Chapitre 29
Février 1988.
*
Tom s’étire tranquillement sur sa serviette de plage. La serviette à ses côtés est vide, hormis un maillot de bain bleu. Où est Paul ? Son regard tombe immédiatement sur lui au bord de l’eau. Tom le trouve magnifique, nu, avec la marque de bronzage de son maillot, faisant ressortir la blancheur de ses fesses rebondies. Il ne peut s’empêcher de bander. Il regarde de chaque côté de lui. Mais étrangement, la plage est déserte. Tant mieux se dit-il. Il enlève son slip de bain rouge. Paul lui crie de venir le rejoindre. L’eau est super bonne. Il se lève d’un bond, toujours en érection. Il court jusqu’au bord de l’eau et saute sans retenue sur Paul, qui tant bien que mal arrive à rester debout en agrippant ses jambes de chaque côté de ses hanches. Ils se mettent à crier en plongeant dans l’eau qui les éclabousse. L’eau est froide mais tellement rafraîchissante. Ils plongent tous les deux la tête la première, font deux trois mouvements de brasse sous l’eau, avant de ressortir, pleinement vivants. Paul vient enlacer son compagnon de jeu, place à son tour ses jambes autour de sa taille et l’embrasse furieusement.
Réveil en sursaut.
— Tom, debout ! Il est déjà dix heures. On n’a pas entendu la sonnerie.
Tom émit un rugissement sourd et rabattit la couette sur lui pour cacher son érection.
— Noooon, Paul, tu viens de briser mon rêve. On était tous les deux au bord de la mer. C’était l’été et…
Paul le secoua. Ils avaient encore raté les deux premières heures de cours de la journée. Tom le prit par surprise et lui sauta dessus pour le couvrir de baisers. Paul essaya vainement de se libérer de son emprise mais quand il sentit Tom se glisser sous la couette, il se laissa aller au plaisir.
Cela faisait deux semaines qu’ils passaient le plus clair de leurs matinées au lit, à n’en sortir que vers midi. Après avoir fait jouir Paul, Tom se leva et regarda le corps nu de son amant.
— Etrange, je ne vois sur vous aucune trace de marque de bronzage. C’est pas grave, vous êtes si beau jeune homme. Ne partez pas, je file sous la douche.
Paul se souleva sur un coude, amusé de ces paroles incompréhensibles. Il réalisa que le garçon qui passait, nu devant lui, avait définitivement bouleversé sa vie. Il sourit pour lui-même. Il finit par se lever aussi pour faire du café.
— Tom ?
Il entendit l’eau coulait et un “oui” chantant.
— Il va falloir vraiment qu’on se réveille le matin, parce que sinon, ça va pas le faire longtemps pour les cours.
Tom fredonnait sous la douche.
— Non mais sérieux, Tom, réponds moi.
Il l’entendit sortir de la douche et le vit apparaître, une serviette à la taille, encore ruisselant.
— On devient tellement paresseux quand on est amoureux. Promis, c’est la dernière fois que je te suce le matin. Les cours avant tout si c’est ce que tu préfères…, annonça-t-il d’un ton moqueur, avant de refermer la porte.
Paul rougit, mais voulut se rattraper.
— L’un n’empêche pas l’autre !
Ils prirent leur petit-déjeuner rapidement. Paul sauta en vitesse sous la douche. Il s’habilla avec les vêtements qu’il trouva au sol, sentit un t-shirt que Tom lui avait prêté en faisant la moue. Il va vraiment falloir que je passe à mon appartement chercher des affaires propres.
Ils arrivèrent juste à l’heure pour le dernier cours de la matinée. Après quelques minutes passées à se regarder en riant sous cape, ils redevinrent sérieux durant les deux heures suivantes. À la fin du cours, Tom discuta rapidement avec un étudiant. Paul le vit revenir avec une chemise cartonnée. Il s’était procuré les derniers cours qu’ils avaient manqués. Ils filèrent à la bibliothèque universitaire pour les photocopier. Ils allèrent ensuite emprunter quelques livres qui leur permettraient de réaliser un exposé qu’un de leurs professeurs avait donné pour le mois suivant.
— J’ai la dalle, on prend un sandwich vite fait et on revient bosser ? demanda Paul. Tom acquiesça.
Dix-huit heures, déjà. Les portes battantes de la bibliothèque se refermèrent derrière eux.
— Ça fait du bien de s’aérer, j’ai cru qu’on n'allait jamais s’en sortir avec cet exposé, s’écria Tom.
Paul fouillait dans son sac.
— Je crois bien que j’ai oublié ma trousse à la bibliothèque, attends, je reviens.
