Chapitre 19

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Comme à leur habitude, Marianne et Tristan avaient du retard. La jeune fille était dans tous ses états. Elle retira sa longue écharpe en laine tout en pestant contre son ami. Paul, déjà assis à une table, les vit arriver et comprit aussitôt le message blasé de son meilleur ami qui levait les yeux au ciel. Laisse tomber, elle fait encore sa crise. Il les regarda, amusé et leur dit qu’une fois de plus il avait oublié sa tenue d’arbitre au vestiaire. Il leur tira à chacun une oreille, comme à des enfants mal élevés en leur demandant de faire la paix pour cette nouvelle année. Le serveur leur apporta leur commande, café et pâtisseries. Un éclair au chocolat pour Paul, un au café pour Tristan et une tarte au citron meringuée pour Marianne. Elle n’attendit pas longtemps avant de questionner Paul sur son départ précipité de leur fête, sans lui laisser le temps de se justifier. Sa propre interprétation avant tout.

— Je te l’avais bien dit Tristan, Paul avait un rendez-vous galant avec une demoiselle, j’en suis certaine, regarde ses yeux. Vous ne pouvez rien me cacher Paul Rivière ! Mon intuition féminine est redoutable. Allez, avouez !

— Je n'en suis pas certain, madame la juge, et d’abord laisse-le tranquille, le jour, où il voudra nous présenter quelqu’un, on sera les premiers, pas vrai, Paul ?

Marianne critiqua leur solidarité masculine et déclara que ce procédé, si souvent employé déjà entre eux au lycée, était déloyal. Les deux garçons se mirent à rire de bon cœur. Marianne les fusilla du regard.

— Tu vas l’avoir ton scoop, Marianne. Oui, tu as raison. J’ai rencontré quelqu’un.

— Aaaaah, qui avait raison ? Tu nous la caches alors ? répondit-elle du tac au tac.

— Pour vivre heureux, vivons caché, c’est bien connu, ajouta Tristan.

— Ah non, vous n’allez pas recommencer vous deux, reprit Marianne, faussement agacée.

Lorsqu’il se sentirait prêt, ils seraient les premiers à la rencontrer. Marianne eut l’air rassurée et l’embrassa sur la joue.

Tristan raconta la suite de la soirée qu’il avait manquée. Les voisins du dessus, excédés par le bruit, avaient fini par les rejoindre jusqu’au bout de la nuit. Les derniers fêtards étaient partis vers six heures du matin. À noter que Zofia avait été très contente de danser avec lui et semblait être tombée sous son charme. Paul se gratta la tête, ne sachant quoi répondre. Spontanément, iI s’apprêtait à leur révéler qu’il avait vu sa sœur Barbara, mais s’abstint au dernier moment, pour éviter d’avoir à leur mentir davantage. Afin de changer de sujet, il demanda des nouvelles des parents de Tristan, sachant que son ami avait souvent des conflits avec eux, surtout avec son père. Marianne parla à la place de son compagnon qui, se cala au fond de sa chaise tout en bougonnant.

— Monsieur Tristan te dirait que Noël a été épouvantable, mais moi je trouve que ça aurait pu être pire. Tu ne sais pas ce qu’ils nous ont offert ? dit-elle excitée.

Tristan leva une fois encore les yeux au ciel. De ses doigts, il en fit deux baguettes de batterie et se mit à tambouriner sur le bord de la table de bistrot, comme pour accentuer l’effet de l’annonce.

— Un séjour d’une semaine à la montagne pour les vacances de février, en pension complète, avec les billets de train et tout ! C’est génial, non ?

Paul sourit devant l’enthousiasme de Marianne qui lui décrivait déjà tout ce qu’elle avait vu dans la brochure que ses beaux-parents leur avaient laissée. Tristan, quant à lui, continuait de jouer de la batterie en sifflotant quelques notes de musique, avant d’ajouter :

— Mais il y a une contrepartie, tu penses bien ! Pas le droit de me planter cette année à la fac… Bon sinon, mon frère m’a offert le vinyle d’Art Blakey and the Jazz messengers, Buhaina's Delight, 1961. C’est carrément incroyable !! Quel talent ce mec ! Il faut absolument que tu écoutes ça. Tu ne vas pas t’en remettre. Ou mieux, tu devrais passer au magasin…

— Quel magasin ? J’ai raté quelque chose ?

— Tu te souviens du disquaire dans lequel on est allé en septembre, Le Microsillon ?

— Comment je pourrais l’oublier ? T’étais fou la première fois que nous y sommes allés !

Paul aimait les yeux passionnés de son ami. Il se souvenait très bien de ce moment. Tristan avait passé son temps à s'exclamer devant des albums de musiciens qu’ils connaissaient et dont il voyait pour la première fois certains vinyls. Le disquaire s’en était amusé et avait répondu à toutes ses questions avec enthousiasme. Marianne, impatiente, fulminait. Elle qui leur avait préparé une visite de la ville sur mesure. Elle avait fini par les abandonner en leur donnant rendez-vous plus tard. La promesse des garçons avait été tenue, mais en toute fin d’après-midi, ils n'avaient pas pu s'empêcher d’y revenir. Tristan était ressorti avec un vinyle entre les mains. Marianne lui en avait voulu toute la soirée en le traitant d’irresponsable. À ce rythme, elle craignait que l’argent mensuel que leurs parents leur donnaient fonde comme neige au soleil. Tristan lui avait répondu qu’il adorait manger des pâtes et qu’il ne voyait pas où était le problème. Depuis, Paul n’était jamais retourné dans ce magasin, mais ne doutait pas que son ami y aille régulièrement.

