Chapitre 20
En toute fin d’après-midi, le bus déposa Tom dans un quartier excentré de la ville, celui de son enfance. Il arriva dans la rue qui menait chez lui. Il pouvait la remonter les yeux fermés. D’un côté, la maison où il avait grandi et de l’autre, le garage de son père et sa cour gravillonnée. Il ouvrit, de ses deux mains, la longue porte coulissante en fer de son atelier. Toujours aussi lourde celle-là ! Il se revoyait enfant. À la demande de sa mère, il traversait la rue pour prévenir son père que le dîner allait refroidir. Il la poussait alors de toutes ses forces pour commencer à la refermer, impatient que son père en finisse avec le moteur de la voiture d'un client. Aujourd'hui encore, il avait son père devant lui, toujours le même dans sa salopette bleue, sa moustache rieuse et son torse bombé de satisfaction. Il se nettoyait les mains dans un vieux chiffon.
— Ça y est, elle est enfin prête. Je lui ai passé son dernier coup de polish. Tu en penses quoi ? Comme promis, elle est à toi quand tu veux, mais je te préviens, pas une seule égratignure, entendu ?
La 2CV Citroën bordeaux était rutilante, magnifique. Cela faisait plus de six mois qu’il avait entrepris de la rénover complètement. Il avait même changé les housses en cuir. Tom siffla, impressionné, le félicita longuement. Son père était un génie. Il avait fait du bon boulot.
Ils étaient à table tous les deux, dans la cuisine, l’un en face de l’autre. Tom finit sa soupe de légumes et essuya son assiette avec un morceau de pain. Son père faisait de même de manière méticuleuse, en ne perdant pas de vue la tête contrariée de son fils.
— Oh toi, mon fils, tu n’as pas ta tête de d’habitude. Je peux savoir quel est l’heureux élu ?
— Arrête, papa !
— Comment ça, arrête ? Plains-toi de ton vieux père. Il s’appelle comment ? Il a quel âge ? Il fait quoi dans la vie ?
J’y crois pas, il me fait la totale !
— C’est pas ce que je voulais dire, tu sais bien. Il s’appelle Paul, il a 18 ans et il est à la fac avec moi, mais…
— Mais quoi ? Il y a toujours un mais avec toi, Thomas !
— Mais non. Y’a pas de mais. C’est ça le problème. Enfin si, mais pas chez lui. C’est moi qui merde. Enfin, je sais pas trop. C’est juste que pour une fois, j’espère juste que je ne vais pas me ramasser.
— Oh la la, mon fils est amoureux ! Et voilà qu’il se pose déjà plein de questions. C’est normal, mais à ton âge, je me souviens, moi... Je t’ai raconté cet été là, c’était quand déjà, ah oui 1965 ! C’était une sacrée rousse qui avait de sacrés... Enfin tu vois. Tu me croiras ou pas, mais c’est elle qui m’a abordé en m’appelant directement par mon prénom : Et Alphonse, tu me fais faire un tour dans ta voiture, elle monte jusqu’à combien ? Alors moi, fiston, je me dis dans ma tête, allez fonce Alphonse, elle est pour toi ! Et une fois sur la route...oh la la, oh la la...
Et c’est reparti, mais c’est pas vrai. C’est plus que la totale ce soir ! Tom ne put s’empêcher de soupirer gentiment tandis qu’il écoutait son père lui raconter sa conquête de jeunesse. Il la connaissait par cœur. Mais aujourd’hui, il était prêt à l’écouter patiemment. Il était si heureux de la nuit passée avec Paul, qu’il se surprit même à rire lorsque son père ajouta un détail inédit à son récit.
