Chapitre 3-2 : Discussions
–Cela te ferait pourtant du bien, tu sais… De voir du monde.
Il s’arrêta, une main sur la poignée.
–Brune...
–Je sais que tu n'aimes que nous en parlions, mais je vieillis, Ric, et à l'idée que tu sois encore seul le jour où je rejoindrais ta mère...
–Brune, arrête, la coupa-t-il en lui refaisant face. Tu ne vas pas mourir, pas dans un avenir proche.
–Zirka peut nous appeler à elle à tout instant, répliqua-t-elle et il eut l'impression de se faire poignarder. Et peu importe où mon âme ira, je ne pourrais trouver la paix si personne n'est à tes côtés pour veiller sur toi.
–Je n'ai pas besoin que l'on veille sur moi. Je ne suis plus un enfant.
–Qu'importe notre âge, nous avons toujours besoin d'être entourés, Ric.
–Non. Pas ceux de mon en...
–Tais-toi, cingla-t-elle, les yeux soudains brûlant de colère, je t'interdis de te déprécier. Tu sais très bien ce que je pense des sans-âmes.
–Tu devrais pourtant accorder plus de crédit à ce dogme, murmura Ric, son regard se perdant sur le côté.
Lui-même avait essayé de se convaincre qu'il n'avait pas lieu d'être, qu'il s'agissait seulement d'une excuse pour persécuter les gens comme lui. Mais plus le temps avait passé, plus les preuves s'étaient accumulées et il avait dû se rendre à l'évidence : ceux dont la naissance n'était pas approuvée par les dieux étaient corrompus. Leur simple existence suffisait à apporter infortunes et avilissement à leur entourage.
Brune se crispa, cette résignation la blessant tout en nourrissant son ire. Portée par ce sentiment, elle s'empressa de rouvrir la bouche pour la refermer aussitôt : alors qu'elle s'emportait, l'expression de Ric se faisait encore plus vide. Tout ressentiment déserta aussitôt ses traits.
–Combien de fois devrais-je encore te le dire, mon chéri ? (À l'image de sa voix, elle le rejoignit à pas mesurés, comme s'il risquait de fuir au moindre geste trop brusque ou mot trop élevé.) J'ignore ce qu'il s'est passé durant tes voyages mais une erreur ne définit pas qui l'on est. Encore moins toute une engeance, précisa-t-elle sans pouvoir dissimuler l'amertume que lui inspirait ce mot. Et je ne suis pas la seule à penser ainsi. Si nous nous en tenons au royaume, deux des quatorze ordres sont contre le principe des sans-âmes. Et c'est sans compter celui de Zirka, qui est dans le doute depuis l'arrivée de sa nouvelle grande-prêtresse. Si elle finit par se ranger avec les ordres de Dabba et de Sihir...
–Cela ne changera rien.
–Son opinion aura bien plus de poids qu'eux, rétorqua Brune. Contrairement à Dabba et Sihir, Zirka a accès à nos âmes. Elle interagit avec elles, les appelle à elle, les recueille dans son roy…
–Mais elle n'en est pas à l'origine.
Cette vérité tomba de la bouche de Ric, implacable, irréfragable. Aussi sûrement que s'ils avaient été visibles, il vit tous les arguments de Brunehilde mourir sur ses lèvres. Elle avait beau essayé de le convaincre – et peut-être se convaincre elle-même ? –, rien ne pouvait changer cet état de fait. La divinité à l'origine des âmes, de la vie, n'était autre que Lumen, le Dieu des dieux. Son ordre était de fait le seul à pouvoir véritablement déterminer la nature des sans-âmes. Alors, tant qu'il la considérerait comme sacrilège, le pays continuerait à les rejeter et les persécuter.
En réalité, la haine envers son engeance était tellement enracinée dans le royaume que Ric doutait même qu'un revirement de l'ordre de Lumen pût changer quoi que ce soit. Après tous, les éclipsiens n'étaient guère mieux lotis, alors que le clergé et la loi les déclaraient égaux aux humains et qu’aucune preuve n’appuyait les craintes de la population, contrairement aux sans-âmes.
