Partie 2
Toc. Toc. Toc. Du bout de sa canne sculptée, Kyldie frappait volontairement le carrelage blanc. De temps en temps, elle pivotait le pommeau dans le creux de sa main ; réfléchissant les rayons des soleils jumeaux, la tête de renard argentée renvoyait dans toute la pièce un éclat aveuglant qui ne manquait pas d’éblouir ses habitants. La vieille femme émit un grincement de dent fort désagréable puis gratta la peau parcheminée de sa joue en grommelant tout bas. Cela faisait plus d’une heure qu’elle attendait là, le regard vrillé sur les gardes en tentant tout ce qui était en son pouvoir pour leur faire perdre leur calme. Il n’était plus qu’une question de minutes avant qu’ils ne craquent tous les deux.
Toc. Toc. Kyldie se redressa dans son fauteuil et se racla bruyamment la gorge. À l’aide d’un vieux mouchoir, elle recueillit la glaire remontée le long de son œsophage et contempla la matière visqueuse quelques secondes. Elle retint difficilement le haut-le-cœur que ses propres actions provoquaient puis se leva d’une lenteur exagérée.
Elle se félicitait d’avoir gardé cet acte dégoûtant pour la fin : les gardes étaient enfin arrivés au point de rupture. Singeant de fausses faiblesse et difficulté pour se mouvoir, elle s’approcha des deux hommes et jeta son mouchoir à côté de la poubelle. Profondément écœurés, les uniformes se levèrent d’un même mouvement et encerclèrent Kyldie.
Le premier, le plus vieux des deux, s’était mis face à elle et, l’air très en colère, posa violemment sa main sur l’épaule frêle devant lui. Il s’attendait à la sentir trembler sous sa poigne et s’étonna, malgré la force de son geste, de ne pas réussir à la faire flancher. C’est à ce moment qu’il se souvint de l’avertissement que le Caper leur avait donné plus tôt dans la journée : « Si une vieille femme vient ici, peu importe les circonstances, ne l’approchez surtout pas. ».
Les yeux de la vieille s’illuminèrent soudain d’une lueur effrayante. Elle releva brusquement sa canne entre les jambes du premier garde, la retira d’un coup sec et profita de l’élan pour pivoter sur ses talons et frapper le second en pleine tempe. En quelques secondes seulement, les deux hommes s’effondrèrent en gémissant. Satisfaite, Kyldie se dirigea vers la porte d’une démarche qui n’avait plus rien de frêle et tanguante.
Il lui fallut plusieurs minutes pour rejoindre son but en pestant silencieusement contre la vieillesse qui lui avait volé sa rapidité d’antan. Heureusement, elle avait pensé à enfermer les gardes avant de partir. Peu importait qu’ils se soient ou non remis de leur mésaventure, le temps qu’ils trouvent un moyen d’ouvrir, elle serait déjà arrivée.
D’ailleurs, c’était déjà le cas. La double porte en bois massif – luxe non-négligeable sur Malker – se dressait devant elle, la défiant d’entrer. La vieille femme ne se laissa pas intimider, elle n’avait pas fait tout ceci pour reculer maintenant. Sans même prendre la peine de toquer, elle appuya sur la poignée et pénétra dans le grand bureau.
Debout à quelques centimètres de la frontière entre ombre et lumière, sa cible se retourna et grimaça en la dévisageant.
— Vous… siffla Hadjunn entre ses dents serrées. Que faîtes-vous ici ?
Kyldie sourit sans répondre. Elle balaya la salle du regard puis choisit un fauteuil baigné de lumière pour s’asseoir. Bien appuyée sur sa canne, elle prit son temps pour traverser la pièce et se poser sur le siège. Une fois assise, elle attrapa sa très longue natte grise et la posa délicatement sur son épaule. C’est à ce moment que les deux gardes entrèrent en trombe dans la pièce, rouges de honte, mais elle ne leur laissa pas le temps de s’expliquer.
— Ces hommes m’ont agressée, se défendit-elle en levant le menton, hautaine.
— Peu importe, cracha le Caper. Retournez à vos postes, messieurs.
