Chapitre 18
Janvier 1988
*
Les volets de Tom étaient fermés. Impossible de savoir s’il était chez lui. Paul sonna, espérant entendre sa voix dans l’interphone, en vain. Il attendit encore un moment. 2h30 du matin. Il était évidemment trop tard pour qu’un bus circule encore à cette heure de la nuit. Il n’avait pas d’autre choix que de rentrer chez lui à pied. Il remonta le col de son manteau et plaça son écharpe jusqu'au-dessus du nez pour affronter le froid. Les guirlandes lumineuses de Noël scintillaient. Les cloches et les baies de houx clignotaient faiblement, à travers une brume glaciale qui avait envahi les rues, en couches cotonneuses, pour les recouvrir complètement. Au détour d’une rue, il croisa quelques fêtards qui l’apostrophèrent mais les ignora. Et dire qu’il était parti de chez Marianne et Tristan sans une explication. Il s’en voulait. Cela ne lui ressemblait pas. Pourtant ça lui avait fait plaisir de les revoir. Il avait cru retrouver avec eux la fraîcheur de ses années lycée. Mais elles lui paraissaient déjà tellement lointaines. Quelque chose avait changé. Il ne savait pas quoi. Il avait aussi du mal à réaliser qu’il venait de faire la fête avec Rickie et tous ces inconnus. Et puis, qu’avait-il espéré en retournant au Petit Marcel ? Trouver Tom et puis quoi ? Était-ce ça, tomber amoureux ?
Il lui fallut près d’une heure avant de retrouver son quartier. Le brouillard, loin de s'être dissipé, était devenu épais. Les rues et les façades des immeubles lui apparaissaient, au fur et à mesure de sa marche, si bien qu'il dût ralentir pour vérifier où ses pas le menaient. Épuisé, il arriva finalement dans sa rue et ne vit qu’au dernier moment apparaître à travers un voile brumeux, quelqu’un qui semblait s'être endormi sur les marches de sa porte d’entrée. Tom, emmitouflé dans son manteau, les yeux fermés.
Paul n’en revenait pas de le voir ici. Il s’accroupit et le réveilla doucement, en le secouant d’une main. Celui-ci ouvrit péniblement les yeux et sourit instantanément. Ils se relevèrent. Sans un mot, Paul tourna sa clef avec ferveur dans la serrure, ouvrit la porte, la referma, en évitant de la faire claquer trop fort et fit rentrer Tom dans le hall obscur de l’immeuble. Il lui prit la main et ils montèrent les escaliers sans faire de bruit. Arrivés devant le palier de l’appartement, Paul chercha dans la pénombre une autre clef qu’il s’empressa de tourner. Il fit entrer Tom en premier avant de tirer le verrou. Dans l’obscurité, ils se firent face et enlevèrent leurs manteaux qu’ils laissèrent tomber à terre puis, ils quittèrent leurs chaussures. Ils frissonnaient tous les deux. La chaleur de la pièce les envahit. Paul reprit sa main et le guida jusqu'à son lit où ils s’asseyèrent.
— Paul, j’ai tellement de choses à te dire…
— Je me doute, mais pas ce soir, s’il te plaît.
Ils s'allongèrent sur le lit, l'un à côté de l'autre et restèrent un moment à absorber les derniers échos festifs de la rue, à écouter leurs respirations ralenties, leurs sens aux aguets.
Paul laissa la main tremblante de son ami parcourir ses hanches et son ventre qui montait et descendait telle une vague. Sa respiration s'accéléra. Il s’abandonna au fur et à mesure, les yeux fermés, laissant la main remonter jusqu’à son menton puis jusqu’à ses lèvres pour finalement caresser sa joue. Tom se rapprocha de lui, ramena son front contre le sien. Leurs lèvres se frôlèrent imperceptiblement puis de rencontrèrent enfin. Le long baiser qu’ils échangèrent ne ressemblait à rien de ce que Paul avait pu vivre jusqu'à présent. Il se sentait tout puissant, émerveillé, excité comme jamais il ne l’avait été. Ils se rapprochèrent encore davantage pour se retrouver collés l’un contre l’autre. Tom lui passa la main dans le dos en continuant à l’embrasser, ramenant ses fesses contre lui. Il sentit rapidement son sexe aussi dur que le sien à travers leur pantalon. Ils s’embrassèrent encore et encore. Le souffle court, ils roulèrent sur eux-mêmes. Tom se mit à califourchon sur Paul, enleva son pull-over et son t-shirt et déboutonna la chemise de son ami pendant que celui-ci faisait coulisser sa cravate. Ce fut au tour de leurs pantalons de glisser et s’emmêler à leurs pieds, avant de tomber par terre.