Il se dépêcha de faire demi-tour. Lorsqu’il revint deux minutes plus tard, il vit Tom qui discutait avec Tristan. Que faisait-il là ? Il s’arrêta gêné.
— La forme ? J’espérais bien te trouver ici, dit-il avec un sourire radieux.
— Allez, moi, je file ! Appelle-moi quand tu veux Paul, dit Tom, avec un clin d'œil, avant de s’éloigner.
Paul le salua, décontenancé de le voir partir aussi soudainement.
— Ne fais pas cette tête. C’est lui qui m’a proposé de passer la soirée avec toi. Il paraît que t’as plein de choses à me raconter.
Paul rougit, mais à la vue des grands yeux bruns rayonnants de Tristan, ses dernières appréhensions s’évanouirent.
*
Paul et Tristan descendirent du bus, traversèrent la rue pour entrer dans un petit supermarché, à deux rues de l’appartement de Paul.
— Ça fait plus de dix jours que je ne suis pas passé à mon appart, mon frigo est vide... Tu veux manger quoi ce soir ?
— C’est bien la chandeleur aujourd’hui. On se fait une soirée crêpes, comme au bon vieux temps ?
Arrivé chez lui, Paul prépara les ingrédients pour la pâte à crêpes. Tristan sortit deux tranches de jambon, du gruyère râpé, un pot de confiture et de la pâte à tartiner sans oublier la chantilly.
Tristan se massa le ventre.
— Je sens qu’on va se faire péter la panse, mon ami.
En entendant le mot ami, Paul se détendit encore davantage. Il sortit une bouteille de Coca-Cola.
— Avec option rot, gloussa-t-il.
Ils installèrent le tout sur une table basse. Ils trinquèrent et émirent deux puissants rots. Ils attaquèrent un paquet de chips.
— Bon alors… Comment se sont passés tes examens ? Ne nous demande pas, nous, c’est la catastrophe. Je pense avoir limité la casse… On verra bien. Et je t’ai pas dit ? Bertrand m’a proposé finalement de venir travailler au Microsillon tous les samedis ! Je suis trop content. Ses vieilles petites clientes sont ravies qu’un beau jeune homme comme moi leur conseille de la musique pour leurs petits enfants. Ah, au fait, j’ai quelque chose pour toi ! annonça Tristan, fièrement.
Il se leva pour aller chercher dans la poche intérieure de son manteau une cassette de l’album d’Art Blakey dont il lui avait parlé à Noël. Paul le remercia de cette attention. Il mesurait la joie de son ami à lui faire ce cadeau. Il l’écouterait sans faute et lui promit de passer le voir en boutique prochainement. Paul reprit le fil de leur conversation.
— Je ne m’attendais pas à un tel niveau d’exigence de la part des profs, mais dans l’ensemble, je pense avoir réussi. J’ai bien fait de bûcher pendant les vacances. C’est dingue, depuis le début des cours de janvier, il y a déjà plein d’étudiants qui ne viennent plus. Ils ont dû se décourager.
Ils abordèrent aussi le sujet des prochains cours qui les attendaient. Mais Paul voyait bien que Tristan l’écoutait d’une oreille distraite, impatient d’en finir avec ce qu’il considérait comme des banalités. Il émit un nouveau rot, bien sonore, ce à quoi Tristan répondit immédiatement par un autre, tout aussi puissant.
— Bon… Je ne vais pas te faire languir plus longtemps.
— Bah ouais, accouche, raconte-moi ! En tous les cas, il est très mignon.
Paul ne put s’empêcher de piquer un fard.
— Tout d’abord, je voulais m’excuser d’avoir été absent ces derniers temps…
— Arrête avec ça, je comprend tout à fait.
— Oui, mais quand même. Tom est en cours avec moi, c’est sa deuxième première année… Je l’avais déjà vu en amphi ou à la bibliothèque, mais c’est lui qui est venu me voir le vendredi des vacances à la fin des cours. Il m’a invité à prendre un verre au Petit Marcel et… Je sais pas comment dire, ça va tellement vite...
— Et y’a des fois dans la vie où ça ne s’explique pas.
— Ouais, c’est ça, exactement. Avec lui, tout est évident, et c’est la première fois que je ne me pose pas trente-six mille questions avant d’agir ou de parler. Je m’étonne moi-même.
Tristan sourit de voir les yeux brillants de son ami gêné.
— En tous les cas, ça te réussit plutôt bien, ça me fait trop plaisir.
Paul se leva pour sortir la pâte à crêpes du réfrigérateur et commença à la mélanger avant de faire chauffer une poêle sur la gazinière. Tristan, adossé au mur, son verre de Coca-Cola à la main.