Tom revint chez lui, le dimanche en fin d'après-midi. Il s'effondra sur son lit, contempla le plafond, repensa encore à Paul. Il céda à une légère somnolence, reprenant de temps en temps conscience. Il n’osait pas le contacter, pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Il s’en voulait de n’avoir pas réussi à lui confier ce que Rickie lui avait révélé le lendemain de la poursuite dans le parc. Celui-ci avait sonné chez lui pour s’excuser platement. En apercevant sa lèvre tuméfiée, Tom lui avait proposé un café. Il avait écouté attentivement son récit. Il était loin d’imaginer ce que vivait Rickie depuis des mois, la violence de Marc, leur rupture douloureuse. Il s’était senti impuissant et honteux de n’avoir rien su. Rickie l’avait aussitôt coupé dans sa culpabilité. Il lui rappela que la vie les avait éloignés l’un de l'autre et que chacun avait tracé son chemin. Il n’avait rien à se reprocher, c’était son histoire, ses choix. Quant à l’agression de Paul, que pouvaient-ils faire ? Ils n’avaient aucune preuve de ce que Rickie avançait. Néanmoins, ils étaient arrivés à la conclusion que Marc ne pouvait pas s’en tirer comme ça, à si bon compte. C’était aussi l’avis de Lucas. Ils reconnaissaient tous les deux que ce dernier avait été bien gentil de ne pas être allé à la gendarmerie, en laissant une chance à Rickie de régler ça à sa façon. Au nom de leur ancienne amitié, Tom s’était senti prêt à aider Rickie. Il ne pouvait pas se résoudre à dire à Paul que Marc était seulement un homme violent et déséquilibré. Par le passé, il avait été si gentil ! Tom ne savait pas encore comment il allait lui faire comprendre, sans entacher le début de leur relation. Il avait envie de mettre toutes les chances de son côté. Mais il lui fallait plus de temps. Il s’agissait de convaincre Lucas d’attendre la fin de ses examens avant de passer l’acte.
*
Les températures hivernales s’étaient adoucies. Le froid avait laissé place à une pluie fine et continue. Les premiers examens de l’université eurent lieu dès le lundi matin. Tous les étudiants de première année d’histoire étaient arrivés, munis de leur convocation pour 8h30 et attendaient dans les couloirs froids et sans vie. Tom arriva un peu en avance, l’esprit concentré. Il surveillait, depuis un coin stratégique, l'arrivée de Paul. Mais aucun signe de lui. Progressivement, la longue file d’étudiants s’installa sur les bancs de l'amphithéâtre. Chacun attendait docilement sa copie. Mais où était-il bon sang ? Neuf heures approchaient, la distribution du sujet était pratiquement terminée, quand Paul arriva, essoufflé, muni de sa convocation. Il s’installa rapidement à sa place, enleva maladroitement son manteau et sortit sa trousse. Tom tenta de lui faire signe, mais en vain. Il était trop loin. Le professeur les autorisa à découvrir leur sujet et leur indiqua les dernières recommandations d’usage.
Les trois heures d’examens s’évanouirent rapidement. Tom remit sa copie, pas mécontent de lui. Il sortit pour aller aux toilettes. Cinq minutes après, il retourna à l’entrée de l'amphithéâtre. Paul avait dû partir entre-temps. Il ne restait que deux professeurs sur l’estrade qui classaient leurs copies d’examen. Il rentra chez lui, tout penaud. En fin d’après-midi, n’y tenant plus, il décida d’appeler Paul. Le téléphone sonna dans le vide. Il envisagea d’aller lui rendre visite, mais finalement, se ravisa.
Le deuxième examen eut lieu le lendemain, en début d’après-midi. Cette fois-ci Paul arriva à l’heure et Tom vint à sa rencontre avec un grand sourire. Paul lui serra la main timidement, avant de sortir de sa poche un bracelet multicolore.
— Tu l’avais oublié chez moi, je te le rends, lui dit-il, avant de se diriger vers la salle d’examen.
Tom resta interdit. Il lui fallut plusieurs secondes avant de se ressaisir et d’entrer à son tour. Trois heures après, il s'aperçut avec déception que cette fois-ci c’était Paul qui était sorti de la salle bien avant lui. Il décida d’aller faire quelques provisions avant de rentrer. Après le dîner, le désir lui vint de prendre son manteau et de courir tout droit chez Paul. Mais une fois encore, ne faisait-il pas preuve d’impatience ? Finalement, il décida de rester chez lui.
Il ouvre les yeux mais le soleil de cet après-midi l’aveugle. J’ai dû m’assoupir, se dit-il. Il est allongé sur sa serviette de plage et regarde la mer devant lui. La serviette à ses côtés est vide. Où est Paul ? Il finit par l’apercevoir au bord de l’eau lui faire signe de venir le rejoindre. Tom le trouve beau dans son maillot de bain bleu. Il se met à bander aussitôt. Il regarde de chaque côté, de peur que les personnes autour de lui ne s’en aperçoive. Mais étrangement, la plage est déserte. Paul lui crie des paroles inaudibles et le voit avancer dans l’eau. Il finit par se lever pour le rejoindre. Il voit Paul déjà au loin en train de nager. L’eau l'éclabousse et lui fait un bien fou. Il plonge la tête la première, fait deux trois mouvements de brasse sous l’eau avant de ressortir, pleinement vivant. Où est Paul ? Il ne ne voit plus. Il fait un tour sur lui-même, crie son nom. Mais personne ne répond. Soudain, la peur l’envahit, décide de nager plus loin pour tenter de le retrouver. Il se met à crier son nom de plus en plus fort. Sa nage est maladroite. Il s’épuise vite. Il perd pied.
