CHAPITRE 1 : Le Baptême du Feu

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Dans les profondeurs de Drakheim, les murs de pierre résonnaient d’un silence ancien, seulement troublé par le crépitement des braseros disposés en cercle. Leurs lueurs dansantes faisaient onduler les ombres sur les runes gravées dans la roche, témoins muets des serments du passé.

Edric Valenhardt, silhouette élancée drapée d’une tunique noire aux armoiries draconiques, se tenait seul au centre du cercle. Tout autour, les nobles et les chevaliers l’observaient avec une attention teintée de scepticisme. Certains chuchotaient. D'autres jaugeaient.

Sur le côté, Mara Valenhardt, la tante d’Edric, gardait le visage impassible, les mains croisées sur sa robe bleu nuit brodée d’or. Plus qu’une observatrice, elle était l’une des architectes du Conseil, et sa parole pouvait faire basculer une décision. Pourtant, ce soir-là, elle restait muette — comme si elle attendait qu’Edric tombe de lui-même avant de décider s’il valait la peine d’être défendu.

Plus près de l’autel, Alaric, frère aîné d’Edric et roi des terres de Kaelthar, se tenait droit, manteau pourpre sur les épaules, mais la mâchoire serrée trahissait une inquiétude muette. Il observait Edric avec ce mélange de fierté étouffée et de doute fraternel.

— Il n’a aucune chance, glissa une noble en chuchotant à son voisin.

— Le dragon Vaelthar est impitoyable, répliqua-t-il.

— En effet, il n’a accordé sa confiance à personne depuis un demi-siècle, renchérit un chevalier.

Ces propos piquaient Edric au plus profond. Il capta toutefois le regard d’Alaric, dont l’expression se mêlait de sollicitude et de réticence. Te voilà enfin au premier plan, semblait-il dire, mais oseras-tu aller jusqu’au bout ?

Un grondement profond, comparable à un tonnerre étouffé, retentit. Vaelthar, le dragon noir, émergea lentement de l’obscurité. Ses écailles, semblables à de l’obsidienne, pulsaient faiblement, comme porteuses d’un feu ancien. Les yeux d’ambre du dragon fendaient l’air et, dans l’esprit d’Edric, une brève vibration traversa sa conscience — un souvenir d’enfance, ou peut-être la trace d’un lien qui n’avait jamais disparu.

Vaelthar observa longuement l’assemblée, ses pupilles se dilatant lorsque ses yeux glissèrent sur Alaric, puis sur Edric. Une note indéfinissable — curiosité ? amertume ? — traversa son regard.

— Pourquoi es-tu ici, héritier dont la valeur semble contestée ? gronda sa voix dans l’esprit d’Edric.

Aussitôt, le jeune homme sentit son cœur s’emballer : nul ne percevait la question à haute voix, mais l’aura draconique imprégnait l’atmosphère d’une tension écrasante. Derrière Edric, la foule s’était tue, consciente que Vaelthar venait de lancer l’échange crucial.

— Je… je veux prouver que je ne suis pas qu’un second rôle, murmura Edric.

— À qui ? À ces yeux qui te dévisagent, ou à toi-même ? insista Vaelthar, et une étincelle de sarcasme, presque imperceptible, traversa ses prunelles.

Le dragon laissa son museau descendre à hauteur d’Edric, comme pour percevoir chaque souffle, chaque battement de son cœur. À travers cette proximité, Edric devinait une vieille blessure dans la conscience de Vaelthar, comme une rancœur accumulée envers les humains qui, jadis, l’avaient déçu.

Alaric, dans un geste rare, décocha un regard protecteur à l’égard d’Edric. Sous ses dehors assurés, on discernait un homme en conflit intérieur : fier de voir son cadet oser affronter Vaelthar, mais redoutant sa potentielle perte.

— Edric, souffla-t-il presque inaudiblement. Ne prends pas de risques insensés.

— Je suis venu pour ça, Alaric, répliqua Edric, la gorge un peu sèche. Je ne peux plus reculer.

Dans la posture d’Alaric, on percevait la tension d’un souverain habitué à porter les décisions, un aîné qui, pendant des années, avait involontairement éclipsé son frère. Il baissa brièvement les yeux, comme s’il regrettait de ne jamais avoir su offrir à Edric la place qu’il réclamait. Pourtant, son rang et l’étiquette l’empêchaient de montrer trop ouvertement ce tourment fraternel.

Erynd, chevalier imposant en armure rutilante, s’avança pour rappeler la tradition. Il pointa du doigt les runes luminescentes au sol, qui s’entrelacèrent pour former trois portes dans la roche.

