Le fils du luthier
Nul ne saura jamais pourquoi l’épervier fondit sur le cheval et referma ses serres sur son collier. Seule certitude, il s’agissait d’un oiseau affaité, tous avaient vu les jets liés à sa jambe. Certains émirent l’hypothèse que le rapace avait confondu cette pièce du harnachement avec l’épaule d’une selle de fauconnier, mais elle est peu vraisemblable.
Nul ne saura jamais qui était le propriétaire de l’oiseau de proie, personne n’était assez proche pour lire la vervelle ou identifier les armoiries sur les sonnettes.
Nul ne saura jamais ce qui effraya le trait, le battement des ailes, le choc provoqué par la saisie du collier par le rapace, son odeur ou le dridrillement des sonnettes. Tous le virent se cabrer comme un cheval de selle. Le haquetier ne put empêcher l’élévation des timons de son haquet. Le foudre – de quatre pieds de diamètre au bouge – tangua dans son berceau puis s’en extirpa, l’absence de ridelles favorisa sa chute sur la chaussée. La futaille de trois mille livres se précipita sur Antoni Léonas, qu’il écrasa contre le mur d’enceinte du palais ou une douelle rompit libérant une foudre de vin sur l’avenue de la Duchesse Laé.
Si vous êtes l’heureux propriétaire de l’un des cinquante-deux instruments signés Léonas, si vous rêvez en posséder un, ou que vous êtes un amateur éclairé ; vous connaissiez, sans doute, l’histoire de la fin tragique du plus grand luthier que le monde ait porté. Mais saviez-vous que ce drame fit un orphelin ?
La mère de Yori Léonas mourut en lui donnant le jour. Son père étouffa son chagrin dans l’attention qu’il prodigua à son fils et dans son art – nul ne saurait qualifier sa façon de travail. Yori était un enfant intelligent. L’amour de son père comblait l’absence d’une mère qu’il révérait néanmoins, à l’image de la mélancolie qui s’emparait d’Antoni lorsqu’il parlait de la défunte, ce qui se produisait tous les jours. À l’époque où le terrible accident eut lieu, le pauvret était âgé de huit ans. Fils unique, il n’avait plus aucune famille ; ni grands-parents, ni oncle, ni tante. La duchesse le prit sous sa protection.
Il se trouva des mauvaises langues pour prétendre que cette bienveillance était un aveu de culpabilité, que l’émouchet appartenait à l’un de ses enfants. Pures affabulations, seul le grand-fauconnier avait la clef de la volière, tous ses oiseaux de vol étaient suffisamment assurés pour répondre à l’appel et il n’en aurait laissé aucun voler hors des limites du parc.
Oui la duchesse se sentit responsable de la mort du sieur Léonas. Car ce funeste jour, elle l’avait mandé au palais. Elle avait fait sa connaissance deux ans plus tôt. Grâce à un chantre, dont la sonorité exceptionnelle du luth l’avait émue, elle souhaita rencontrer le facteur de son instrument. Elle découvrit un luthier extraordinaire.
Antoni Léonas avait coutume de dire : je ne vous vends pas un objet, je vous lie à un instrument, vous devez être assortis, ses cordes doivent vibrer à l’unisson de vos sentiments.
Lorsqu’une personne aspirait à acquérir un luth ou un violon, il ne la laissait pas choisir l’instrument qu’elle achetait. Il la faisait jouer sur tous ceux qui étaient disponibles jusqu’à trouver celui qui lui était destiné. S’il estimait qu’aucun ne l’était, il proposait d’en façonner un, mais refusait de vendre l’un de ceux qu’il pensait ne pas convenir. Ce processus de fabrication commençait par des conversations, il y en avait autant qu’il le jugeait nécessaire pour concevoir l’instrument adapté. Il ne réalisait que sur commande les violoncelles, altos et harpes.
