Le Dandy’s semblait miteux mais ce n’était qu’une façade. Un reste de l’architecture de l’époque qui a survécu à la modernité. On ne se donnait pas rendez-vous dans le 18e, l’un des arrondissements les plus chauds de Paris, sans un intérêt de confidentialité derrière. Cet endroit servait de camouflage pour des dirigeants ou des barons de la mafia. Alors que tous semblaient les croire dans les beaux quartiers, ils se cachaient au milieu de la zone où personne ne penserait les chercher. Et Obe m’envoyait en plein dedans…

• P ? T’es devant ?

Je grimaçais. Le micro de Oberas m’agressait les oreilles. Je lui avais dit de faire des tests avant de partir. Mais monsieur refusait de m’appeler avant d’être sur place. Je profitais de quelques respirations pour savourer de nouveau cette voix. Elle avait vraiment quelque chose de spécial. Où l’avais-je déjà entendue ?

• Ton micro me défonce les oreilles, Obe.
• Désolé, je n’ai pas l’habitude.

Les quelques lumières traversant les fenêtres aux carrés de verre appuyaient déjà le côté mystérieux de l’endroit. Je passais la porte à la visière de fer et on me fouilla. Aucune arme n’était tolérée dans cet endroit, ni d’ordinateur. Une règle qui en disait déjà beaucoup trop. Le vigile baraqué vérifia ma fausse carte d’identité. Ça passe. Sa balafre ne me disait rien qui vaille. Je posais mon sac au vestiaire, gardant en main mon portefeuille et mon téléphone. L’écriteau « toute arme doit être déposé au vestiaire » annonçait la couleur. Une hôtesse à la plastique parfaite m’invita de la main à m’asseoir à une table réservée, collée au mur. Les odeurs de tabac ambré, de cire et de renfermé me traversèrent les narines.

Le Dandy’s prônait le secret. Les murs boisés agrémentés de tableaux et d’objets anciens appuyaient l’ambiance intimiste du début du XXe siècle. Ambiance agrémentée par la musique d’antan mixée à de l’électro jaillissant à chaque recoin. Cet endroit n’avait pas bougé depuis 1920. Les lumières étaient si tamisées que seules les petites lampes d’époque posées sur chaque table illuminaient à peine le corps de l’autre. C’était parfait. Personne ne ferait attention à moi. Il n’y avait qu’une dizaine d’hommes aux vêtements aisés, à l’aise dans des fauteuils de cuir, certains le cigare en bouche. Je soupçonnais les deux femmes à côté, d'être des escortes de luxe. J’avais bien fait de m’habiller avec de la marque. Jetant un œil aux tables sur ma droite, deux hommes dépassant la quarantaine, négociaient, dossiers en main. Le visage de l’un d’eux, aux traits creusés, dégageait une énergie meurtrière. Dans quoi m’étais-je embarquée, sérieux ?

• L’application sur le téléphone est lancée.
• Je capte un point d’accès du laboratoire. Je lance les cracks. Tu n’auras peut-être pas besoin d’aller aux toilettes pendant une heure.

Grâce à mon téléphone reconfiguré, Obe avait tout le loisir de se connecter autant aux smartphones par wifi qu’aux serveurs dans un rayon d’un kilomètre. Marc Thaurer, directeur commercial de l’entreprise Novo Life me dépassa soudain. Je le reconnus lorsqu’il s’assit à la table près du globe terrestre vintage. La photo que j’avais vue de lui présentait la même moustache et coiffure hors de prix.

• Le fait que Thaurer soit présent en cet instant n’est qu’une coïncidence, n’est-ce pas ?
• Disons que tu n’as pas l’accréditation nécessaire pour cette information.

Je ris.

• Admets surtout que la mission est mieux payée parce que ce soir, tu livres plusieurs commandes de données en même temps.
• On ne peut rien te cacher.

Dans son costume gris de marque, le directeur héla le serveur avant de s’asseoir. Son rendez-vous le rejoignit cinq minutes plus tard. Je ne vis qu’un dos travaillé et des boucles blondes. À qui me faisait-il donc penser ?

• Je suis rentré dans les serveurs du labo. Commande un verre, P. Tu en as pour trente minutes.

Je fis signe à l’un des serveurs de m’apporter un cocktail. J’étais stressée, ne me sentant pas du tout à ma place. Mes talons me faisaient mal aux pieds et l’étiquette de ma robe, achetée en soldes, me grattait le dos. Je descendis d’une traite mon verre et me tâtais à en recommander un autre. C’était Obe qui payait, autant en profiter.

• J’ai presque téléchargé toutes les datas.
• Tant mieux. Le vigile n’arrête pas de me regarder. La seule nana solo dans cette marée de costards cravate à trois chiffres.

Le rire de Oberas me surprit avant qu’il ne se reprenne en se raclant la gorge.

• Ton rire est beau, Obe…

Il ne répondit pas mais je perçus son sourire à travers sa respiration. Puis le son d’un clavier mécanique remplaça le silence.