Tombé de son canapé, il se réveilla en sursaut. Il s’était endormi près du téléphone. Mais celui-ci ne sonna pas une seule fois de toute la soirée. Il finit par aller se coucher en espérant refaire son rêve et le modifier à sa guise.
Le dernier examen était fixé le lendemain à dix heures. Tom en sortit exténué mais heureux d’en être débarrassé. Paul sortit peu de temps après lui.
— Alors comment ça s’est passé pour toi ? demanda Tom pour engager la conversation.
— Pas trop mal, mais je suis épuisé, et toi ?
Tom répondit que la dernière épreuve avait été laborieuse, mais que ses efforts de révision avaient payé. Il lui proposa de venir chez lui pour fêter ça, mais Paul déclina son invitation, prétextant qu’il était vraiment épuisé. Tom ravala sa frustration et le laissa libre de partir.
De retour chez lui, fatigué par la tension de l’examen, une inquiétude sourde vint l’obséder. Pourquoi avait-il l’impression que Paul l’évitait tout à coup ? Que fallait-il faire ? Lui téléphoner dès ce soir ou laisser passer la fin de semaine ? Avait-il été maladroit avec lui ? Paul doutait-il de sa sincérité ? Autant de questions qu'il se répétait en boucle.
Tom avait vu Paul pour la première fois à la rentrée universitaire, pendant le cours de Monsieur Durieux. Il l’avait observé à la dérobée, à plusieurs reprises. Il avait été attendri par cet air perdu, mêlé de décontraction. Il l’avait longuement observé à la bibliothèque en train de compiler ses livres, recopiant consciencieusement de longs passages, jouant avec le capuchon de son stylo entre ses dents, ou aplatissant à plusieurs reprises l’épi indomptable de ses cheveux. Il l’avait croisé dans les couloirs de l’université sans oser l’aborder. Il avait réussi à connaître son prénom grâce aux feuilles d’émargement d’un travail dirigé. De semaine en semaine, il l’observait adopter le rythme soutenu que nécessitaient leurs études. Paul lui paraissait être de nature plutôt souriante avec les autres étudiants, mais sans donner l’impression d’appartenir à un groupe. Parfois, il se retrouvait dans son côté solitaire. Il n’avait jamais trouvé le moment propice pour lui parler, car il avait toujours peur de perdre ses moyens. Pourtant, d’habitude, il n’avait pas de problème pour aborder les gens. Non pas que Paul l’impressionnait, mais il était persuadé qu’il lui était inaccessible. Ce garçon devait immanquablement préférer les filles.
Penser à Paul lui faisait du bien même s’il n’avait reçu aucun signe de sa part pendant le week-end. Et si Rickie n’avait pu attendre et était allé chez Paul lui raconter toute leur histoire ? Cela expliquerait tout. Tom passerait pour quelqu’un de malhonnête, celui qui n’avait pas réussi à lui dire la vérité sur son agresseur. Il se sentait une nouvelle fois piégé. Encore quelques jours et toute cette histoire serait derrière lui. Alors il serait soulagé, prêt à tout avouer à Paul. Mais serait-il prêt à l’écouter ? Et s'il s’était trompé sur tout ? Il l’appela plusieurs fois, mais en vain. Le fait de ne pouvoir le joindre commençait à gagner son moral. Cela confirmait ses doutes. Paul était resté poli avec lui sans oser lui avouer que ce qui s’était passé entre eux ne reproduirait plus jamais.
Le lundi suivant, les premiers cours du second semestre débutèrent. Tom vit Paul, déjà assis sur le banc de l'amphithéâtre, à sa place habituelle. Un professeur, qu’ils n’avaient jamais eu auparavant, se présenta et commença son cours sur la révolution française. Tom n’osa pas aller s’asseoir à ses côtés. Il eut toutes les peines du monde à suivre l’exposé durant les deux heures qui suivirent. Il quitta rapidement le cours, sans un dernier regard pour lui. Il alla directement au Petit Marcel pour y retrouver Lucas. Cette fois-ci, il était décidé à agir, et il avait besoin de lui.