–Zirka reste tout de même la dernière protectrice de nos âmes, se reprit Brunehilde. Alors j'espère..., non, je crois sincèrement que son changement de position aurait un impact significatif. Dans tous les cas, à l'image du clergé, tout le pays ne maudit pas votre existence, Thébaldéric. Si tu t'ouvrais un peu aux autres, tu t'en rendrais compte.
–Peut-être.
Mais trop de personnes ont déjà souffert pour que je reprenne ce risque.
À cette pensée, le visage sombre remonta à la surface, plus lentement, plus insidieusement. Comme s'il laissait à Ric tout le temps de s'en détourner s'il le désirait, alors que cela lui était impossible.
Il saisit la poignée de la porte.
–Je compte aller dans la forêt de Schpest dans les jours à venir. J'essayerai de passer avant mon départ si j'ai le temps, mais si tu ne me vois pas pendant deux semaines, ne t'inquiète pas, d'accord ? Je vous rapporterai des jackalopes.
Brune cilla plusieurs fois, prise de court par ce brusque changement de conversation.
–Attends, nous n'en avons pas...
Ric reposa les yeux sur elle et ce fut suffisant pour qu'elle comprît. Il approchait de sa limite, l'avait peut-être même atteint.
La peine revint obscurcir l'étendue verdoyante de ses prunelles, mais elle cessa d’insister et un sourire mélancolique fendit ses lèvres.
–Cela nous ferait plaisir, mon chéri, merci.
Ric ne lui retourna peut-être pas son sourire, mais la femme qui envahissait son esprit en regagna la lisière et la tension latente qui l'habitait le quitta. Assez pour qu'une étincelle ravivât son regard et que sa simple impassibilité reprît le pas sur son air vide. La conversation qu'il fuyait depuis des mois était passé. Elle avait amené d'autres sujets qu'il fuyait tout autant et ravivé des souvenirs qu'il aurait aimé oublier, mais dans l'ensemble, elle s'était mieux déroulé qu'il ne l'avait craint. Bien mieux.
Si d'aucun aurait pris ombrage de sa quasi-absence de réaction, ce n'était pas le cas de Brune, dont le sourire s’illumina. Ric réprimait ses émotions avec tant de force que même avec elle, il ne parvenait à laisser tombé son masque impavide. Alors, aux yeux de la prêtresse, ces discrètes amélioration d'humeur équivalaient à des sourires n'ayant pour égaux qu'un rayon de soleil au cœur d'un ciel pluvieux.
Ric lui réchauffa encore plus le cœur en lui proposant de l'accompagner à la salle commune pour récupérer Asprus, au lieu de l'abandonner dans son bureau comme en avait été sa première intention. Ils retrouvèrent donc son fidèle compagnon ensemble, enseveli sous une montagne d'enfants. Ric resta sur le seuil tandis que Brune s'engageait dans la pièce.
–Il peut pas v’nir à la fête avec nous ? demanda la fillette accrochée au cou d'Asprus.
–Non, il ne vaut mieux pas, lui répondit Brunehilde en s'accroupissant pour être à sa hauteur. Vous, vous savez qu'il ne ferait pas de mal à une mouche, mais les inconnus ont tendance à le prendre pour un vrai loup et à paniquer. Cela peut être très dangereux au sein d'une foule importante.
Et cet adjectif est loin d'être suffisant pour décrire celle attendue aujourd'hui, songea Ric en faisant signe à Asprus de venir.
Ce dernier n'avait visiblement aucune envie de rentrer car il lui adressa un air de chien battu. Ric haussa intérieurement un sourcil. S'il essayait de l'attendrir, c'était raté. Avec son physique de loup, cet air le rendait plus ridicule qu'autre chose.
Quand Aspr comprit que cela ne servait à rien, il exprima son mécontentement par un grognement en tout point semblable à un marmonnement, puis rejoignit Ric d'un pas traînant. Une poignée d'orphelins les suivirent jusqu'à la porte.
–Au fait, pourquoi on va faire la fête aujourd’hui ? s'enquit un garçonnet.
–T'as pas entendu sœur Iseult ? répondit une petite. Elle a dit que c'était pour l'im… improsa... Non. Impromisation ? Oui, c'est ça ! L'impromisation du nouveau roi !
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