— Sinon, dis moi... T’es pas obligé de répondre. Mais ça t’était déjà arrivé au lycée d’avoir des vues sur des mecs ?
Paul déposa la première crêpe ratée sur une assiette et reprit de la pâte qu’il étala, avant de reposer la poêle sur le feu.
— Pour être honnête, un peu, oui. Oui, j’avais déjà remarqué des garçons que je trouvais beaux, comme ça. Mais après ma rupture avec Sarah, c’est devenu un peu plus clair pour moi. Désolé si je ne t’en ai jamais parlé, mais c’était impossible pour moi. Tu comprends ? Et ne t’inquiète pas, j’ai jamais flashé sur toi si c’est ça que tu veux savoir.
— Mais non, pas du tout… C’est que ça me fait un sacré coup quand même. Mon meilleur pote hétéro qui devient…, répondit Tristan avec une certaine gêne sans pouvoir finir sa phrase.
— J’y ai pensé, t'imagine bien. Et je m’enfonce si je te dis que nos quelques parties de branlette sous la douche du vestiaire, au lycée, n’ont rien à voir ? Tu me crois ? renchérit Paul, cette fois-ci avec un ton moqueur.
— Le pire, c’est que oui, je te crois. Même si tu as dû te régaler en me regardant.
— Gros vantard, va !
— Je déconne, Paul. Sache que je tiens beaucoup à notre amitié.
— Moi aussi Tristan. Tu ne peux pas savoir comment je suis soulagé de te dire ça. J’ai vraiment de la chance. T’es top.
— Ouais, tu peux même ajouter que je suis exceptionnel, ajouta Tristan.
— Bon... Et puis il faut tout de même que je te raconte. Quand j’ai voulu sécher le dernier cours avant les vacances.
— Depuis quand Paul Rivière sèche-t-il un cours ? ne put s’empêcher de plaisanter Tristan.
— Depuis qu’il fait n’importe quoi, dit-il, la poêle à la main prêt à le frapper.
Tristan l’esquiva de justesse et aussitôt, il répliqua en prenant un torchon qu’il fit claquer sur les fesses de son ami.
— J’aime quand tu fais n’importe quoi. Et sinon, tu en fais beaucoup d’autres des bêtises ?
Il mima avec sa main et sa langue une fellation.
— Pfff, t’es con.
— Ah, pardon, c’est de l’amour platonique… Remarque, c’est bien aussi, je respecte, loin de moi l’idée de te juger, dit-il, en réprimant un fou rire.
Paul fit sauter une autre crêpe.
— Tu voudrais tout savoir, hein, sale pervers, va !
— Ouais, je veux savoir tous les détails, même les plus dégueulasses.
— Je te le dis à toi parce que c’est toi, mais putain, on n’arrête pas de le faire, c’est grave docteur ? dit-il à voix basse, presque honteux.
— J’ai toujours su que t’étais un obsédé sexuel, mais que tu ne le savais pas encore.
Paul écarquilla les yeux, amusé et lui donnant un coup de coude dans les côtes.
— Bon, en tout cas, t’as bien de la chance parce que de mon côté, c’est le calme plat, en ce moment, avec Marianne... Après ce que je lui ai dit le lendemain de notre virée au Petit Marcel.
Le sourire de Paul le quitta aussitôt.
— Comment va-t-elle ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle m’en veut toujours ? Elle sait que…?
Tristan essuya ses lunettes avec son t-shirt et passa la main dans ses cheveux bouclés. Il demanda s’il pouvait l’appeler. Paul lui dit de faire comme chez lui. La conversation téléphonique fut brève. Tristan raccrocha et secoua la tête.
— Elle est toujours en colère ?
— Ça lui passera... Enfin j’espère. Mais pour être tout à fait honnête avec toi, je commence sérieusement à en avoir marre de son caractère.
— Pourtant, c’est ce qui t’a plu chez elle.
— Oui, t’as raison. Mais depuis qu’on a emménagé ensemble, j’ai l’impression d’étouffer, de ne pas avoir ma place dans cet appart. Au début, j’avoue que c’était plutôt agréable qu’elle prenne tout en main, mais c’est devenu flippant. Parfois, je me crois chez mes parents. Tout doit être bien rangé, chaque chose à sa place, tout est planifié.
— Pourtant, j’avais l’impression que vous sortiez souvent faire la fête...
— Avec nos nouveaux amis extraordinaires, comme elle aime souvent le répéter. Et puis, tu verrais comment elle se comporte avec Zofia. C'est comme au lycée. À croire qu'il lui faut toujours quelqu'un qui l'admire et qui lui obéit au doigt et à l'œil. Une fois à la maison, madame a besoin de tout contrôler pour se rassurer, avec son gentil petit copain à ses pieds. Alors oui, je me laisse facilement entraîner par son enthousiasme, mais j’ai comme l’impression de ressembler à ma mère, qui suit mon père comme un chien, sans m’affirmer vraiment.