De ces conversations naquit la profonde admiration que la duchesse avait pour cet homme étrange chez qui la mélancolie, quoique toujours présente, n’était qu’une ombre soulignant la quiétude. D’une grande culture cet être doux et attentif parlait de tout, des arts, des enfants, d’histoire, des autochtones, de philosophie, de cuisine, il parlait de tout et surtout il écoutait. Il écoutait les mots, le ton, le phrasé, la mélodie des mots, le sens et le rythme du discours. Il observait l’enthousiasme, la passion ou le détachement qu’inspirait chaque thème, de même que la gestuelle qui l’accompagnait. C’est ainsi qu’il commençait à concevoir un instrument, lorsqu’il estimait connaître suffisamment bien l’acquéreur, il entamait la façon.
Bien qu’elle ne sût si ce fut pour les instruments ou pour les conversations, elle lui commanda successivement un luth, un violon et une harpe. Ce fut cette dernière – livrée quatre jours auparavant – qui lui offrit un prétexte pour l’invitation fatale.
Elle fit quérir l’enfant, sécha ses larmes – on l’avait avisé du décès de son père –, tenta de le consoler et en fit son pupille. Il aurait été malséant qu’elle gardât auprès d’elle un enfant qui n’était pas le sien et qu’au surplus elle voyait pour la première fois. Elle le fit admettre à l’école des cadets des régiments ducaux, prenant à sa charge les frais d’inscription, la pension, les fournitures et son habillement.
Fort de l’enseignement de son père, Yori ne se referma pas sur lui-même, il enfouit son chagrin tout au fond de son cœur, aspirant à être en tout comme son père. Comme lui, il chérirait ceux que le sort lui avait enlevés ; comme lui, il serait le meilleur dans sa partie.
À son décès quatorze instruments – six luths et huit violons – n’avaient pas trouvé de partenaires, un Alto était en cours de fabrication. La duchesse en indemnisa le destinataire de ses deniers.
La duchesse se chargea personnellement de l’attribution des Léonaüs – puisqu’aujourd’hui on les nomme ainsi. Elle respecta la mémoire de celui qu’elle considérait comme son ami ne cédant un instrument que si elle entendait la voix du luthier lui murmurer : ces deux-là sont faits l’un pour l’autre. Comme malheureusement il n’était plus possible d’en réaliser, certains de ceux qui essuyèrent un refus ne lui pardonnèrent jamais.
Elle fit ouvrir un compte au nom de Yori Léonas à la banque Mirdos, et y fit déposer les sommes – sans déduction aucune – encaissées en paiement.
En grandissant, le garçon resta fidèle à ses résolutions, il était le meilleur cadet que l’école n’avait jamais eu. Il possédait un don pour le dressage des chevaux et leur attribution à un cavalier, que l’on eut pu comparer à celui de son père. Il termina sa scolarité chez les cadets, major de promotion. Place qu’il obtint également en fin d’études à l’école des officiers de cavalerie, où il se vit affecté en qualité d’écuyer avec le grade de lieutenant. À cette occasion, il rencontra pour la seconde fois la duchesse qui lui exposa les dispositions qu’elle avait prises au sujet de son héritage.
Elle avait vendu cinq luths et cinq violons, en réalité elle en avait vendu quatre et donné un à une jeune femme – un véritable prodige – sans le moindre sou, mais elle versa sur le compte de Yori une somme – provenant de sa fortune personnelle – égale au prix le plus élevé obtenu, pour l’un des violons. Yori fut surpris de posséder une telle fortune, son père avait toujours vécu modestement, ne demandant pour prix de son travail que le nécessaire pour vivre correctement avec son enfant. Il proposa de rembourser tous les frais avancés pour son entretien et son éducation. La duchesse lui sut gré de son offre, lui dit combien elle était fière de l’homme qu’il était devenu que c’était un paiement amplement suffisant. Après l’avoir remercié, il demanda à la duchesse d’avoir la bonté de continuer à s’occuper de la cession des instruments restants, ce qu’elle accepta avec plaisir.