Dans un petit rire nerveux, Paul lui caressa les fesses à travers le tissu de son caleçon, pendant que ce dernier, penché sur lui, l’embrassait dans le cou. Il sentit le balancement du collier de son amant sur son torse. Avec sa langue, Tom parcourut son corps et s’arrêta un instant sur son nombril, où il sentit quelques poils qui descendaient jusqu’au bas du ventre. Il perçut la chair de poule de sa peau. Son nez respira la bosse que formait son sexe dur à travers son slip et sa bouche commença à l’embrasser et à le mordiller tendrement. Il leva les yeux vers lui, devinant à peine ses contours. Il s’arrêta puis remonta jusqu’à sa bouche pour l’embrasser fougueusement.
Paul ne savait pas depuis combien de temps ils étaient là, à s’embrasser, à ne plus s’arrêter. Ce qu’il éprouvait, à cet instant, était si intense qu’il avait du mal à croire que cela lui arrivait vraiment. Tom vint se placer tout contre lui, son sexe frottant contre ses fesses, l’enlaça et fit glisser son slip. Il retira son propre caleçon. Puis les mouvements s’arrêtèrent peu à peu. D’un commun accord, ils se glissèrent maladroitement sous les draps puis reprirent leur position à l'identique. Ils calèrent leur respiration l'un sur l'autre avec un naturel évident, avant de fermer les yeux et de s’endormir.
*
La lumière extérieure pénétrait par les fentes des persiennes et dessinait de fines lignes sur le sol de la pièce. Paul se réveilla avec la tête cotonneuse. Logé contre Tom, il admirait les courbes de son corps bouger sur des respirations régulières. Il voulut retirer la main qui entourait son torse, mais il sentit le léger gémissement de Tom qui s’agrippait à son bras. Vive érection. Tom vint lui caresser le flanc droit et les fesses.
— Quel réveil énergique, jeune homme ! murmura Tom, coquin.
Paul prit le sexe dur de Tom à pleine main.
— T’as l’air bien réveillé, toi aussi, lui chuchota-t-il dans son oreille.
Tom se retourna doucement sur le dos et sentit que Paul lui attrapait le sexe. Tom surprit ses yeux malicieux, mais ferma aussitôt les siens et profita du plaisir qui montait en lui. Paul continua, malgré l’audace qui le gagnait à faire ce qu’il était en train de faire. Mais il était incroyablement excité de réaliser enfin ce qu’il avait fantasmé des heures durant. Avoir un autre sexe que le sien à masturber. Tom se laissa aller et éjacula sans prévenir sur son ventre. Tel un chat, il s’étira de plaisir.
— Merci pour ce super réveil de la nouvelle année.
Il souleva la tête pour lui déposer un baiser sur les lèvres. Il retira doucement les draps tandis que Paul attrapait un mouchoir en papier pour l’essuyer. Tom se laissa faire, tout en regardant Paul qui rougissait.
— À ton tour…, mais Paul se leva aussitôt, sa timidité le rattrapant.
Tom lui attrapa le bras, ce qui le força doucement à se retourner. Il s'assit au pied du lit et se retrouva face à son sexe en érection. Il leva les yeux vers lui, commença à le caresser. Paul s’aperçut qu’il tremblait légèrement. Autant se laisser aller comme il venait de le faire, se dit-il dans une dernière hésitation. Il rejeta alors la tête en arrière, les mains posées sur les épaules de Tom qui avait déjà commencé à le branler doucement. Au bout de quelques minutes, Paul reprit son sexe en main et inonda de sperme le torse de son amant qui soutint son regard. Celui-ci se releva pour déposer un baiser sur ses lèvres.