*
Tom sonna à l’interphone d’un immeuble de trois étages, dans un quartier situé entre le sien et celui du Petit Marcel.
— Ouvre Rickie, c’est Tom. Il faut absolument que je te parle, c’est urgent.
— Ah Tom, c’est que... Je ne suis pas seul, je ne peux pas t’ouvrir maintenant, là tout de suite, lui répondit Rickie avec hésitation.
— Mais je m’en fous Rickie, ça urge, vraiment. Je viens de passer voir Lucas. C’est à propos de Marc.
— Attends, je t’ouvre…
La porte émit un déclic en s’ouvrant. Tom s’engouffra dans le vestibule et gravit quatre à quatre les escaliers jusqu’au palier. Il lui ouvrit en peignoir et le fit entrer dans la cuisine. Sur une chaise, un jeune homme brun en caleçon, était assis. Il avait une fine moustache, un torse velu. Il était bien fait de sa personne, dans les mêmes âges que Rickie, tranquillement en train de boire sa tasse de café. Tom répondit à son salut et s’excusa d’emmener Rickie par le bras vers le salon.
— Je reviens Mathieu, désolé, j’en ai pour deux minutes, c’est un ami qui a juste besoin...., lui dit-il sans finir sa phrase.
Tom regarda par-dessus son épaule en direction de la cuisine.
— Désolé de débarquer chez toi, comme ça, sans prévenir. Dis-moi, tu ne t’emmerdes pas dès le matin toi, hein, coquin ?
Rickie esquissa un sourire.
— Bon, voilà, j’ai vu Lucas et… Je ne sais pas comment te dire ça, mais…
— Il n’a pas pu attendre et il est allé voir les flics, c’est ça ?
— Ah, non, pas du tout, rassure-toi. Au contraire, il préfère régler ça en famille, comme il dit. Il a apparemment de très mauvais souvenirs avec eux.
— Comment ça ? s’étonna Rickie
— Tu sais que Lucas n’a jamais été un grand bavard concernant sa vie privée.
— Oui, ça, c’est le moins que l’on puisse dire.
— Et bien, quand je lui ai dit que je ne voyais pas d’autres solutions que d’aller les voir pour aller dénoncer Marc, il m’a tout de suite arrêté.
— Peut-être pour la simple bonne raison que nous n’avons pas de preuve et qu’ils nous auraient ri au nez.
— C’est ce que j’ai cru aussi, mais sincèrement, t’aurais vu sa tête, j’ai bien vu qu’il s’agissait d’autre chose.
— Ah oui ? Il t’a dit quoi ? dit Rickie, avec une lueur de curiosité dans les yeux.
— Il m’a juste dit qu’il avait eu affaire à eux il y a longtemps et qu’il n’en garde vraiment pas un bon souvenir. T’aurais vu ses yeux, ils étaient tout rouge. On aurait dit qu’il allait pleurer.
— Arrête, tu me fais marcher.
— Est-ce que j’ai une gueule à mentir ?
— Non, bien sûr, je blague, c’est pas ça, c’est juste qu’avec Lucas, c’est toujours, comme dirais-je…
— Oui, je sais ce que tu vas dire. Énigmatique.
— Oui, voilà.
— Bon, mais, revenons à nos moutons. Je ne suis pas venu te voir pour parler de lui, mais bien de Marc.
— Oui, et alors, c’est quoi votre plan ?
— Promets-moi de ne pas hurler, parce que…
— Vas-y, je t’écoute. Je suis prêt à tout.
*
— Vous êtes sérieux ?
— Alors tu marches avec nous ?
— J’ai le choix ?
— On a toujours le choix, non ?
— Si tu le dis, Tom. Ok, c’est bon pour moi. Après tout, une petite leçon de temps en temps, ça ne fait de mal à personne.
— Aaah, j’aime t’entendre dire ça. Bon, et bien, je m’en vais prévenir Lucas, et je te tiens au courant. En attendant, je te laisse, le temps de finir ce que tu as commencé, avec ce beau jeune homme qui t'attend dans la cuisine.
— Parce que tu crois que je suis d’humeur maintenant ! ironisa Rickie.
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