Chapitre 4 3/3

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Je sursautai.

En si peu de mots, aucune voix aussi gutturale ne m’avait glacée à ce point. Tapotant ses doigts sur le mur sale de l’allée, un homme à la tête inclinée m'observait. Comment avait-il pu me bousculer de là-bas ? Pour sûr, il n’avait ni l’attitude d’un alcoolique, ni celle d’un pervers. Son costard souillé était d’une autre époque. Les éclaboussures pourpres sur sa chemise me faisaient douter sur ses activités extrascolaires. Je l’ignorais. Quelque chose tira sur la capuche de mon sweat. Je me retournai brusquement. Il n’avait pas bougé du bout de la rue. Comment avait-il pu ?

  • Pas si vite, ma poupée de sang, on a tout notre temps…

Était-ce les contrecoups de l’alcool qui me faisaient délirer ? Ne serait-il pas qu’un simple homme après tout ? J’observais les alentours pour vérifier qu’il était seul. À plusieurs, ça deviendrait compliqué de s’enfuir. La peur naissante activa mon adrénaline.

  • Dégage de là taré sinon je t’éclate !
  • Perlie, que se passe-t-il ?

Mon instinct me força à rester concentrée sur l’être immonde qui me faisait face.

  • Oh oui… Éclate-moi ! Qu’en penses-tu Khed ? Ce serait encore plus… Excitant !

Ses lèvres lacérées sourirent sur une dentition sauvage aux canines acérées. À mesure qu'il approchait, ses râles désincarnés s'intensifièrent. Mais ce fut son rire machiavélique qui me cria que cet homme n'en était pas un.

  • Qu’est-ce que vous êtes, bordel ?
  • Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous êtes ! Qu’est-ce que… Vous êtes !

L’être s’élança vers moi avec une vitesse surnaturelle et me gifla le visage.

  • Khed n’aime pas les impolies !

La force du coup me fit reculer et me sortit de ma torpeur. L’adrénaline me rendit colérique. Quelques prises d’autodéfense me revinrent en mémoire.

  • Espèce de monstre !

Mon sac se jeta en premier sur lui, puis mes poings suivirent. Je visais le ventre, puis les jambes mais l’être me para avec une rapidité irréelle. Semblant s’amuser, il lâcha un rire tonitruant qui irrita mes oreilles. De sombres veines gigotaient sur sa peau livide et graisseuse de mèches ravagées.

Par miracle, je réussis à lui envoyer un coup de genou dans les côtes. Sa main aussi froide que l’hiver m’agrippa la gorge. Sa langue, hachée, suintant d'une obscure salive, lécha bruyamment ma sueur. Mais ce furent ses yeux caverneux aux prunelles vicieuses de sang qui me tétanisèrent.

  • Oh… Oui ! Khed aime quand la nourriture se débat ! Et quelle exquise odeur… Mais je n’ai pas le droit… Non, non, non.

Je tapais des pieds, il serrait ma gorge un peu trop fort, m’étouffant presque. Effroyable, son grognement me glaça.

  • Qu’est-ce que je viens de dire ?

Il me fit ployer au sol. Le sang coula sur mes joues avant que je ne sente la douleur d'une nouvelle griffure. Il s’agenouilla, le bruit de sa mâchoire se disloquant me dégoûta amèrement. Je bouillonnais de rage et le fait de ne pouvoir me défendre me rendait dingue. Son haleine fétide me susurra :

  • Qu’est-ce…que…je…viens…de…dire ?
  • Que… Khed n’a pas le droit de… me manger.

Il sembla réfléchir un instant, desserra sa prise et hocha la tête. Puis il lécha ses ongles couverts de mon sang et l’écarlate de ses iris s’intensifia.

  • Quelle saveur ! Je pourrais te manger ? Tu veux que Khed te mange ? Tu veux ? Tu veux !

Comment répondre à une question pareille ?

  • Je veux… que… Khed… crève…

Il m’ignora, flairant ses doigts, les suçant sans fin en déglutissant des relents de salive noirâtre. Ses bruits de mastication répétée m’écœuraient. Mon esprit en colère essayait de me libérer mais mes jambes étaient de pierre.

  • J’en veux encore ! aboya-t-il avant de se reprendre : le maître ne sera pas content. Khed n’a pas le droit de se nourrir avant demain. Mais… On pourrait… juste…. goûter un peu plus ?

Ses ongles arrachés me griffèrent de nouveau les bras. Il humait mon sang comme un vorace, l’étalant partout sur ses joues émaciées. Entre chaque lampée, son rire s’éclatait dans mes oreilles. Mais cela ne lui suffit plus et son regard inhumain se tourna à nouveau vers moi.