— La force, la ruse et le cœur. Telles sont les trois voies qu’avaient définies jadis nos ancêtres, déclara-t-il d’une voix grave.

— Choisis, imposa alors la voix mentale de Vaelthar, tout en couvant Edric d’un regard pénétrant.

Les nobles, bien qu’en retrait, ne manquaient pas un mot. On percevait dans leurs yeux un mélange d’excitation et de crainte. Alaric, lui, avait les poings serrés, comme s’il s’interdisait d’intervenir.

— Je choisis… la Ruse, finit par annoncer Edric.

Le décor changea aussitôt pour Edric. La porte centrale l’engloutit, et il se retrouva dans un corridor de miroirs déformants. Il y voyait de multiples facettes de lui-même : tantôt un guerrier sévère, tantôt un être faible et terrifié. La voix de Vaelthar résonna, plus basse, presque inquiète :

— Est-ce donc ce que tu caches, Edric Valenhardt ? Une rage que tu n’oses pas montrer, une peur que tu refuses d’affronter ?

Le ton du dragon n’était plus seulement colérique : on y sentait comme un écho de tristesse, nourri par des espoirs jadis brisés. Edric s’avança, les tempes battantes. Dans un miroir fissuré, il entrevit un reflet de lui-même, épuisé mais sincère.

— Peut-être que ma vérité… est ici, murmura Edric.

Il posa la main sur la fissure. Un éclat de lumière, et un passage s’ouvrit. Dans le lointain, Vaelthar gronda doucement :

— Ainsi, tu acceptes tes failles…

Revenu dans la caverne principale, Edric fit face aux nobles. Certains ricanaient, d’autres murmuraient, mi-sceptiques, mi-impressionnés. Alaric s’avança d’un pas, les traits tirés :

— Edric, tout va bien ? Tu sembles… changé.

— Je vais bien, Alaric. Je comprends juste mieux ce que je dois affronter, répondit Edric, une lueur déterminée dans le regard.

Le frère aîné hocha la tête. Mais s’il se voulait détacher, on sentait bien qu’il était soulagé de voir Edric revenir. Cela ne fait que commencer, aurait-il aimé dire, mais il se retint : il ne pouvait se permettre de paraître trop protecteur, pas devant la cour.

Vaelthar s’avança lentement, écailles frémissantes. Il observa Edric, comme pour le jauger de nouveau.

— Cinquante ans. Cinquante ans que je n’accorde plus ma confiance à ces humains, fit la voix mentale du dragon, teintée d’une lassitude chargée de souvenirs douloureux. Qu’as-tu donc à m’offrir de plus que les orgueilleux ou les lâches qui se sont présentés avant toi ?

Cette fois, Alaric se crispa : il voyait dans l’attitude de Vaelthar un dragon plus complexe qu’un simple gardien colérique. Il perçut l’amertume et la déception derrière ces paroles.

— Je n’ai pas de grande gloire passée, admit Edric, mais je sais ce que c’est de se sentir inutile, jeté dans l’ombre. Je ne veux pas fuir pour un simple échec.

Un élan d’intérêt, presque imperceptible, illumina les iris de Vaelthar. On y percevait un semblant d’espoir naissant, mêlé à la crainte de revivre une nouvelle trahison.

Soudain, dans un éclair, Vaelthar projeta une flamme sombre : l’onde de choc fit vaciller Edric, qui tomba à genoux. Les nobles, paniqués, reculèrent. Seul Alaric fit mine d’accourir, mais il fut retenu par Erynd.

— Attention, Sire ! C’est l’épreuve. Personne ne doit intervenir.

— Je… je sais, maugréa Alaric, le visage en sueur. Ses yeux se posèrent sur son frère, se demandant s’il allait se relever.

Edric, les paumes éraflées, releva la tête, ses jambes tremblantes. Les narines du dragon soufflaient un air brûlant, chargé de cendres.

— Et si je t’anéantissais maintenant ? gronda Vaelthar.

— Alors… je serais mort pour avoir essayé, répondit Edric, la voix chevrotante mais résolue.

Le dragon inclina légèrement la tête, une expression presque indéchiffrable sur ses traits reptiliens. Même à genoux, cet humain ne se résigne pas, semblait-il penser. Alaric, à l’écart, sentait son cœur se serrer. Il était partagé entre l’envie de sauver son frère et la nécessité de le laisser se prouver.

Une silhouette éthérée d’enfant apparut, matérialisée par des runes bleutées. Elle semblait fragile, tremblante, comme instable. Elle leva la main vers Edric, paume ouverte, mais vacilla avant même qu’il ne puisse l’effleurer. Un souffle invisible la désintégra en éclats pâles qui retombèrent comme des cendres lumineuses.

