : alors pourquoi est-ce qu’il n’était pas cru ?
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