  • Le maître me punira. Oh, oui… Khed aime être puni. Non… Non… Il ne faut pas… Chut… Ne dis rien…
  • Va au diable… Sac à merde. Je te jure que je vais te but…

Le fou m’intima de me taire en m'empoignant la bouche. Brutal. Puis lécha mes plaies de sa langue râpeuse et brûlante avant de lâcher ma gorge et rebrousser chemin en se frappant le visage. Je m’étalais net, mais fis abstraction de la douleur. Enfin libre, je devais m’enfuir. Il était trop fort.

  • Obe ! Appelle la police ! Obe ! Obe ?

Je n’avais plus mon oreillette. Elle avait dû tomber pendant un de ses coups. Je la repérai au loin, ne me demandez pas comment. Le psychopathe était devant.

  • Non… Non… Khed a déjà été puni hier… Le maître sera plus sévère… Oh ça oui ! Tu en penses quoi, Khed ?

Profitant de son dilemme, je lui assénai quelques coups avec le peu de force qu’il me restait puis courus vers l’oreillette. Mais il m’agrippa et me tira par-derrière tandis que je hurlais à Obe d’appeler la police. D'un perfide regard alimentant son sourire perverti, il me murmura :

  • Khed a fait son choix…

Il se jeta sur moi. Ses dents mordirent dans ma chair qu’il arracha sans vergogne. Je hurlais à m'en exploser le crâne, le repoussant en vain pour atténuer les douleurs qu’il provoquait. La peur aux entrailles, mon urine se déversa sur les pavés. Il jubila d'autant plus. Soutenues par son rire insupportable, ses mains sales pataugèrent dans la flaque, créant des clapotis pestilentiels. De ses doigts humides, il m’agrippa à nouveau et j’attendis la lumière blanche au bout du tunnel.

Quelque chose me l’interdit. Mon instinct de survie se raviva.

Je n’allais pas crever avant de lui avoir défoncé la tête. J’en avais chié toute ma vie, je ne pouvais pas m’en aller maintenant sans avoir atteint mes objectifs. Dans un dernier élan suicidaire, je lui mordis le bras. L’effet de surprise me permit de l’éjecter sur le côté avant de me sentir nauséeuse. Son sang était noir, froid et le goût métallique immonde.

L’air devint soudain lourd, palpable et je suais soudainement à grosses gouttes, incapable de me relever. Une nouvelle sensation s’invita dans mon ventre. Observant mes bras griffés, je la sentis glisser le long de mes membres de plus en plus vite. Tel un liquide brûlant, elle grandissait à travers tous mes pores amplifiant goulûment ma colère. Elle me revigorait.

  • Qu’est-ce que… Hum… Quelle est cette odeur ? Est-ce un Jing, non… Non. Un Azrial peut-être ? Serais-tu comme… Khed ?

Le psychopathe renifla bruyamment en se relevant mais resta à distance. Que m’arrivait-il soudain au point de le rendre si méfiant ?

Alors que cette chose prenait possession de mes veines, toutes mes peines s’éjectèrent brutalement de mes extrémités. Des visions hachurées s’immiscèrent dans mon esprit dans une douleur écrasante. Je visitais des mondes emplis d’êtres surnaturels et un homme aux iris immaculés me narrait les exploits d’anciens guerriers. Ces bribes d’images se mélangeaient à la ruelle qui se transformait. Des formes opaques bleutées ou blanches apparaissaient avant de disparaître. De la fumée noirâtre semblait s’échapper de mon bourreau. Je n’arrivais plus à discerner la réalité. Seules mes émotions dominaient. En cet instant, ma rage n’avait jamais été aussi déraisonnable. Je ne voulais plus seulement faire mal. Désormais, je voulais… tuer. Tuer pour que la douleur écrasante au centre de mon front cesse.

Mon corps se jeta sur l’individu et mes mains s’abattirent sur son visage dans une force que je ne me connaissais pas. Aveuglée par mes sentiments, je ne maîtrisais plus mon impulsivité. Le monstre rigola de nouveau avant de parer tous mes coups. Malgré cette nouvelle énergie vivifiante, je n’étais toujours pas au niveau. Il me poussa violemment contre le mur, la tête la première.

Je fus abasourdie un instant tandis qu’il se rua sur ma gorge en m’étouffant de son autre main. De nouveau, j’abdiquais. Cette fois-ci, c’était la fin. Pourrais-je enfin avoir les réponses à mes questions ?

Alors que mon bourreau me déchiquetait davantage la carotide, une sorte d’arme dorée lui traversa le cœur, éructant une flopée tout aussi sombre que cet être abject. Il me cracha du sang noirâtre à la figure, ses pupilles écarlates figées sur une expression d’étonnement. Puis l’espèce de sceptre brillant ressortit et mon bourreau tomba en arrière. Sans vie.

Mes pieds me lâchèrent, je glissais sur le sol, ma main maintenant le peu de vitalité qui s’échappait de ma gorge. Abrupte, la fatigue me traversa et je me surpris à vouloir me reposer, ici, sur les pavés bafoués. Juste quelques minutes, yeux fermés. Une fois endormie, pourrais-je me réveiller enfin ?