— Une douche s’impose !
Ils y restèrent un long moment, à s’embrasser. Ils se savonnèrent tour à tour. Tom commença à faire l’idiot en chatouillant Paul qui se tordait de rire. Celui-ci prit sa revanche et le plaqua contre la paroi froide du carrelage. Sortie de douche. Paul jeta un caleçon et un t-shirt propres au visage de Tom qui les enfila.
Vêtu d'un simple slip et d'un pull, Paul prépara du café, posa deux tasses et une boîte en fer de sucres en morceaux sur une petite table ronde dans l'espace cuisine. Il ouvrit la porte d’un placard situé en haut de l’évier. Tom l’enlaça et descendit sa main droite dans son slip.
— Mais... Attends un peu idiot... Ah parfait, on va pouvoir manger le pain d’épices que ma mère m’a donné.
— Mmmmmh, le bon gâteau de sa maman…, se moqua Tom.
Paul servit les deux cafés et découpa quelques morceaux de gâteau qu’ils avalèrent en moins de deux.
— Alors, quel est le programme de la journée ? voulut savoir Tom, assis sur une chaise, les jambes croisées.
Paul le regarda droit dans les yeux. Il avait l’impression de rêver totalement. C’était donc aussi simple que cela, de se réveiller avec une personne avec qui l’on vient de partager son intimité ? Il ressentait à ce moment-là une forme d’assurance et une désinvolture nouvelle. Aussi, il lui indiqua d’un air suggestif le lit qui donnait directement sur l'espace cuisine. Il leur versa une nouvelle tasse de café et but la sienne. Sans se faire prier, Tom avala le sien d’un trait et se jeta dans le lit, sous les couvertures. Paul le regarda jouer avec son caleçon qui finit par atterrir dans un coin de la pièce. Il retira lui aussi son slip et son pull et bondit sur lui avec un rire de fou furieux. Tom eut mille peines à retirer son t-shirt tant Paul le couvrait de baisers. Essoufflés, ils restèrent un moment face à face. Paul n’arrivait toujours pas à réaliser ce qu’il était en train de vivre.
— Tu l’as fait exprès de ne pas me laisser passer quand je suis sorti du cours de Durieux, hein ?
— J’étais curieux de voir comment tu allais t’en sortir, répondit Tom, le sourire au coin des lèvres.
— Tu m’as même espionné pour savoir où j’habitais !
— Oui monsieur, j’ai bien fait non ?
Tom lui tira la langue en plissant les yeux.
— Vous me faites littéralement craquer avec vos taches de rousseur.
— Et bien, t’es le premier à me dire ça…, avoua Paul, sans terminer sa phrase, la main de Tom sur sa bouche.
— Taisez-vous. Vous êtes très à mon goût, ne changez rien !
Paul avait tellement de questions à lui poser. Mais il pressentait que certaines d’entre elles seraient difficiles à formuler. Il préféra commencer par une anodine.
— Comment as-tu connu le Petit Marcel ?
C’était un lieu connu pour celles ou ceux qui y cherchaient leurs semblables. Il était souvent passé devant, sans oser y entrer, persuadé que les passants qui le regardaient alors, le considéraient déjà comme un pestiféré. Alors lorsqu’il eut tout juste dix-huit ans, il avait pris son courage à deux mains et s’était décidé à franchir la porte du café. Cette première fois, il s’en souvenait comme si c’était hier. Il avait eu l’impression d’être déshabillé de la tête aux pieds par les hommes présents ce soir-là. Il avait essayé d’être le plus décontracté possible, sans y parvenir. Il s’était assis tout au bout du bar. Lucas avait tout de suite deviné que c’était la première fois qu’il entrait dans ce type d'établissement. Il avait lu dans ses pensées. Non, le Petit Marcel n’était pas un lieu de perdition et de vices comme on avait pu le lui raconter. Mais un lieu où il serait toujours le bienvenu. Mal à l'aise, Tom n’était pas resté longtemps cette fois-ci. Après plusieurs visites, il avait réussi à se détendre un peu. Ce fut seulement dans les semaines qui suivirent qu’il avait rencontré Rickie.
