Chapitre 34
— Allo Rickie, c’est ton père, je ne te réveille pas, j'espère.
Voix enjouée, mais forcée.
Qu’est ce qu’il lui prend de m’appeler à 8h du matin?
— Bonjour papa. Non, tu ne me réveilles pas, je me préparais à aller bosser. Comment vas-tu ?
— Bien, bien. J’ai préféré t’appeler avant de commencer ma journée. Un emploi du temps de ministre, comme d'habitude.
Raclements de gorge. Pourquoi m’appelle-t-il cette fois-ci ?
— Et toi, comment vas-tu ? Le travail à l’imprimerie ?
Allez dépêche-toi et dis-moi ce que tu veux, je vais être en retard.
Ça pouvait aller. Le rythme des commandes était revenu à la normale après les fêtes.
— Bien, bien, fiston. Dis-moi, Marc Ducan, ce ne serait pas une de tes connaissances par hasard ?
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Heu… Oui. Mais dis-moi, depuis combien de temps tu t’intéresses à la photographie ?
— Rickie, pas sur ce ton, s’il te plaît ! Oui, je m’intéresse à la photographie, figure-toi et ça ne date pas d’hier. J’ai appris qu’il avait été hospitalisé. J’imagine que tu le savais.
Oui, il était au courant. Il était même allé le voir à l’hôpital s’il voulait tout savoir. Qu’est-ce qu’il lui voulait exactement ?
— Toujours sur la défensive, dis-moi ! On m’a rapporté des histoires à son sujet, comment dire, pas des plus flatteuses. Je n’aimerais pas que mon fils fréquente ce genre de personne, vois-tu.
Depuis quand se préoccupe-t-il de mes fréquentations ? Une colère électrique lui monta à la gorge.
— Tu peux répéter papa ? J’ai mal entendu ? Oui, je suis sur la défensive comme tu dis, et pour cause. Je fréquente qui je veux, que ça te plaise ou non. De plus, je ne te laisserai pas dire de mal de mes amis, surtout pas de Marc.
— Calme-toi Rickie, calme-toi, je t’en prie. Depuis quand parles-tu comme ça à ton père ? Tu as perdu la tête, ma parole. Je n’ai pas envie de me disputer avec toi. Si tu me laisses le temps de m’expliquer, tu comprendras pourquoi…
Rickie était à cran.
— Je te coupe tout de suite papa et laisse-moi terminer jusqu’au bout ce que j’ai à te dire.
— Je t’ai dit, pas sur ce ton avec moi Rickie, je suis ton père, je te rappelle.
C’en était trop. Définitivement. Passer en mode action et tant pis pour les conséquences.
— Et moi, ton fils, si tu t'en rappelles encore. Alors pour une fois, tu vas m’écouter bien sagement. Premièrement, je ne perdrai pas une minute de mon temps à t’entendre déblatérer des conneries sur Marc. Et deuxièmement, sache, pour ta gouverne, que Marc n’est pas une simple connaissance, mais un ami, plus qu’un ami même.
— Comment ça plus qu’un ami… C’est bien ce que je craignais, qu’est ce que tu veux dire Rickie ?
Trouble dans sa voix.
Il allait franchir la ligne blanche. Combien de fois avait-il rêvé de ce moment ? Il n’avait pas imaginé le faire au téléphone, mais les yeux dans les yeux. Le téléphone, comme un rempart.
— Tu le sais très bien papa, ce que je veux dire. Je couchais avec Marc, t’entends ? Marc était mon amant. Alors ça fait quoi d’avoir une fiotte dans la famille ? Tu penses que mon arrière grand-père serait fier de moi ?
Silence au bout du fil.
— Je t’entends plus papa, dis quelque chose ?
— Tu me dégoûtes Rickie. M’annoncer ça, au téléphone en plus. Comment as-tu pu me faire ça ? T’as pensé à moi ? Aux Galeries ? À ma réputation ?
Rickie s’y attendait.
