Chapitre 2
Dans son étroite salle de bain, Rickie attachait soigneusement ses cheveux blonds, mi-longs pour en faire une queue-de-cheval à l’aide d’un élastique discret. La buée du miroir essuyée, il regarda ses yeux noirs de clown triste et sa moue exagérée. Allez crétin, arrête de déprimer. Tu vas passer une excellente soirée avec Barbara, ta meilleure amie, que demander de plus ? L’occasion rêvée d’oublier l’autre tordu ? Deux petites tapes sur les joues pour s’encourager.
Il avait passé une semaine de travail harassante à l’imprimerie qui tournait à plein régime : les contrats étaient arrivés en cascade depuis l’automne et il fallait répondre aux dernières commandes des clients avant les vacances de Noël. Il était rentré une fois de plus chez lui, exténué. D’un autre côté, avec des journées bien remplies comme il en avait depuis des semaines, cela lui évitait de penser à lui et surtout à sa vie amoureuse. Le grand chaos. Heureusement que Barbara était là pour lui remonter le moral. Ils avaient leur petit rituel : se retrouver chez elle, autour d’une tasse de thé, à parler de tout et de rien durant toute une soirée. Souvent les mêmes conversations qui revenaient inévitablement à ses problèmes personnels. Il repartait avec le sourire, convaincu que la chance tournerait bientôt en sa faveur. Mais le lendemain matin, le petit-déjeuner terminé, la machine infernale de ses pensées reprenait le dessus. Solitude. Résignation. Moral à zéro. Alors il filait travailler pour oublier ses obsessions. Quelques semaines auparavant, il avait rompu avec son ami de manière définitive. Il le savait, aucun futur ne pouvait s’écrire à deux.
1988. Une nouvelle année à l’horizon. Aller de l’avant, sans se retourner.
Il s’habilla d’un jean bleu délavé, opta pour un pull léger. Il faisait toujours chaud au Petit Marcel, café dans lequel il avait ses habitudes, surtout le vendredi soir où beaucoup de monde venait pour se détendre et oublier sa semaine de travail. Une touche de parfum musqué, un dernier regard dans le miroir pour vérifier sa tenue. Sur le grand tapis de son salon, il ramassa la pochette d'un 33 tours qu’il avait écouté en fin d’après-midi et le replaça dans son étui. Il le rangea avec sa collection posée contre une grosse enceinte. Il attrapa son perfecto en cuir noir, remonta le zip d’un coup sec et sortit de chez lui.
*
Un peu plus tôt que d’habitude, avec la permission de son oncle Dimitri, Barbara avait quitté l’épicerie dans laquelle elle travaillait. Le matin, avant de partir, elle avait pris soin de préparer la tenue qu’elle porterait le soir même, une des plus belles de sa penderie. Une robe noire incrustée de petites fleurs qui irait parfaitement avec des bottes montantes. Toute la journée, elle avait imaginé cette soirée qu’elle passerait avec Rickie, son meilleur ami. Elle espérait, au fond d'elle-même, qu'il serait dans de meilleures dispositions. Pas comme la dernière fois où il était venu chez elle. Il avait fallu qu’elle lui remonte le moral, non pas qu’elle ne le faisait pas avec plaisir, loin de là. Mais elle commençait à s’inquiéter pour lui.
Le soir venu, devant une psyché qu’elle avait dénichée dans une brocante du quartier, elle s'apprêta pour la soirée. Elle ajusta sa tenue, tourna sur elle-même, satisfaite du résultat. De son crayon à maquillage, elle souligna d’un trait discret le contour de ses yeux amande, intensifiant ainsi son regard lumineux. Elle prit son peigne en nacre et prit soin de coiffer ses longs cheveux blonds qui lui descendaient jusqu’au bas du dos. Elle réajusta la délicate broche dorée qui maintenait ses cheveux. Ce bijou appartenait à sa mère qui le lui avait confié tel un talisman porte-bonheur. Elle lui manquait. Son père aussi. C’était déjà le troisième Noël qu’elle passerait loin de sa Russie natale. Elle ne regrettait pas les conseils avisés de son père, diplomate en Angleterre, de l'avoir vivement encouragé à voyager et de vivre quelques années à l'étranger. C'est une grande opportunité, lui avait-il souvent répété. Bien sûr, elle avait appréhendé de les quitter, mais l’enthousiasme à l'idée de retrouver son oncle en France l’avait emporté. Le pays, si différent du sien, lui avait tout de suite plu. Elle avait à son tour décidé Zofia, sa sœur cadette, de venir la rejoindre, en ce début d'année. Pour convaincre sa mère, cela avait été une autre histoire. Celle-ci allait se retrouver la plupart du temps seule, son mari étant le plus souvent à l'étranger. Mais à bien regarder la situation aujourd'hui, elles mesuraient toutes les deux la chance de pouvoir compter sur un oncle si généreux qui avait permis de faciliter leur arrivée et leur intégration.
Dans une tasse en porcelaine, elle versa la fin d’un thé noir épicé de sa théière en fonte, et le but lentement en soufflant dessus, confortablement installée dans son fauteuil en velours. L’odeur du thé lui rappelait sa famille comme si, à cet instant, elle était entourée des siens. Une fois fini, elle rinça d’un mince filet d’eau la théière et la tasse qu’elle déposa sur le bord de l’évier. Elle attrapa au mur sa longue cape noire brodée de fils dorés, dessinant des arabesques. Elle la boutonna et sortit de l’appartement. Elle descendit l’escalier en sautillant et sortit de l’immeuble ancien dans le froid de l’hiver.
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