Un soupir de soulagement échappa à l’un d’eux quand ils firent demi-tour. Kyldie s’amusa du léger boitement de celui qui avait osé la toucher. S’ils croyaient s’en sortir sans être punis, elle était certaine qu’ils se fourvoyaient complètement. Hadjunn ne pardonnerait jamais l’affront qu’elle avait fait en pénétrant dans son bureau sans y être invitée. Sa certitude s’étiola quelque peu quand elle le regarda. S’il fronçait les sourcils d’exaspération, il ne montrait aucun autre signe de colère et lui paraissait même trop calme au vu de la situation. Elle s’attendait à le voir fulminer et se faisait une joie d’attiser la flamme.
Elle claqua la langue pour marquer son désaccord et tourna le tête vers les soleils jumeaux, boudeuse. Son manège attira l’attention du Caper qui soupira, prit le temps de faire le tour de la pièce avant de s’asseoir sur le seul fauteuil à l’ombre – celui de son bureau – et tourna ostensiblement le dos à la vieille femme. Au lieu de s’offusquer, celle-ci s’en amusa et pouffa, une main plaquée sur la bouche. Ce petit jeu lui plaisait, mais le temps lui manquait, elle ne pouvait pas en profiter comme il se devait.
— Tu sais pourquoi je suis là, dit-elle.
— Et tu n’obtiendras rien de moi.
— Si tu ne me le donnes pas, je le ferai s’échapper.
— Tu n’en feras rien.
— Je l’ai déjà fait, je peux recommencer.
— Cela n’arrivera pas ! cria Hadjunn en abattant son poing sur le bureau.
Lentement, il fit pivoter le fauteuil et dévisagea la vieille femme, comme pour la mettre au défi d’essayer. Si elle avait l’habitude de ce genre de réaction venant de lui, elle devait avouer que quelque chose sonnait différemment aujourd’hui. Pour la première fois, elle sentait une véritable menace dans ses paroles et cessa donc de sourire pour prendre une mine grave.
— Tu ne m’en empêcheras pas, gamin, siffla-t-elle. J’ai besoin de lui.
— Cet homme est un danger public. Sa place est ici, il n’ira nulle part.
— Tu ne pourras pas l’enfermer indéfiniment. Tu n’en as pas le droit.
— Ah oui ? s’étonna le Caper, l’air amusé. C’est un agent. Dois-te rappeler que les agents en mission sont interdits sur Malker ?
— Ce n’est plus un agent ! s’emporta-t-elle.
— Prouve-le.
Hadjunn haussa les épaules et tourna à nouveau le dos à son « invitée ». Elle n’avait aucune preuve et n’en aurait jamais. Il ne craignait rien.
Kyldie fulminait. Elle n’aurait jamais les moyens de confirmer ses dires devant un juge. Elle n’en doutait pas un instant : Dalavine savait pour le renvoi de Krane. Peu importait la manière dont il s’était mis au courant, il avait fini par le devenir et s’amusait de la situation parce qu’il était certain que rien ni personne ne pourrait prouver que l’Agence l’avait destitué de son rang.
La vieille femme se redressa dans son fauteuil, soudain intéressée par le comportement du Caper. De toute sa vie, c’était la première fois qu’elle n’arrivait pas à obtenir de lui ce qu’elle désirait. C’était tout à fait inattendu de sa part. Il était généralement du genre à se laisser faire sans réussir à se défendre ; la plupart du temps, il n’essayait même pas.
— Je comprends, lâcha-t-elle en se levant. Tu ne fais que ton travail, après tout. J’espère seulement que tu le fais bien, tu sais qu’il y a pire punition que devenir Caper.
Hadjunn lui lança un regard noir, mais ne répondit rien, ce qui ne fit que renforcer ses soupçons : il n’avait pas annoncé la capture de Krane au Maire. Il ne lui manquait plus que de se servir de cette information judicieusement et elle pourrait faire échapper l’ex-agent.
Sans plus un regard pour l’homme qui fut autrefois un ami, la vieille femme s’appuya lourdement sur sa canne et sortit. Elle avait d’importantes choses à faire avant de revenir mettre son plan à exécution.
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