— Et bien, comme tu peux imaginer, j’y suis retourné quelques fois…

— Quelques fois ? Ah, ah, ah, je m’étrangle…

— Bon, oui, c’est vrai, j’y vais très régulièrement. Ça te va comme ça, Marianne ? N’empêche, qu’à force d’y traîner et de discuter avec le patron, il a vu que je m’y connaissais en jazz. Il m’a proposé de venir travailler les samedis avant les fêtes. Il m’a fait un vrai contrat de travail et tout ! Et comme j'ai assuré, il adécidé de me garder tous les samedis.

—Si seulement son petit salaire avait servi à payer le loyer, penses-tu ! Il a déjà tout dépensé…. En disque !

Paul éclata de rire devant la tête de son ami qui ne s’en voulait aucunement, mais qui tentait de sembler fautif devant sa petite amie. Marianne en profita pour reprendre la parole.

— Paul, j’essaye juste de convaincre ton cher ami : à côté de nos études, ces vacances seront faites pour décompresser. C’est plutôt gentil et très généreux de la part de ses vieux, non ?

— Oui, bah, pour l’instant, ce n'est pas comme si on était stressé, répliqua Tristan qui tournait ses doigts dans tous les sens dans un final musical explosif.

Marianne et Paul se mirent à rire.

— La vraie bonne nouvelle dans tout ça, c’est que mon frère a refait surface. Il nous a annoncé qu’il avait trouvé du boulot dans l’hôtel restaurant d’une station de ski. Mes parents étaient déjà au courant, d’où le séjour. Je suis content pour lui. Et pour une fois, mon père l’a félicité de s’être débrouillé tout seul. Un miracle.

Ils continuèrent à discuter de leurs familles respectives. Tout s'était bien passé du côté de Marianne, “comme d’habitude” avait-elle souligné. Paul ne s’étendit pas non plus sur ses vacances. Il avait principalement révisé. Il ne quitta pas des yeux son ami pour qui il avait de la peine. Celui-ci ruminait. Déjà au lycée, Tristan luttait contre son père autoritaire. Il reprochait à sa mère sa passivité. En terminale, il avait décidé de prendre systématiquement le contre-pied de tout ce que son père disait. Il ne voulait pas ressembler à Emmanuel, son frère aîné de trois ans. Celui-ci lui obéissait au doigt et à l'œil. Il travaillait dans le magasin de chaussures de leur père qui voyait déjà en lui son digne successeur. Mais au début de l’été dernier, il lui avait annoncé qu’il arrêtait de travailler pour lui. Son père avait accusé le coup, démuni par le ton catégorique de son fils. Tristan s’attendait à ce que, déjà accablé par son aîné, il refuse alors le choix de ses études. Après son annonce fracassante, son frère était parti subitement et n’avait plus donné de nouvelles. Jusqu’à la mi-décembre, où il annonça qu’il reviendrait pour les fêtes. Tristan finit par reconnaître que pour Noël, son père avait fait un effort sans s’emporter une seule fois, malgré leurs nombreux sujets de désaccord, où chacun restait campé sur ses positions. Au moment du dessert, sa mère avait essuyé quelques larmes de bonheur.

La conversation se réchauffa rapidement quand Marianne partagea les dernières nouvelles de leurs amis de lycée. Paul avait gardé très peu de contact avec eux. Quelques lettres échangées de leur nouvelle vie d’étudiant et pour quelques-uns, de leurs premiers boulots. Il ne savait pas trop pourquoi il n’éprouvait ni le besoin ni l’envie de maintenir un lien. Peut-être que, comme Tristan, il était impatient de devenir étudiant et de tourner la page de leur adolescence. Ils étaient tellement heureux d’aller ensemble dans la même ville. Ils avaient passé les dernières longues soirées d’été, allongés dans l’herbe, à regarder les étoiles filantes et à imaginer leur futur.

Marianne, comme à son habitude, revint à la charge en essayant d’en savoir davantage sur cette mystérieuse rencontre que Paul avait faite. Mais son ami ne lâcha rien. Tristan était de son côté pour l’encourager à tenir bon. En les regardant, si heureux pour lui, Paul ne put s’empêcher de se trouver lâche. Il se revoyait en leur compagnie, un an auparavant, échanger leurs walkmans, adossés aux murs des couloirs du lycée. Ou bien encore sécher le cours de mathématiques, la dernière heure du vendredi, traîner au bar en suppliant le serveur de leur apporter autre chose qu’une grenadine. Il avait l’image de Marianne et de Tristan, serrés l’un contre l’autre, qui repartaient sur leur mobylette, en hurlant comme des fous, alors que lui, était obligé de reprendre le bus scolaire, pour rentrer chez lui. Tout ça lui paraissait si loin à présent.

Paul finit par demander l’addition au serveur qui lui apporta. Tous les trois sortirent du bar, s’embrassèrent et se souhaitèrent bon courage pour les examens qui approchaient.

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