— Tu n’es pas comme elle Tristan, rassure-toi. Dis-lui ce que tu veux vraiment, ne te laisse pas faire !
— Le problème, c’est que je ne sais pas ce que je veux. Je suis complètement paumé. Même la fac de lettres, ça m’emmerde. Je dis à Marianne qu’il faut qu’on s’accroche, mais je n’y crois pas moi-même.
— Si tu te sens paumé, je ne suis pas loin derrière. J’aurais du mal à te donner un conseil. Dans ces cas-là, mon père te dirait d’écouter la petite voix qui est en toi et d’avancer.
Tristan ne put s’empêcher de sourire.
— Effectivement, je vois tout à fait ton père dire ça. Je l’entends, imperturbable !
Paul fit sauter les dernières crêpes pendant que Tristan lui racontait l’ambiance tendue qui régnait avec Marianne. Ils allèrent s'asseoir pour dîner.
Il lui apprit qu’après leur dispute du dimanche matin, il avait croisé Rickie par hasard, qui sortait du poste de gendarmerie. Paul reposa son assiette et l’écouta attentivement. Tristan lui raconta ce qu’ils s’étaient dit autour d’un verre et pas qu’un seul d’ailleurs, ce qui avait rendu Marianne encore plus furieuse.
— Rickie est un chic type qui n’a pas l’air d’avoir eu de chance, que ce soit avec son père ou avec ses mecs.
Paul acquiesça.
— Je ne sais pas si je dois t’en parler… Tu connais un certain Marc ?
— Quoi ? Marc ? Oui, je le connais, enfin seulement de vue.
— Rickie a été très évasif. Je ne sais pas comment te dire ça… Mais il a été interrogé par la gendarmerie une bonne partie de la nuit. Il était là quand les secours sont arrivés chez Marc.
— Quels secours ?
— T’es pas au courant ? Merde. Je suis désolé de t’apprendre ça. Ce Marc a tenté de mettre fin à ses jours en avalant une trop grosse quantité de somnifères.
*
Paul était sous le choc. Vivre. Rire. Partager. Profiter. Chaque jour. Chaque minute. Une émotion indicible monta dans sa gorge. C’était le moment de tout dire à Tristan. Sa joie d’être avec Tom, se réveiller à ses côtés, leur virée à la mer, le plaisir qu’il avait de s’être fait un ami. “Plus qu’un ami” le taquina Tristan. Tom, ce garçon incroyable, toujours enjoué, pétillant et plein d’humour.
— Tristan, j’ai l’impression de vous avoir menti à tous les deux. Il faudrait que je l’annonce à Marianne. Je ne suis pas sûr qu’elle l’ait compris, comme toi.
— Non, ça c’est clair, elle n’a pas envisagé cette possibilité.
— Mais il faut me laisser du temps…
— Prends le temps qu’il te faut, je gère de mon côté.
Aborder son agression fut difficile, mais il savait qu’il devait en passer par là. Il en ressentait le besoin. Il n’en avait parlé à personne, hormis à Barbara qui était présente ce soir-là. Il l’avait rencontrée dans le train, par le plus grand des hasards. Il lui parla aussi des cauchemars qu’il faisait depuis. Après lui avoir raconté sa soirée chez Marc, il ne put s’empêcher de verser quelques larmes, relâchant toute la pression accumulée. Il se sentait soulagé. Son angoisse commençait à disparaître et elle serait moins impressionnante à supporter quand elle l’envahirait de nouveau. Il remercia profondément son ami de l’avoir écouté.
Tristan ressentit la pression qu’avait pu endurer son ami. Il le félicita d’avoir pu lui en parler, après avoir gardé ça pour lui si longtemps.
— Te retrouver ce soir me fait du bien. Il s’est passé tellement de choses pour nous deux depuis septembre, dit-il de tout son cœur.
Il était presque vingt trois heures quand le téléphone les fit sursauter.
— Paul, c’est Tom. Rickie vient de sortir de chez moi…Tristan est toujours avec toi ? Je peux passer te voir ?
— Oui, il est toujours là. Il vient de m’apprendre pour Marc. Tu as de ses nouvelles ? Comment va-t-il ? Pourquoi Rickie ne nous a-t-il pas prévenus ?
— Marc est toujours dans le coma. Les médecins ne savent pas s’il va s’en sortir. Ça fait dix jours qu’il va lui rendre visite tous les après-midi.
— Viens, on t’attend, répondit aussitôt Paul.
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