Le silence tomba, plus épais que jamais. Même les flammes des braseros semblèrent hésiter.

Vaelthar recula d’un pas, son museau se relevant légèrement. Dans l’esprit d’Edric, la voix du dragon gronda, plus grave, plus pesée :

— Tu n’es pas prêt à recevoir toute ma force, Edric Valenhardt. Tu n’es pas encore l’égal de ceux qui ont porté ma conscience.

Edric resta immobile. Sa respiration était courte, sa gorge sèche. Il ne comprenait pas totalement ce qu’il venait de vivre — un échec ? Un rejet ?

— Alors c’est fini ? murmura-t-il à voix haute, malgré lui.

Vaelthar pencha la tête, ses yeux d’ambre brillant comme deux lanternes d’orage.

— Non. Tu n’as pas échoué. Tu as franchi la première porte. Mais ce lien ne se fonde pas sur une simple épreuve. Il exige de moi une confiance… que je n’accorde plus si facilement.

Un murmure parcourut la salle. Les nobles ne savaient s’ils devaient se réjouir ou s’inquiéter.

Erynd s’avança d’un pas lourd, son armure cliquetante doucement.

— Le lien est naissant, dit-il d’un ton calme. Non complet, non refusé. L’épreuve a éveillé quelque chose. Ce sera au voyage de le nourrir — ou de l’éteindre.

Les regards se tournèrent à nouveau vers Edric. Il sentait une présence dans son esprit — diffuse, en veille, non invasive. Il ne pouvait lire Vaelthar, mais il savait qu’il était là. Observateur. Silencieux.

— Tu marches désormais avec moi, dit Edric à voix basse. Mais pas à mes côtés… pas encore.

Vaelthar ne répondit pas. Il replia lentement ses ailes et recula dans l’ombre, se fondant dans la roche noire du sanctuaire. Seuls ses yeux, brillants, restèrent visibles quelques instants encore avant de disparaître.

Alaric brisa le silence.

— Tu n’as pas failli, Edric. Ce n’est qu’un prélude. Une graine. Et tu devras en prendre soin, pas pour le royaume… mais pour toi.

— Je le sais, répondit Edric. Et je le veux.

Un messager pénétra en trombe dans la caverne, bousculant la tension encore flottante.

— Messire Edric ! Urgence en provenance des Terres Fracturées. Une anomalie détectée près des ruines d’Aelion. Une émissaire de Nyssalys est là !

Erynd fronça les sourcils. Alaric attrapa la missive et la lut d’un trait. Puis il regarda son frère :

— Prépare-toi. Le monde ne t’attendra pas.

Vaelthar souffla dans l’ombre. Un grondement discret, mais chargé d’acceptation prudente.

— Je t’accompagnerai, Edric Valenhardt. Mais je ne t’ai pas encore jugé digne de porter mon feu.

Et Edric répondit simplement :

— Alors laisse-moi te le prouver.

Alors qu’il s’apprêtait à quitter le sanctuaire, le sol vibra à peine perceptiblement sous ses pas. Un frisson lui remonta l’échine. Et l’espace d’un instant, il crut percevoir — au-delà du souffle de Vaelthar — une autre présence. Lointaine. Menaçante. Comme un mot suspendu sur la langue du monde.

Dans les couloirs de pierre, les bruits des préparatifs montaient déjà. Des pages couraient. Des chevaliers murmuraient. Edric avançait, le cœur serré, encore habité par les fragments d’un lien inachevé.

Il n’eut pas même le temps de se retirer en silence que le héraut royal le rejoignit.

— Messire Edric, le Conseil vous convoque immédiatement. L’émissaire de Nyssalys a franchi les portes à l’aube. Elle exige audience sans délai.

Alaric, arrivé dans son dos, croisa les bras.

— La Maison Lyssaren n’envoie jamais quelqu’un en personne… sauf si la menace touche les fondations du monde.

Edric acquiesça lentement. Encore une fois, il devait être autre chose qu’un nom. Encore une fois, on lui demandait d’endosser un poids pour lequel personne ne lui avait donné le temps de se préparer.

Et dans un recoin de son esprit, Vaelthar murmura :

— Observe celle-là. Elle est plus proche de la Flamme que tu ne le crois… mais plus éloignée d’elle-même.

Edric fronça les sourcils. Il ne savait rien encore de cette Flamme, mais ce mot résonna en lui avec une clarté effrayante — comme s’il l’avait déjà entendu, ailleurs, dans un rêve qui ne lui appartenait pas.

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