6
Az se leva et fit basculer le fauteuil de Sam en position allongée. Elle farfouilla ensuite un moment dans les étagères de la remise et revint avec une petite fiole emplie d’un liquide bleu qu’elle tendit à Sam.
« Qu’est-ce que c’est ?
– Buvez, votre mémoire me sera plus facilement accessible. »
Il avala le contenu de la fiole d’un seul trait. C’était si infect et acide qu’il avait l’impression d’avoir bu du parfum.
« Fermez les yeux et détendez-vous. Nous allons plonger dans les profondeurs de votre mémoire et ouvrir le verrou. Il est cinq heures du matin et vous venez d’arriver chez vous. Vous êtes ivre, vous avez du mal à fermer la porte à clef. »
Az décrivit avec précision son appartement, l’état d’ébriété avancé dans lequel il était ainsi que le moindre de ses faits et gestes. Bientôt, la voix grave et monotone de Az se fit lointaine et ses mots se métamorphosèrent en images, en sons et en sensations. Sam ne l’entendait plus ; il vivait ce qu’elle lui racontait.
Sam tituba jusqu’à la cuisine, resta un moment planté dans le noir, puis se précipita sur l’évier pour y vomir. Son appartement tanguait comme s’il était en pleine mer. Il se rinça la bouche à l’eau du robinet avant de se dirigea vers la chambre. Sam s’arrêta à mi-chemin lorsqu’il sentit une forte odeur de cigarette. Des nuages de fumée s’échappaient du salon. Intrigué, il alla vérifier s’il n’avait pas laissé une clope allumée dans un cendrier.
Il y avait un homme assis sur le canapé. Dans le noir, seul le bout incandescent de sa cigarette permettait de le distinguer. L’inconnu tira sur sa clope et une mâchoire carrée, une énorme main calleuse ainsi qu’un nœud papillon apparurent pendant quelques instants. Sam alluma le salon et considéra l’homme assis sur le canapé. Il portait un superbe costume noir strié par de fines lignes blanches verticales, un nœud papillon autour du cou et une plumeria blanche accrochée à la poitrine. Sam le regarda un moment : il n’avait jamais vu cet homme.
«Monsieur Arnold, cela faisait longtemps ! Que me vaut votre visite ? »
Monsieur Arnold. C’était la première fois que Sam entendait ce nom. Cependant, c’était bien lui qui avait appelé cet homme ainsi.
« Vous n’avez pas reçu un message du chef ? demanda Arnold.
– Non, je faisais la fête avec des collègues.
– Parfois, j’ai l’impression que vous prenez votre boulot trop à cœur, Monsieur Belfort. Quand je vois votre appartement, votre voiture et vos habits, je me demande si vous n’y prenez pas du plaisir.
– C’est l’objectif d’un comédien : vous persuader qu’il est quelqu’un d’autre. On vous voit rarement, Monsieur Arnold. Je devine donc que votre présence, de surcroît à une heure aussi tardive, ne peut que vouloir dire que la situation est urgente.
– Vous devinez bien. Asseyez-vous Monsieur Belfort. »
Sam assistait à la scène sans rien y comprendre ; il se voyait de l’extérieur, comme si quelqu’un d’autre avait pris le contrôle de son corps et lui faisait dire des choses qu’il n’aurait jamais pu dire. C’était surréaliste : il avait l’impression d’assister à un rêve dément, dans le même style de ceux qui vous tirent du lit en sueur. Sam, du moins l’homme qui se faisait passer pour lui, s’assit en face de Arnold.
« Il est temps, Monsieur Belfort, de prouver que tout ceci n’était que de la comédie, dit Arnold en embrassant tout l’appartement d’un geste de la main.
– Après tout ce que j’ai fait pour la Cause, vous ne me faites toujours pas confiance.
– Je ne fais confiance en personne, car c’est mon métier.
– Venez-en aux faits, je suis ivre et j’ai atrocement envie de dormir.
– Nous savons de source sûr que le service anti espionnage est au courant que le conseil d’administration compte un infiltré. Ils l’ont deviné à la suite du scandale ukrainien.
– Merde… Je suis compromis ?
– Non, pas encore. Mais ils vont tous vous faire passer devant un confesseur jusqu’à trouver l’espion.
– Quand ?
– Demain. »
Sam se leva. La révélation de Arnold lui avait fait l’effet d’une douche froide. Nerveux, il fit les cent pas dans son gigantesque salon.
« Il faut que je parte, finit-il par dire.
– Vous n’allez nulle part, Monsieur Belfort.
– Mais vous êtes fou ? Le confesseur va me bouffer la cervelle et le service anti espionnage aura tous les noms et les visages des membres de la Cause !
– Calmez-vous et asseyez-vous. »
La voix d’Arnold fut surprenamment autoritaire et forte. Sam le regarda un moment puis regagna sa place. Arnold écrasa sa cigarette dans un cendrier avant de se rencogner dans le canapé.
« Vous avez raison sur un point : Jupiter ne doit pas découvrir la Cause et ses membres. Fuir n’est pas une solution. Si vous partez, ils sauront que vous êtes l’espion et ils enquêteront sur vous. Cela pourrait les mener à nous. Pour que la cause échappe au service anti espionnage, il faut que le confesseur ne trouve rien de compromettant dans votre tête.
– Vous n’allez pas m’aider à éviter le confesseur ? demanda Sam d’une voix éteinte.
– Quoi qu’il arrive, vous n’y échapperez pas. Même si vous fuyez : ils vous rattraperont. »
Sam soupira et se pencha en avant. Arnold lui tendit une cigarette et un briquet qu’il accepta.
« Vous allez m’effacer la mémoire ?
– Nous n’allons pas l’effacer, mais enfouir toutes les parties de votre mémoire qui concernent la Cause au plus profond de vous ; si profond que le confesseur ne pourra pas les atteindre. Ainsi, vous serez totalement blanchi.
– Blanchi, mais grillé de la cervelle.
– Exact. Vous devez maintenant nous prouver que cet appartement, ces voitures et toutes ces fêtes faisaient partie de la comédie. Vous devez nous prouver que vous êtes fidèle à la Cause.
– Je l’ai toujours été, vous le savez bien. »
Annotations
Versions