Elle aimait ces moments passés avec le fantôme du faiseur. Sa seule contrariété fut la vente qu’elle avait réalisée, moins de deux lunes auparavant, à Loulaé De Bel Antre. Elles auraient pu être amies, même plus, lui glissa un jour la baronne. L’idée en elle-même était séduisante : tromper son époux avec la favorite de celui-ci… Elle en rêva un instant, mais il était inutile de se faire des ennemis pour ce plaisir. Elles étaient rivales, non point dans le cœur de Loui, ni même dans son lit – contrairement à la duchesse, Loualé partageait ce dernier ainsi que nombre de ses maîtresses – mais dans l’influence qu’elles exerçaient sur la gouvernance duché.
La baronne manifesta le souhait d’acquérir un violon du maître, la duchesse lui exposa, comment elle procédait pour vendre ou non un instrument. Loualé examina les quatre violons restants, désira essayer l’un d’entre eux. Elle commença à jouer, l’accord était parfait, elle était vive, énergique, elle maniait l’archet avec la même virtuosité que son épée, le violon n’existait plus, il était une extension d’elle-même. La musique se fit tendre et caressante, sensuelle ; séduite, la duchesse fondait. Lorsque les cordes se mirent à pleurer, une vague monta en elle : non ! jamais elle ne lui céderait ce violon. La voix douce du luthier murmura : « écoutes, oublie qui elle est, écoutes encore, comment pourrais-tu les séparer ? tu sais qu’ils sont faits l’un pour l’autre, tu l’as su dès les premières notes. Écoutes ! »
Yori se lia d’amitié avec un élève de l’école, Jaeli Mirdos, qui n’assistait pas à ses cours de dressage. Lorsque ce dernier fut muté à Rimaton, sa soif d’aventure l’incita à demander la même affectation. Bien qu’il n’y fît jamais allusion, la hiérarchie n’ignorait pas qui était sa protectrice, c’est avec son assentiment qu’il obtint satisfaction.
***
Notes :
Source pour la fauconnerie :
MŒURS ET USAGES DE LA VIE PRIVÉE.
CHASSE.
II. FAUCONNERIE.
… Les jambes du faucon étaient garnies de jets (courroies), avec lesquels on l’attachait sur le perchoir ; il portait deux sonnettes (grelots), pour qu’on pût l’entendre lorsqu’on ne le voyait pas. La ville de Milan était renommée par toute l’Europe, pour la fabrication de ces grelots. Les deux sonnettes d’un oiseau ne devaient pas être à l’unisson, mais différer entre elles d’un demi-ton pour qu’elles eussent une harmonie dridrillante. Au bout du jet était un petit anneau de cuivre appelé vervelle, sur lequel on gravait le nom du propriétaire de l’oiseau. Dans la Fauconnerie royale, sur toutes les vervelles on lisait d’un côté : Je suis au roy ; sur l’autre face, était écrit le nom du grand-fauconnier. Les sonnettes portaient des armoiries. [sic].
Direction littéraire de M. Paul Lacroix ; direction artistique de M. Ferdinand. Le Moyen Age et la Renaissance. Tome 1 histoire et description des mœurs et usages, du commerce et de l’industrie, des sciences, des arts, des littératures et des beaux-arts en Europe. Paris 1848.
Autres notes :
Le foudre ➢ Tonneau de grande dimension pouvant contenir de 5 à 300 hectolitres, stockés horizontalement.
Bouge ➢ diamètre le plus important de la barrique, du tonneau, du foudre, de la futaille.
Foudre ➢ Unité de mesure de capacité (Française de l’ancien régime) 1 072 litres. (féminin d’après https://www.histoire-genealogie.com/Les-poids-et-mesures-sous-l-Ancien-Regime – masculin d’après http://www.genealexis.fr/cartes-postales/mesures-anciennes.php#liquides – j’ai choisi le féminin pour différencier le volume {la foudre} du contenant {le foudre}).
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