Mais une voix emplit de sagesse et d’amour me força à lever les yeux :

  • Tempus erat, homo.

Des boucles dorées entourant des yeux à la brillance d’une gemme, un homme à la peau de bronze prenait forme devant moi. Le lampadaire de fortune se reflétait sur son plastron mordoré. Non, ce n’était pas un homme. Aucun n’était pourvu d’ailes dont les plumes translucides bougeaient au rythme d’une brise bienvenue. Une puissante énergie se dégageait de cet être. Il tenait dans sa main droite un sceptre en cristaux transparents dégoulinant du sang obscur de sa victime. Je me statufiai.

Il ne pouvait être humain. Son rire était trop harmonieux pour l’être.

  • Ego te quoniam aeternum exspecto…

Plus cet être s’exprimait, plus je sentais ma vitalité se renforcer. Il m’observa et s’exclama :

  • Quel destal !

Ses ailes opaques se rétractèrent si rapidement que je sursautais. De nouveau, il riait. Dans quelle langue parlait-il ? Une intense lumière blanche l’entourait.

  • Qu’est-ce que vous êtes ? Suis-je… morte ?

J’éructais quelques filaments de sang en toussant. Il s’avança de sa démarche légère vers moi. Ses yeux rieurs et son sourire espiègle m’analysèrent quelques instants puis se penchèrent au-dessus des miens. En cette chaleur, sa peau ne brillait pas. Il n’avait pas d’odeur. Ses paupières se fermèrent un bref instant puis il m’annonça :

  • J’ai enfin trouvé ta lingua. Je suis un messager de Dieu.

Il se releva et prit la pose, la main sur la hanche, le sourire enjôleur :

  • Je suis un Enfant du Divin, l’archange Gabriel. Je te salue, Perlie Juncker, pleine de… heu grâce.
  • C’est une blague, j’espère ?

Il pencha sa main au-dessus de ma tête, ferma les yeux et dans un sourire bienveillant, murmura :

  • Beatus es, mon enfant, le Très Haut est avec toi et l'a toujours été. Amen.

La scène était trop irréelle que je me surpris à rire malgré ma gorge agressée.

  • Vous vous trouvez drôle ?

Ses yeux s’étonnèrent. Il fit la moue.

  • Devrais-je l’être pour que tu crois en mes paroles ?

Il palabrait avec entrain, répétant ses mots sans fin. L’austère ruelle logeait son théâtre, l’illuminant de son plastron gravé ceinturant sa tunique blanche. Ses épaulettes de métal soutenaient la virilité dessinée par sa gestuelle prononcée. Ses différentes pauses artistiques ravivaient parfois le cuir de ses sandales tressées jusqu’aux genoux.

  • Comment trouves-tu mon habit ? Il avait du succès auprès des humains lors de ma dernière descente.

Je ne répondis pas. Cet être ne pouvait ni être la mort, ni un ange ou alors quelqu’un s’était bien foutu de moi. Petit à petit, je me sentis moins paralysée comme si sa seule présence me maintenait à la limite de la mort. Je me frappai les joues, me pinçai les bras. La douleur était bien réelle, pourtant. Ne rêvais-je pas ? Nom de Dieu…

  • Non, je suis l’archange Gabriel.

Il portait une admiration innocente sur tout ce que son regard touchait, comme si c’était la première fois.

  • Je suis un enfant du Divin, le quatrième de la lignée des archan…
  • Ouais, j’ai compris.

Ma nervosité me rendit méfiante. Cela n’avait aucun sens. Un véritable ange ne ressemblerait pas à un perfectible comédien de drames antiques. Je tentais un regard vers le sanglant tableau du corps tuméfié et déchiqueté près de moi. Les émanations de pisse et de sang m’obligèrent à contenir plusieurs haut-le-cœur. L’être irréel n’y fit pas attention, continuant de caresser le mur de droite, le poteau de gauche, dans un sourire encore plus béat qu’au départ. Était-il fou ?

  • Il ne se relèvera pas, tu n’as plus rien à craindre. Et si s’émerveiller d’Amour devant chaque création est être fou, alors je le suis.
  • Qu’est-ce que c’était…
  • Un être du bas astral qui s’est incarné dans ta dimension, mais ne compliquons pas les choses.

Je me sentis de plus en plus fatiguée. La lumière blanche n’était pas loin.

  • Ton corps croit que tu meurs mais ton esprit est en train de s’éveiller.
  • C’est quoi ces con…

Un flou s’abattit sur ma vision et mes yeux se fermèrent. Je me sentis soudain partir. Seule la voix mélodieuse de cet être m’accompagna dans l’obscurité :

  • Ta véritable destinée commence maintenant, petite humaine.

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