Nous y sommes se dit Paul. Tom s’arrêta de parler quelques instants, les yeux humides.
— Rickie et moi… Ce n'est pas ce que tu imagines… On a juste couché ensemble une fois…, sans arriver à terminer sa phrase.
Paul hésita à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres concernant son agression, mais il avait l’impression que s’il le faisait, il briserait l’inoubliable moment qu’ils étaient en train de vivre tous les deux.
Tom avait dû le sentir lui aussi, car il blottit son visage contre son torse et réprima un sanglot. Ils restèrent dans cette position de longues minutes. Paul se glissa hors du lit. Il brancha sa platine vinyle et prit le temps de choisir un disque. Le jazz feutré et la voix suave de Chet Baker emplit la pièce.
Sweet comic Valentine
You make me smile with my heart
Your looks are laughable
Unphotographable
Yet you’re my favorite work of art
Is your figure less than Greek
Is your mouth a little weak?
When you open it to speak
Are you smart?
But don’t change a hair for me
Not if you care for me
Stay, little Valentine, stay
Each day is Valentine’s Day
Paul retourna d’un pas félin retrouver la chaleur des draps. Ils s’endormirent sans s’en rendre compte et se réveillèrent seulement deux heures plus tard.
Quand Paul ouvrit les yeux, Tom s'habillait.
— Je dois aller voir mon père, lui dit-il navré.
— Lâcheur va ! lui répondit Paul, mi-amusé mi-triste.
Tom noua ses lacets et l’embrassa longuement.
— Je vous appelle bientôt, beau jeune homme.
Tom quitta l’appartement et fit claquer doucement la porte. Aussitôt, Paul se leva afin de le guetter à la fenêtre. Il le vit qui se retournait et lui faisait un signe. Il lui rendit son sourire. Puis le regarda partir au loin jusqu’à ce qu’il disparaisse.
En fin d’après-midi, Paul passa un long moment au téléphone, avec ses parents, pour leur présenter ses vœux et prendre de leurs nouvelles. Dans la soirée, il décida d'appeler Marianne pour s’excuser d’être parti comme un voleur. Au bout de quelques sonneries, elle décrocha de mauvaise grâce. Nuit blanche marmonna-t-elle en lui souhaitant elle aussi une bonne année. Elle accepta ses excuses à contrecœur. Pour se faire pardonner, Paul les invita à prendre un verre le lendemain après-midi, au bar de L’Ecluse, situé à deux pas de l’université, où Marianne et Tristan avaient leurs habitudes.
Après avoir raccroché, il repensa à Tom tandis qu’il quittait son appartement. Ses yeux se posèrent alors sur ta table de chevet. Il avait oublié son bracelet multicolore. Il respira profondément, comme si le souffle lui manquait. Que lui arrivait-il ? Au lycée, il avait eu quelques flirts, mais rien de bien significatif à ses yeux. Sarah avait été la première avec qui il avait eu un vrai rapport sexuel. Il avait aimé leurs ébats, mais ce qu'il avait ressenti avec Tom n’avait rien de comparable. Il s’était senti en sécurité, même s’il n’avait pas voulu aller plus loin par peur de le décevoir. Il ne voulait pas être encore plus maladroit qu’il ne se sentait déjà.
Pour le dîner, il se fit une simple omelette. Il finit le dernier yaourt resté dans son réfrigérateur en contemplant sa pile de classeurs et de fiches sur son bureau. Il n’avait pas la force de s’y remettre et surtout aucune envie. Ses examens lui semblaient étonnamment plus légers. Pourquoi s’était-il mis autant de pression ? Il préféra allumer sa petite télévision. Son père avait absolument voulu qu'il l’ait pour son emménagement (Tu verras, tu seras bien content de t'en servir !). Finalement, il le faisait rarement, contrairement à sa platine qui tournait régulièrement. Les 400 coups étaient diffusés. Il ne bouda pas son plaisir et se mit sous les couvertures pour suivre les aventures du jeune Antoine Doisnel.
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