Plusieurs minutes passèrent où Thaurer échangea des dossiers avec son acolyte. Puis il se leva et lui serra la main avant de partir. Je reconnus enfin ce dernier lorsqu’il se retourna. C’était le dragueur du 34, celui que nous traquions également depuis quelques semaines. Il se souvint de moi quand nos regards se croisèrent. Merde. Je maudis Obe de m’avoir attribué une table en plein milieu du chemin.

• Le fait qu’Armand soit également là est le fruit du Saint-Esprit ?
• Tu avais l’air déjà effrayée par la mission, je ne voulais pas en ajouter plus.
• Il m’a reconnu. Obe, il va falloir qu’on parle de mes accréditations. Les mensonges, ça commence à bien suffire.
• Joue le jeu. Il reste encore quelques minutes de transfert.
• Je vais finir par te demander une augmentation.

Obe rit de nouveau ce qui me fit sourire comme une gamine. Le bourgeois s’approcha de moi, persuadé que ma mimique était pour lui.

• Que faites-vous ici, Mademoiselle ? Il n’y a pas de panorama.
• Comme tout le monde, je viens cacher des secrets.
• Vous êtes partie si vite la dernière fois.
• Comment s’est passé votre… célébration d’entreprise ?
• Bien. Très bien, même. Puis-je ?

Il indiqua la chaise libre qui me faisait face. Je devais me débarrasser de lui. En même temps… Je pourrais peut-être lui soutirer des informations. Alors, j’acquiesçais. Son sourire fut sincère, ses yeux brillant de malice. Il observa sans gêne, ma tenue avant de s’asseoir puis finit par avouer :

• Je n’aurais jamais pensé que vous étiez de ce genre.
• De ce genre ? Serait-ce une insulte déguisée ?

Il rit de nouveau avant de se racler la gorge.

• Vous vous méprenez. Je ne parlais pas de ce… genre-là, chuchota-t-il en me désignant les escortes du menton. Les femmes qui connaissent cet endroit sont soit payées pour leur présence, soit ce sont elles qui payent…

Je pouffais avec sincérité. Il pensait que j’attendais mon propre escort boy.

• C’est vous qui vous méprenez. Je ne paye pas pour ce genre de… services.
• Toutes mes excuses, Mademoiselle. Puis-je me faire pardonner en vous offrant à boire ? Que buvez-vous ? Remettez-nous la même chose !

Il plaça soigneusement sa veste sur le dossier du fauteuil. Tout comme la dernière fois, il portait un trois-pièces raffiné aux nombreux zéros. Accoudé, il croisa ses mains en me souriant.

• Parlez-moi de vous.
• Que voulez-vous savoir ?
• Vous m’intriguez.
• Pourquoi donc ?
• Une femme, seule, dans ce quartier, c’est déjà courageux. Mais seule ici, l’est encore plus.

Il me désigna les hommes dans les canapés sur ma droite et ajouta :

• Ces messieurs sont plus dangereux qu’ils en ont l’air.

L’un aux tempes grisonnantes et à l’embonpoint prononcé ressemblait à l’un de nos politiciens. Je contins un rictus et souriais malicieusement en coin. Avec Obe dans mes oreilles, je me sentais intouchable.

• C’est un secret mais j’attendais quelqu’un ce soir. Je ne suis pas si… seule.

L’homme regarda autour de nous avant de reporter ses yeux bleus dans les miens.

• Il semblerait qu’il vous ait posé un lapin, ce me semble.
• À mon grand détriment. Mais que voulez-vous, c’est le poids des responsabilités.
• Je vous comprends si bien. Dans notre milieu, il est difficile de maintenir une relation.

Notre milieu ? Me prenait-il pour une aristocrate de sa trempe ? Je ne pensais pas que les soins esthétiques payés la veille feraient autant de merveilles. Ou alors, je jouais si bien la comédie que je devrais peut-être changer de métier.

• Votre nom ?
• Pardon, j’oubliais, je m’appelle Charles Armand.

Il me présenta sa main afin que je la serre. Elle était douce sous cette forte poignée.

• Dis-lui que tu t’appelles Perla de Mussy. C’est ce qui est marqué sur ta fausse carte d’identité que tu n’as, bien sûr, pas retenue.
• Per… Perla de Mussy.
• Enchanté, Perla.
• De même, Charles.

Il se cala contre le dossier du fauteuil et croisa les jambes, décontracté.

• Mussy comme le domaine viticole en Bourgogne ?

J’hésitais à acquiescer. Serait-ce un test ? Mais si je maintenais le jeu, peut-être en pourrais-je savoir plus sur lui ? Et sur les gravures. Obe vint à ma rescousse :

• Dis-lui que c’est une des entreprises de ta famille.
• C’est une des entreprises de ma famille, en effet.

Il porta son verre à ses lèvres. Le même mélange coloré qu’au 34.

• C’est la première fois que je vous croise ici, venez-vous souvent ?
• Comme je vous l’ai dit, je suis ici pour cacher des choses.
• Amusant…
• Et vous ?
• Un simple rendez-vous d’affaire. Si je me souviens bien, vous m’aviez dit travailler dans l’import-export, était-ce votre couverture ?

Je levais les mains en signe d’abdication.