— Mon cher papa adoré, non cette fois-ci, non, je n’ai vraiment pas pensé à toi. Mais à moi et ça fait un bien fou. Je te reconnais bien là. Ta réputation. Tu sais ce que j’en fais, moi, de ta réputation ?
— Ne sois pas vulgaire, s’il te plaît.
— Tu as raison papa, ça te suffit d’avoir un fils pédé, il ne manquerait plus qu’il soit mal élevé. Je crois qu’on s’est tout dit, non ?
— Rickie, réfléchis à ce que tu fais. Tes fréquentations pourraient te coûter cher. Je te dis ça uniquement pour te protéger, crois moi.
— Papa, ce n’est pas comme si tu avais déjà essayé, ne serait-ce qu'une seule fois dans ta vie, non ? On va arrêter là tous les deux et arrêter de se mentir. Qu’en penses-tu ? On n’est vraiment pas fait pour s’entendre !
— … Au revoir mon fils.
Rickie raccrocha, s’assit dans son fauteuil, stupéfait par ce qu’il venait de faire. Sa colère avait disparu aussi vite qu’elle était montée. À la place, un immense sourire. Si grand qu’il se mit soudainement à rire, d’un rire à ne plus pouvoir s’arrêter. Quand Barbara va apprendre ça, elle ne me croira jamais !
*
Rickie avait passé sa journée sur son nuage, heureux et léger. Il quitta l’imprimerie à dix-sept heures, marcha quelques minutes et prit un bus qui le mena directement à l'hôpital. Catherine le vit monter les larges marches vers le hall du bâtiment. Elle écrasa sa cigarette d’un geste nerveux. L'ascenseur les déposa au sixième étage. Le professeur en charge de Marc, leur avait donné rendez-vous dans son bureau qui ressemblait davantage à un cagibi. Une remise sans fenêtre, où gisait une montagne de dossiers médicaux. L’ homme, à la barbe fournie et aux yeux alertes, s'excusa du désordre et les pria de prendre place, en leur indiquant deux sièges, situés en face de son bureau. Sans préambule, il leur annonça que Marc était dans une phase délicate de réveil.
— Il n’est pas impossible que monsieur Ducan se montre agité. Les yeux peuvent s’ouvrir ou faire des mouvements, sans pour autant qu’il soit conscient. L’agitation n’est pas synonyme de souffrance, rassurez-vous, nous faisons le nécessaire pour qu’il ne souffre pas. Son coma est amené à se dissiper lentement. Les cellules de son cerveau vont se remettre progressivement à fonctionner et les transmissions entre elles reprendront. Le réveil se fait petit à petit.
— Aura-t-il des séquelles ? demanda Catherine.
— Chaque cas est différent, vous savez. Il est probable qu’une perte de motricité ou de coordination survienne dans les prochaines semaines ainsi que des troubles de la concentration, de l’attention, de la mémoire et du langage. Son caractère peut changer aussi. Tous ces troubles affectent beaucoup le psychisme du patient et tout cela aura sûrement des répercussions sur ses proches. Dans tous les cas, attendez-vous à ce que sa personnalité soit altérée, dans un premier temps. Certains souffrent de stress post-traumatique. Mais d’autres à l’inverse considèrent leur vie différemment.
À la fin de l’entretien, ils remercièrent le professeur de leur avoir accordé du temps et d’avoir répondu à toutes leurs questions. Sans attendre plus longtemps, il se leva et leur donna une poignée de main cordiale et énergique. Ils prirent congé. De nouveau, Catherine remercia une Rickie d’être venu voir Marc si souvent. Elle devait le quitter, des papiers administratifs l’attendaient à l'accueil. Rickie descendit au troisième étage pour rendre visite à Marc. Mais avant de rentrer dans sa chambre, il resta quelques minutes dans le couloir. Il prit conscience des paroles du professeur, soulagé mais avec une appréhension nouvelle quant à la suite. Ce jeudi était à marquer d’une pierre blanche supplémentaire. Il resta un long moment à son chevet pour lui rapporter mot pour mot la conversation exceptionnelle qu’il avait eu avec son père le matin même. Il pourrait être fier de lui.
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