• J’avoue tout. C’est un métier si vaste que souvent personne ne pose de questions.
• Dans ce cas, que faites-vous ?
• Si je vous le dis, je devrais vous tuer ensuite.
• Amusant…
• Et vous ? Travaillez-vous vraiment dans une entreprise pharmaceutique ?
• Vous semblez bien renseignée.
• Quand je suis partie, l’autre soir, il y avait l’écriteau avec le nom de l’entreprise au rez-de-chaussée.
• Hum… Je vois. Je suis consultant, je travaille pour plusieurs entreprises à vrai dire.
• Et sur quoi travaillez-vous ? Des expériences secrètes ?

Son rire était quand même attrayant malgré son air hautain.

• Ah, ah ! Si je vous le disais, je devrais vous tuer également.
• P, j’ai tout récupéré, tu peux t’en aller. À moins que tu préfères passer la soirée avec notre cible ?

Le sourire en coin me reprit. Était-ce une sorte de jalousie dans la voix d’Obe ou mon esprit me jouait-il un tour ? Il était hors de question que je mélange plaisir et travail. Peut-être que si je rencontrais Obe… Oublie, Perlie.

• Il se fait tard, mon rendez-vous ne viendra plus. Je devrais rentrer.
• Puis-je vous revoir ?
• Donnez-moi votre téléphone, je vais enregistrer mon numéro.

J’ouvris mon portefeuille pour payer mais Charles m’en empêcha d’un geste. Je me levais de mon siège confortable.

• À votre guise, je vais régler la note. Ce soir, elle est pour moi.

Elle l’était déjà la dernière fois. Il me tendit son Android avant qu’un homme aux cheveux grisonnants ne le salue à l’entrée. J’y enregistrais le numéro du téléphone modifié de Oberas. Charles m’invita vers la sortie et nous récupérâmes nos affaires au vestiaire. Il s’étonna de voir mon sac de 48 heures mais ne dit rien. J’accueillis la brise du soir avec bienvenue et avec elle, les bruits des moteurs et des bribes de conversations. La chaleur de l’été commençait à devenir insupportable.

• Puis-je vous raccompagner ?
• Sans façon, j’ai déjà commandé un Uber. Je ne peux rentrer chez moi par la grande porte, si vous voyez ce que je veux dire.
• Vous êtes très intrigante, Mademoiselle.

Il toucha délicatement une de mes mèches.

• Vos yeux sont toujours autant fascinants.
• Merci.
• Puis-je attendre avec vous votre Uber, dans ce cas ?
• Je ne suis pas une femme sans défense. Si je suis venue seule ici, ce n’est pas sans intelligence. Rentrez chez vous, je sais me débrouiller.

Il posa un baiser sur ma joue, ses yeux brillaient. C’était cadeau. S’il ne me lâchait pas ensuite, je devrais jouer des mains.

• J’espère vous revoir bientôt.
• Vous avez mon numéro.

Je soupirais de soulagement lorsque son dos quitta mon champ de vision. Enfin libre ! Si je devais supporter des lourds à chaque mission, ça allait devenir franchement chiant. Et en même temps, peut-être qu’en le revoyant, je pourrais en apprendre davantage sur ses liens avec ses sociétés extrémistes et leurs découvertes sur les gravures. Je me sentais prise d’une mission suicidaire, mais c’était la seule véritable piste que j’avais.

• Je maintiens ma demande d’augmentation, Obe.
• Ne t’en fais pas, dès ce soir, le virement que tu recevras sera déjà bien conséquent.

Je m’engouffrais dans un hall plus loin pour troquer ma robe et mes talons contre un jogging, un sweat et des baskets. La bonne tenue pour être à l’aise et ne plus me faire remarquer. Surtout dans ce quartier.

• Finalement, ça s’est bien passé. Mais bon, si à l’avenir tu me demandes de jouer les infiltrées de nouveau, je ne suis pas sûre de pouvoir continuer de te suivre.
• Je suis désolé, Perlie.

Il avait de nouveau prononcé mon nom. Je m’assis sur un banc quelques rues plus loin et pris le temps de savourer de nouveau ses paroles. Pourquoi donc sa voix m’intriguait-elle autant ? Perlie, tu ne vas pas t’enticher d’un mec que tu n’as jamais rencontré quand même !

• Pourquoi ne voulais-tu pas m’appeler, Obe ?

Je l’entendis respirer plusieurs secondes en silence.

• Je… Il ne fallait pas.
• Pourquoi ?
• Il y a des choses qui dépassent tout ce que tu peux imaginer. Si je te le disais maintenant, tu ne comprendrais pas.

Comme à son habitude, une énigme en entraînait une autre. Je repris ma marche, errant dans les rues sombres de la capitale. À Paris, tous les chemins menaient à un métro.

• Essaye toujours.

Je passais les diverses ruelles pour accéder au boulevard quand je me fis projeter contre le mur. Bordel ! Qu’est-ce qui se passe ?

• C’est à toi de le découvr… Qu’est-ce qui se passe ? Perlie ?
• Mais… Qu’avons-nous là, Khed ?